samedi 25 août 2018

Indiana Jones et la religion de l'homme moderne


Comme pour beaucoup de monde, le quatrième volet de la saga Indiana Jones, intitulé Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal, m’a quelque peu décontenancée. Souvent décrié, banni comme mauvais film, les raisons sont longues de penser que ce film trahit l’esprit des précédents, à commencer par la quête centrale : trouver des extra-terrestres ? George Lucas a oublié que c’était Indiana Jones, quand il a écrit le scénario ! Au premier abord, Le Royaume du crâne de cristal n’a rien en commun avec les trois premiers films. Pourtant, dix ans après sa sortie, je le regarde avec un œil nouveau. Cet Indiana Jones de la nouvelle génération, où l’archéologue érudit perd son fouet et son cheval pour le canif et la moto de son fils rebelle, est-il si différent ? Ne mérite-t-il pas sa place dans la très célèbre série des Indiana Jones ?

Vingt ans après les événements du dernier épisode, c’est bien une nouvelle génération qui va pousser le professeur Jones à sortir de son université pour partir à l’aventure. Nouvelle génération de héros, nouvelle génération de méchants. Mais ce sur quoi tourne l’intrigue centrale du film, et qui sera l’objet de cet article, est la nouvelle génération de croyances religieuses. N’oublions pas que le personnage est toujours parti en quête d’objets religieux ou sacrés et que ses aventures tournaient autour d’un élément de la mythologie :

- Les aventuriers de l’Arche Perdue et La Dernière croisade explorent la mythologie biblique avec l’Arche d’alliance et le Saint Graal.
- Le Temple maudit, qui est peut-être en réalité le seul film à être vraiment un peu à l’écart du reste de la saga, abrite la pierre sacrée d’un village indien.

Mais de quelle mythologie peut bien traiter Le Royaume du crâne de cristal qui, loin de préoccupations religieuses, prend des allures de science-fiction ? L’idée d’un crâne extra-terrestre semble bien sans rapport aucun avec les quêtes habituelles d’Indiana Jones. Pourtant, le mythe du crâne de cristal est bien, comme son nom l’indique, un mythe. Ce n’est plus une mythologie religieuse et archaïque, mais c’est une mythologie malgré tout. Après tout, avant de s’appeler Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal, un des premiers titres proposés était Indiana Jones et la Cité des Dieux, ce qui n’aurait plus laissé aucun doute sur la dimension mythologique de cet épisode. Vingt ans après sa dernière croisade, Indiana Jones affronte un mythe moderne : on ne croit plus aux dieux, mais on croit à la science et aux extra-terrestres. Ce sont eux qui constituent notre mythologie contemporaine. En ce sens, le troisième film était bien la dernière croisade : la quête religieuse va complètement disparaître au profit de nouvelles croyances.

Nous imaginons, la plupart du temps, que la science, rationnelle et vérifiable, aurait remplacé des croyances religieuses sans fondement et, de ce fait, nous aurait libérés de cet attachement à ce qui est absurde et sans preuve. La religion prétendait que l’homme était au-dessus du reste de la nature, créé à l’image de Dieu, mais la théorie de l’évolution a brisé ce mythe. De même la création du monde, ou l’immortalité de l’âme. Mais la science nous a-t-elle vraiment débarrassés de toutes les croyances ? N’a-t-elle pas simplement engendré de nouvelles croyances et, finalement, une nouvelle religion ? Autrefois, les médiévaux chrétiens croyaient voir des démons à tous les coins de rue ; aujourd’hui, nous voyons des OVNI. Quelle différence, en fin de compte ?

Ce qui est sous-entendu par ce choix de faire chercher à Indy le crâne extra-terrestre qui, selon le mythe, lui permettrait d’accéder à tous les secrets de l’univers, c’est que la religion n’a pas disparu avec la science : la science elle-même est notre nouvelle religion. C’est déjà une idée que j’avais exposée dans un précédent article, Ainsi parlait Von Krolock analyse nietzschéenne du Bal des Vampires de Polanski, où le thème de « la mort de Dieu » était omniprésent. Nietzsche remarque que les progrès de la civilisation et de la science mettent à mal l’idée de Dieu : nombre de découvertes scientifiques viennent contredire purement et simplement les mythes monothéistes, de l’immortalité de l’âme à la supériorité de l’être humain sur le reste de la nature. Nous ne pouvons que douter de l’existence de Dieu : voilà de quelle façon il est mort mais, Nietzsche ajoute, « son ombre continue de planer sur l’humanité. » L’homme est ainsi fait qu’il ne saurait supporter une existence vaine, vide de sens, où rien ne l’attend : ce Dieu qui donnait sens à l’existence en promettant une vie après la mort a disparu, mais nous avons encore besoin de croire en quelque chose. Pour cette raison, nous allons sans cesse nous chercher de nouveaux dieux (de nouvelles choses en lesquelles nous pourront croire) : le travail, l’amour, mais surtout, le premier d’entre eux, celui devant lequel nous sommes tous soumis et en admiration, la science. Aujourd’hui, dire, « c’est une vérité scientifique » (et combien de fois l’ai-je entendu de la bouche de mes élèves de Terminale S…), c’est couper court au débat. La science ne se contredit pas, tout comme la vérité Révélée ne se mettait pas en question.

Dès lors, les extra-terrestres du Royaume du crâne de cristal sont l’équivalent divin du scientifique. Dieu, infiniment meilleur que l’être humain, n’est plus face aux extra-terrestres, infiniment plus avancés que les hommes en terme de productions techniques : alors que nous nous demandons encore s’il existe de la vie ailleurs, eux ont déjà réussi à venir jusqu’à nous. Loin de se détacher des premiers épisodes, Le Royaume du crâne de cristal reprend les mêmes éléments, et les transpose dans cette mythologie moderne. Comparons ainsi les épisodes I et III (le II étant bien plus marginal) à l’épisode IV :




  • *Remarque : Au sujet de la provenance du crâne, situé en Eldorado dans le film, le mythe original fait un lien entre le crane de cristal et la cité perdue d’Atlantide, enfouie sous l’océan. Atlantide était bien une cité douée de productions techniques étonnantes et très avancées. Une liberté a été prise avec le mythe ici, mais après tout, ce n’est qu’un détail à côté de ce que Le Temple maudit a fait de la déesse Kâli…


Finalement, Indiana Jones n’a pas changé : c’est toujours le héros en quête de mythe, d’une preuve que les objets mythiques existent réellement, ainsi que toutes les légendes surnaturelles qui les accompagnent. A la fin du film, juste avant que le dernier crâne ne soit rendu, son ennemie soviétique, Irina Spalko, lui dit : « La foi est un don qui vous reste à recevoir » ; ce à quoi Indy répond : « J’ai la foi, c’est pour ça que je préfère rester éloigné. » Croire, c’est tout ce qui compte : croire pour échapper à ce que Nietzsche appelle le « nihilisme », la croyance en rien, au vide, le désespoir face à un monde vide de sens. S’il y a bien une chose que nous apprend Indiana Jones, tout particulièrement dans La Dernière Croisade, c’est que nous avons toujours raison de croire : sinon, il n’aurait jamais pu passer l’épreuve du saut de Dieu pour atteindre le Saint Graal…

mercredi 22 août 2018

« Dormez 8 heures par jour ! » • Nécessité biologique ou contrainte sociale ?


Le sommeil polyphasique est une certaine façon d’organiser ses heures de sommeils, de telle sorte que l’individu n’a plus besoin de dormir que de 2 à 5h par jour pour se sentir pleinement en forme. Outre l’utilisation de cette façon de dormir dans certains domaines professionnels bien précis (notamment les marins, certains scientifiques, hommes politiques ou grands artistes), un certain nombre d’individus (dont moi) essaient de l’adopter afin de libérer du temps sur leur emploi du temps et pouvoir ainsi sans stress effectuer à la fois leur travail et leurs loisirs.

J’avais personnellement déjà rencontré des étudiants choisissant ce mode de vie, et j’avoue que ma première réaction fut alors de suivre l’opinion commune : bien ancrée dans la tradition du « huit heures minimum de sommeil par jour », il me semblait clair que ce rythme n’était pas tenable et que c’était sans doute terrible pour leur santé. Préjugés mis à part, je me suis renseignée (avec quelques années de retard malgré tout) sur ce mode de sommeil en lisant les témoignages (relativement nombreux et accessibles sur Internet) de personnes ayant testé ce mode de vie. Chacun prenait soin de faire une liste d’avantages (pour se défendre contre les préjugés comme les miens…) et d’inconvénients (pour que leurs articles paraissent plus réalistes ?)

Ce qui m’a particulièrement frappée dans ce que j’ai lu, qui m’a poussée à écrire cet article puis à tenter l’expérience, a été l’homogénéité parfaite de ces témoignages. Tels étaient les avantages : plus d’heures de libre à consacrer aux loisirs (sport et culture), réveil plus facile et sommeil finalement réparateur, rêves lucides plus nombreux et hausse de la productivité. Les avantages semblent donc d’abord se placer sur le mode du bien-être : l’allongement de la durée d’une journée diminue le stress dû au travail, tandis que le sommeil est plus réparateur et permet de se sentir en meilleure forme. Et tels étaient les inconvénients, qui en réalité peuvent se résumer en une seule idée : réduction de la vie sociale. Les inconvénients sont en réalité une impossibilité de faire de sorties ou de fêtes à cause de la nécessité de tenir son planning de siestes avec une rigueur extrême, les mauvais effets de l’alcool ou de la nourriture trop grasse qui perturberaient le sommeil déjà bien réduit, et surtout le fait de perdre en partie la notion du temps (Je tiens à préciser, pour ce dernier point, que cela concerne la méthode la plus extrême de sommeil polyphasique, appelée méthode d’Uberman, qui consiste à dormir vingt minutes toutes les quatre heures de jour comme de nuit, et ce sans aucune pause ni exception : la transition de la nuit de sommeil étant totalement supprimée, le passage des jours de la semaine est bien plus difficile à percevoir).

Bénéfique sur le développement personnel donc, et inconvénients sur la vie sociale. Ce qui me conduit à penser avec conviction que l’obligation répétée de dormir au minimum huit heures par jour (ou plutôt par nuit) n’est aucunement une nécessité biologique ; si cela nous permet effectivement de rester en bonne santé, c’est uniquement à cause de la contrainte sociale. En pratiquant un sommeil dit monophasique (une seule période de sommeil dans la journée), il faut au moins huit heures. Or, ce mode de sommeil est le seul qui est pleinement compatible avec les exigences et la vie sociale. En effet, faire des siestes, même de vingt minutes, à plusieurs reprises dans la journée peut se révéler très problématique pour des salariés ne pouvant quitter leur lieu de travail. Un autre inconvénient cité, et qui est en réalité celui qui mène au plus grand nombre d’abandon de la méthode, est la difficulté de la phase d’adaptation, durant la ou les premières semaines. Effectivement, habitué à dormir par tranche de 8h, le corps a du mal à se retrouver réduit à 2 ou 3 heures (ou 4, comme je pratique actuellement avec beaucoup de satisfaction). Pourtant, ceux qui résistent finissent toujours par s’habituer et être satisfait. Mais cela n’est-il pas vrai pour tous les bouleversements culturels, quels qu’ils soient ?

La meilleure façon de savoir si une pratique est absolument vitale à l’être humain est tout simplement d’observer les autres cultures. Y a-t-il des cultures où le sommeil polyphasique se pratique ? Or, pour eux, ne serait-il pas extrêmement difficile aussi de s’adapter à un système de sommeil en une seule phase, où toutes les siestes devraient être supprimées ? Nous pourrions aller jusqu’à remarquer qu’à l’instar de certaines espèces animales comme les chats, le sommeil du nourrisson est bien polyphasique : il se fait par tranches, et c’est tout un travail d’éducation, long et éprouvant, qui va le conduire à adopter un sommeil monophasique durant la nuit. On continue même de conseiller ou imposer une sieste aux jeunes enfants, preuves qu’il est difficile de s’extraire d’un sommeil en plusieurs phases, quel que soit sa durée totale. Des travaux d’ethnologie existent bien sûr au sujet du sommeil dans les autres cultures, mais ce sont des textes américains non traduits pour ce que j’ai trouvé jusque-là, je ne m’y suis donc pas penchée attentivement.

Pourquoi, dès lors, cette insistance pour que nous dormions huit heures par jours ? Une critique bien trop pessimiste y verrait peut-être un complot, une façon de nous empêcher d’avoir trop de temps en-dehors de notre temps de travail, pour des activités sportives ou culturelles, ce qui non seulement conduirait les gens à réfléchir, mais mettrait à mal bien des applications et programme très couteux de régimes alimentaires, sportifs ou « coach de vie. » L’approche purement économique qui mène à ces conclusions n’est jamais la mienne, et je vais conclure sur ma propre interprétation de cette exigence.

Comme je l’ai dit, le seul véritable inconvénient du sommeil polyphasique dans la société (française en particulier) est son décalage avec la vie sociale. Les conditions de travail elles-mêmes empêchent de fractionner trop notre sommeil. Le seul modèle pleinement compatible avec notre existence actuelle est donc le modèle que nous utilisons, le sommeil monophasique. Or, les pratiques de sommeils polyphasiques ont montré que plus il y avait de siestes dans la journée, moins nous avions besoin de dormir au total (la méthode d’Uberman, qui consiste à dormir 6 fois 20 minutes en 24h, conduit à un total de 2h de sommeil par tranche de 24h). Or, plus on diminue le nombre de phases de sommeil, plus la durée totale de sommeil sera longue. 8h de sommeil semble donc bien être la durée à tenir pour qu’un sommeil monophasique soit véritablement réparateur (cela est abondamment expliqué dans les articles scientifiques sur le sommeil, et dû aux nombreuses phases de « sommeil léger » qui ont lieu pendant notre nuit, sommeil qui n’est que très peu réparateur ; entrant dans le nécessaire « sommeil paradoxal » plus vite, les pratiquant de la méthode d’Uberman sont tout aussi reposés que les autres).

Il n’y a donc ni complot, ni vérité absolue dans cette prescription ; mais simplement une vérité relative à notre mode de vie contemporain. Nous n’avons pas besoin de dormir 8h dans l’absolu : mais nous ne pouvons pas ne dormir que la nuit, et dormir moins de huit heures. Je vais donc poursuivre mon expérience de sommeil polyphasique. J’en suis à deux semaines, et si les réveils sont parfois un peu difficiles et suivis d’une petite période de flou avant d’émerger, gagner autant de temps la nuit, quand tout est silencieux et que personne n’est là pour nous déranger, est une sensation formidable et décuple la productivité.