jeudi 23 décembre 2021

Black Mirror, S4E6 : Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ?

 

Notre série d’articles touche à sa fin ! J’espère qu’elle vous aura plu… mais avant de vous prononcer, nous avons encore un sujet de dissertation à traiter, un épisode à analyser, et pas des moindres : Black Museum, épisode qui clôt la saison 4. L’épisode est particulier, puisque le gérant de ce « musée noir » raconte trois petites histoires en lien avec les objets du musée : il y a donc trois scénarios en un, mais chacun d’eux traite le thème de la conscience.

 

Le sujet « Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ? » ne tomberait pas tel quel au bac, car il y a une métaphore et que pour la comprendre, il faut savoir d’où elle vient. C’est Descartes qui, dans les Méditations Métaphysiques, en réfléchissant au lien entre l’âme et le corps, conclut que je ne suis pas dans mon corps « comme un pilote dans son navire. » Si la comparaison a un sens, c’est parce que Descartes remarque que l’âme (ou l’esprit, ou la conscience, appelez-la comme vous voulez) contrôle les mouvements du corps (si ma conscience veut lever le bras, le corps lève effectivement un bras), de la même façon que le pilote choisit les mouvements et la destination du navire. Le navire seul n’ira nulle part et un corps sans âme (un corps mort, donc) n’ira nulle part non plus. Mais pour Descartes, le lien entre l’âme et le corps ne se réduit justement pas à celui d’un pilote et de son navire : il y a un lien beaucoup plus fort entre les deux, une union complète. Si le navire a un problème, par exemple s’il y a une fissure quelque part, le pilote ne s’en rendra pas nécessairement compte. Il faudra qu’il se promène dans son navire et l’observe de l’extérieur pour identifier le problème. En revanche, quand le corps a un problème, la conscience le sait immédiatement (la plupart du temps) : une coupure, une maladie, un os cassé va aussitôt conduire l’âme à ressentir la douleur.

 

Cela a pour conséquence le fait que, si n’importe qui peut venir remplacer le pilote et voir les défauts du navire, je suis le seul à pouvoir dire ce que je ressens vraiment. La douleur intérieure de mon corps ne peut pas être observée : on peut comprendre la douleur d’autrui par analogie, mais elle sera toujours unique. Or, ce caractère unique du vécu de l’union de l’âme et du corps fera l’objet de la première histoire racontée dans Black Museum. Cependant, les trois histoires répondent à cette question sous différents angles : la première pose la question du partage de la conscience d’autrui, quand celui-ci est incapable de décrire par les mots (communs) ce qu’il ressent personnellement et de façon unique (la douleur) ; la deuxième se demande ce que serait l’expérience d’une conscience qui serait, en quelque sorte, l’inverse d’un pilote dans son navire (le pilote dirige mais ne ressent rien ; le personnage de la deuxième histoire ressentira tout ce qui vient du corps mais n’en a pas le contrôle) ; enfin, la troisième revient sur cette question dans la douleur, en se demandant si une âme privée du corps pourrait ressentir une douleur physique.

 

L’épisode commence sur une autoroute déserte. Une jeune femme s’arrête sur une aire qui semble fermée, sur laquelle se trouve un « Black Museum. » Elle dit au propriétaire qu’elle était en route pour faire une surprise à son père, car c’est le jour de son anniversaire. Elle prend tout de même le temps de s’arrêter au musée, dont chaque objet est le témoin d’une histoire triste ou horrible. L’attraction principale se trouve derrière le rideau, tout au fond. Mais avant d’y arriver, ils s’arrêtent sur les autres objets.

 

Le premier est ce que le propriétaire appelle un « cerveau artificiel. » L’histoire se passe dans un hôpital où les plus pauvres, essentiellement des étrangers, se font soigner gratuitement en échange de tests expérimentaux. Comme beaucoup parlent une langue différente, le médecin qui y travaille a parfois beaucoup de mal à comprendre ce qui les fait souffrir et ainsi leur proposer un traitement ou une opération adapté. Grâce à cette fabrication, le cerveau artificiel, il devient possible de transférer sa conscience dans le corps du patient : le médecin le met et aussitôt, il se retrouve conscient de ce que l’autre corps vit. Il peut faire lui-même l’expérience de cette douleur, reconnaître le trouble et le traiter. Bien sûr, quand le médecin se rend compte qu’il peut, en quelque sorte, dédoubler sa conscience pour être à la fois dans son corps et dans celui d’un autre, il s’en sert aussitôt pendant un rapport sexuel avec sa femme. Ainsi commence les dérives de cette invention technique (mais pour ce qui est de notre rapport à la technique, je vous renvoie à notre article précédant sur Arkange).

 

Les vrais problèmes commencent quand un sénateur arrive, inconscient. Le médecin met son cerveau artificiel, et se trouve face à une douleur inconnue, très violente, mais qu’il n’arrive pas à identifier. Il attend, essaie de comprendre, attend trop longtemps et le sénateur meurt tandis que le médecin partage toujours sa conscience. L’improbable se produit alors : le médecin fait l’expérience subjective de la mort. Il voit ce qu’il y a après la mort, reste inconscient pendant cinq minutes puis se réveille (même s’il partage la conscience du corps d’autrui, il a toujours la sienne : son corps n’étant pas mort, sa propre conscience est toujours là). Mais cette expérience l’a changé : désormais, le médecin prend du plaisir à ressentir la douleur. Il prend son temps pour diagnostiquer les malades, ce qui les met parfois en danger. Il veut se connecter aux corps blessés et amputés alors qu’ils n’ont pas besoin de lui pour le diagnostic, quitte à laisser les patients souffrir plus longtemps. Il est donc renvoyé. Mais bien sûr, son addiction à la douleur (mais aussi à la peur de la mort, qui était également présente dans la conscience des patients de l’hôpital) le conduit à torturer des gens dans la rue, jusqu’à son arrestation. Il finira dans le coma, où il est toujours, le visage marqué d’une expression d’extase.

 

Ainsi se termine la première histoire. Le propriétaire du musée conduit donc à l’objet suivant, un petit singe en peluche, qui serait derrière l’histoire la plus triste du musée. Une famille se fait faucher par une camionnette et la mère se retrouve dans le coma pendant plusieurs années. Son mari peut continuer à communiquer avec elle grâce à une pastille télépathique. Une nouvelle invention technique va venir sauver ce couple : comme le corps de la femme ne se réveillera jamais, on propose au couple de mettre la conscience de la femme dans le cerveau du mari : elle pourra voir, entendre et ressentir tout ce qu’il voit, touche ou ressent. Il y aura deux consciences dans un même corps, même si seul l’homme aura le contrôle de ses actions. Mais grâce à ce procédé, elle pourra de nouveau sentir son fils dans ses bras.

 

Ils ne mettent pas longtemps pour se rendre compte de l’inconfort de cette situation : l’homme a la voix de sa femme dans sa tête en permanence, mais en plus, il ne peut plus manger les aliments qu’elle n’aime pas, faire ses besoins naturels en solitaire, encore moins commencer à se rapprocher d’une autre femme. Le créateur de ce transfert de conscience lui propose donc une solution : lui donner la possibilité de mettre la conscience de sa femme sur « pause » pour ne plus l’entendre. Quand la femme est mise en pause, sa conscience disparaît purement et simplement (il ne s’agit pas de lui couper toute sensation extérieur et la laisser seule dans le noir, ce qui serait une véritable torture) : elle passe brusquement d’un champ de vision à un autre, remarque que la maison est décorée pour Halloween, et comprend qu’elle a été mise sur pause pendant plusieurs semaines.

 

Comme l’homme a une nouvelle vie avec sa voisine, mais qu’il ne peut se résoudre à la tuer en supprimant complètement sa conscience, il transfère cette conscience dans le fameux singe en peluche du musée. Le singe restera avec leur fils et la mère continuera à pouvoir le sentir et entendre sa voix. Si le singe est toujours dans le musée, c’est parce qu’il leur serait illégal de supprimer la conscience de cette femme, ce qui reviendrait à la tuer. Mais le singe en peluche doué de conscience lui-même est illégal également : cette invention n’a pas été suivie.

 

Enfin, nous arrivons au « clou du spectacle » : la version téléchargée de la conscience d’un assassin condamné à la peine capitale, que l’on peut voir dans un hologramme. Alors qu’il attendait son exécution, cet homme a accepté la proposition du gérant du musée contre de l’argent envoyé à sa femme et à sa fille : quand il passe sur la chaise électrique, sa conscience est téléchargée et ramenée dans le musée sous forme d’hologramme. Le clou du spectacle est le suivant : les visiteurs peuvent s’amuser à activer la chaise électrique pour recréer la condamnation de l’assassin. Même si ce n’est qu’un hologramme, la conscience du condamné est bel et bien ici et il ressent véritablement la douleur de l’exécution, alors qu’il n’a pas de corps. Plus encore, chaque visiteur peut repartir avec un porte-clé souvenir qui repasse en boucle la reproduction de l’exécution : mais ce n’est pas une simple vidéo, un double de la conscience de l’assassin est bel et bien dans le porte-clé et souffre véritablement. C’est un nouveau vertige métaphysique qui nous attend à la fin de l’épisode, le même que celui de l’épisode de Noël de la saison 3 que nous avons évoqué dans cet article.

 

A la fin, nous apprenons que la jeune femme qui visite le musée n’est autre que la fille de l’homme de l’hologramme, condamné à tort à la peine capitale, venue pour le venger. Mais ce détail n’est pas ce qui nous intéresse ici. Posons-nous plutôt à nouveau la question de l’âme et du corps : comment une âme séparée du corps pourrait-elle ressentir une douleur physique ? N’est-ce pas l’atteinte au corps qui provoque une telle douleur ? On peut rapprocher la conclusion de cet épisode avec l’expérience du membre fantôme : certains patients amputés d’un membre continuent à sentir ce membre, à ressentir de la douleur ou l’envie de se gratter, alors que le bras ou la jambe n’est plus là. Un neurologue indien, Ramachandran, raconte dans son livre Le fantôme intérieur comment un de ses patients avait hurlé de douleur quand le médecin lui avait repris sa tasse de thé, car il sentait nettement ses doigts fantômes accrochés à l’anse et qu’on la lui avait arrachée des mains. Ce genre de troubles médicaux montrent que la sensation de douleur est bien dans la conscience et que l’on pourrait donc très bien imaginer une âme séparée du corps qui continuerait à ressentir de la douleur physique.

 

Et voilà, notre série d’articles sur Black Mirror est terminée. Si ce format vous a plu et que vous voulez continuer à philosopher en série, allez voir la série d’articles sur Buffy contre les vampires. Une autre série d’articles est prête, elle n’attend que la sortie de la saison 2 sur Netflix… il s’agira d’Alice in Borderland.

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