jeudi 30 décembre 2021

Platinum End : l’anti-Death Note ou sa suite ?

 

Dernier article de l’année 2021 !

J’aurais bien aimé que ce soit ma découverte manga de l’année, mais non, Platinum End, que j’ai beaucoup aimé, ne détrônera pas Alice in Bordrland qui reste mon énorme coup de cœur 2021 (pas seulement en manga, en toute fiction confondue).

 

Platinum End est écrit et dessiné par le même duo que Death Note. Argument immédiat pour que je le lise, mais aussi pour espérer une intrigue intéressante et des réflexions profondes et bien amenées. Je n’ai pas été déçue : dans cette série, on trouve une très longue réflexion sur le bonheur, une autre sur la religion et son lien avec la science, et enfin une dernière sur le suicide. Oui, on passe du bonheur au suicide. Mais ce décalage brusque fait partie de la trame du manga.

 

L’intrigue est simple : Dieu est sur le point de mourir, il envoie donc sur Terre treize anges choisir treize candidats à sa succession. Les anges choisissent parmi les humains qui sont sur le point de se donner la mort : puisqu’ils veulent quitter cette Terre, c’est sans doute qu’ils ne sont pas satisfaits de l’œuvre de Dieu, ils sont donc les mieux placés pour la changer. Chaque ange, selon son rang, peut donner à son candidat soit des ailes, soit une flèche rouge rendant amoureux quiconque est touché, soit une flèche blanche donnant la mort. Dieu observera ces treize candidats pendant plus de deux ans, avant de choisir. Mais il n’aura pas besoin d’attendre si longtemps : dès les premier jour, un des candidats pense pouvoir facilement devenir Dieu en éliminant tous ses concurrents.

 


On retrouve très vite les créateurs de Death Note, à la fois dans les dessins, les personnages et la façon dont les thèmes sont abordés. Si Death Note annonçait un débat évident sur la justice, dès le premier tome, avec deux personnages opposés se réclamant tous deux de cette même justice, ici nous avons, de façon un peu lourde mais pas désagréable, le thème du bonheur vite amené. On retrouve aussi plusieurs personnages très semblables : les dieux qui accompagnent les humains, le personnage qui veut tuer ceux qui s’opposent à lui, l’asocial ultra-intelligent mais incapable de comprendre les sentiments humains, etc. On est donc à la fois dans une histoire originale (au sens de nouvelle, par rapport à ce qu’on connaît de ces auteurs) et dans un milieu où on reconnaît les codes et où on a ses repères. Le mélange marche bien.

 

Vous me verrez sûrement en reparler d'un point de vue plus philosophique, parce qu'il y a beaucoup de choses à en dire. Suffit-il d’obtenir tout ce que l’on désire pour être heureux ? Le bonheur est-il le but de la vie, ou comme le disait Aristote, le « souverain bien », l’objectif de toutes nos actions ? Est-ce l’homme qui a créé Dieu ou Dieu qui a créé l’homme ? Dieu rejette-t-il le suicide parce que le suicide est immoral ou considère-t-on que le suicide est immoral parce que Dieu l’a interdit ? Et bien sûr, d’autres questions que l’on connaît déjà, comme : peut-on sacrifier un million de personnes pour le bien des 7 milliards restant ?

 

J’ai vu une vidéo intitulée : Platinum end : l’anti-Death Note ? C’est pourquoi j’ai intitulé ainsi mon article. Mais je ne pense pas que ce soit un « anti » Death Note. Au contraire, on pourrait y voir sa suite : Kira voulait devenir Dieu. Mais que se serait-il passé s’il avait été l’un de ces candidats ? Que se serait-il passé s’il avait vraiment atteint le rang de Dieu ?

 

Une belle découverte, dans un format que j’apprécie (14 tomes, à peu près autant que Death Note, et c’est vraiment bien, parce que je n’aime pas les fictions qui s’étendent artificiellement sur trop de tomes, je finis toujours pas m’ennuyer). Et vu qu’il n’est pas très long, je peux vous le recommander sans aucune réserve !

jeudi 23 décembre 2021

Black Mirror, S4E6 : Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ?

 

Notre série d’articles touche à sa fin ! J’espère qu’elle vous aura plu… mais avant de vous prononcer, nous avons encore un sujet de dissertation à traiter, un épisode à analyser, et pas des moindres : Black Museum, épisode qui clôt la saison 4. L’épisode est particulier, puisque le gérant de ce « musée noir » raconte trois petites histoires en lien avec les objets du musée : il y a donc trois scénarios en un, mais chacun d’eux traite le thème de la conscience.

 

Le sujet « Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ? » ne tomberait pas tel quel au bac, car il y a une métaphore et que pour la comprendre, il faut savoir d’où elle vient. C’est Descartes qui, dans les Méditations Métaphysiques, en réfléchissant au lien entre l’âme et le corps, conclut que je ne suis pas dans mon corps « comme un pilote dans son navire. » Si la comparaison a un sens, c’est parce que Descartes remarque que l’âme (ou l’esprit, ou la conscience, appelez-la comme vous voulez) contrôle les mouvements du corps (si ma conscience veut lever le bras, le corps lève effectivement un bras), de la même façon que le pilote choisit les mouvements et la destination du navire. Le navire seul n’ira nulle part et un corps sans âme (un corps mort, donc) n’ira nulle part non plus. Mais pour Descartes, le lien entre l’âme et le corps ne se réduit justement pas à celui d’un pilote et de son navire : il y a un lien beaucoup plus fort entre les deux, une union complète. Si le navire a un problème, par exemple s’il y a une fissure quelque part, le pilote ne s’en rendra pas nécessairement compte. Il faudra qu’il se promène dans son navire et l’observe de l’extérieur pour identifier le problème. En revanche, quand le corps a un problème, la conscience le sait immédiatement (la plupart du temps) : une coupure, une maladie, un os cassé va aussitôt conduire l’âme à ressentir la douleur.

 

Cela a pour conséquence le fait que, si n’importe qui peut venir remplacer le pilote et voir les défauts du navire, je suis le seul à pouvoir dire ce que je ressens vraiment. La douleur intérieure de mon corps ne peut pas être observée : on peut comprendre la douleur d’autrui par analogie, mais elle sera toujours unique. Or, ce caractère unique du vécu de l’union de l’âme et du corps fera l’objet de la première histoire racontée dans Black Museum. Cependant, les trois histoires répondent à cette question sous différents angles : la première pose la question du partage de la conscience d’autrui, quand celui-ci est incapable de décrire par les mots (communs) ce qu’il ressent personnellement et de façon unique (la douleur) ; la deuxième se demande ce que serait l’expérience d’une conscience qui serait, en quelque sorte, l’inverse d’un pilote dans son navire (le pilote dirige mais ne ressent rien ; le personnage de la deuxième histoire ressentira tout ce qui vient du corps mais n’en a pas le contrôle) ; enfin, la troisième revient sur cette question dans la douleur, en se demandant si une âme privée du corps pourrait ressentir une douleur physique.

 

L’épisode commence sur une autoroute déserte. Une jeune femme s’arrête sur une aire qui semble fermée, sur laquelle se trouve un « Black Museum. » Elle dit au propriétaire qu’elle était en route pour faire une surprise à son père, car c’est le jour de son anniversaire. Elle prend tout de même le temps de s’arrêter au musée, dont chaque objet est le témoin d’une histoire triste ou horrible. L’attraction principale se trouve derrière le rideau, tout au fond. Mais avant d’y arriver, ils s’arrêtent sur les autres objets.

 

Le premier est ce que le propriétaire appelle un « cerveau artificiel. » L’histoire se passe dans un hôpital où les plus pauvres, essentiellement des étrangers, se font soigner gratuitement en échange de tests expérimentaux. Comme beaucoup parlent une langue différente, le médecin qui y travaille a parfois beaucoup de mal à comprendre ce qui les fait souffrir et ainsi leur proposer un traitement ou une opération adapté. Grâce à cette fabrication, le cerveau artificiel, il devient possible de transférer sa conscience dans le corps du patient : le médecin le met et aussitôt, il se retrouve conscient de ce que l’autre corps vit. Il peut faire lui-même l’expérience de cette douleur, reconnaître le trouble et le traiter. Bien sûr, quand le médecin se rend compte qu’il peut, en quelque sorte, dédoubler sa conscience pour être à la fois dans son corps et dans celui d’un autre, il s’en sert aussitôt pendant un rapport sexuel avec sa femme. Ainsi commence les dérives de cette invention technique (mais pour ce qui est de notre rapport à la technique, je vous renvoie à notre article précédant sur Arkange).

 

Les vrais problèmes commencent quand un sénateur arrive, inconscient. Le médecin met son cerveau artificiel, et se trouve face à une douleur inconnue, très violente, mais qu’il n’arrive pas à identifier. Il attend, essaie de comprendre, attend trop longtemps et le sénateur meurt tandis que le médecin partage toujours sa conscience. L’improbable se produit alors : le médecin fait l’expérience subjective de la mort. Il voit ce qu’il y a après la mort, reste inconscient pendant cinq minutes puis se réveille (même s’il partage la conscience du corps d’autrui, il a toujours la sienne : son corps n’étant pas mort, sa propre conscience est toujours là). Mais cette expérience l’a changé : désormais, le médecin prend du plaisir à ressentir la douleur. Il prend son temps pour diagnostiquer les malades, ce qui les met parfois en danger. Il veut se connecter aux corps blessés et amputés alors qu’ils n’ont pas besoin de lui pour le diagnostic, quitte à laisser les patients souffrir plus longtemps. Il est donc renvoyé. Mais bien sûr, son addiction à la douleur (mais aussi à la peur de la mort, qui était également présente dans la conscience des patients de l’hôpital) le conduit à torturer des gens dans la rue, jusqu’à son arrestation. Il finira dans le coma, où il est toujours, le visage marqué d’une expression d’extase.

 

Ainsi se termine la première histoire. Le propriétaire du musée conduit donc à l’objet suivant, un petit singe en peluche, qui serait derrière l’histoire la plus triste du musée. Une famille se fait faucher par une camionnette et la mère se retrouve dans le coma pendant plusieurs années. Son mari peut continuer à communiquer avec elle grâce à une pastille télépathique. Une nouvelle invention technique va venir sauver ce couple : comme le corps de la femme ne se réveillera jamais, on propose au couple de mettre la conscience de la femme dans le cerveau du mari : elle pourra voir, entendre et ressentir tout ce qu’il voit, touche ou ressent. Il y aura deux consciences dans un même corps, même si seul l’homme aura le contrôle de ses actions. Mais grâce à ce procédé, elle pourra de nouveau sentir son fils dans ses bras.

 

Ils ne mettent pas longtemps pour se rendre compte de l’inconfort de cette situation : l’homme a la voix de sa femme dans sa tête en permanence, mais en plus, il ne peut plus manger les aliments qu’elle n’aime pas, faire ses besoins naturels en solitaire, encore moins commencer à se rapprocher d’une autre femme. Le créateur de ce transfert de conscience lui propose donc une solution : lui donner la possibilité de mettre la conscience de sa femme sur « pause » pour ne plus l’entendre. Quand la femme est mise en pause, sa conscience disparaît purement et simplement (il ne s’agit pas de lui couper toute sensation extérieur et la laisser seule dans le noir, ce qui serait une véritable torture) : elle passe brusquement d’un champ de vision à un autre, remarque que la maison est décorée pour Halloween, et comprend qu’elle a été mise sur pause pendant plusieurs semaines.

 

Comme l’homme a une nouvelle vie avec sa voisine, mais qu’il ne peut se résoudre à la tuer en supprimant complètement sa conscience, il transfère cette conscience dans le fameux singe en peluche du musée. Le singe restera avec leur fils et la mère continuera à pouvoir le sentir et entendre sa voix. Si le singe est toujours dans le musée, c’est parce qu’il leur serait illégal de supprimer la conscience de cette femme, ce qui reviendrait à la tuer. Mais le singe en peluche doué de conscience lui-même est illégal également : cette invention n’a pas été suivie.

 

Enfin, nous arrivons au « clou du spectacle » : la version téléchargée de la conscience d’un assassin condamné à la peine capitale, que l’on peut voir dans un hologramme. Alors qu’il attendait son exécution, cet homme a accepté la proposition du gérant du musée contre de l’argent envoyé à sa femme et à sa fille : quand il passe sur la chaise électrique, sa conscience est téléchargée et ramenée dans le musée sous forme d’hologramme. Le clou du spectacle est le suivant : les visiteurs peuvent s’amuser à activer la chaise électrique pour recréer la condamnation de l’assassin. Même si ce n’est qu’un hologramme, la conscience du condamné est bel et bien ici et il ressent véritablement la douleur de l’exécution, alors qu’il n’a pas de corps. Plus encore, chaque visiteur peut repartir avec un porte-clé souvenir qui repasse en boucle la reproduction de l’exécution : mais ce n’est pas une simple vidéo, un double de la conscience de l’assassin est bel et bien dans le porte-clé et souffre véritablement. C’est un nouveau vertige métaphysique qui nous attend à la fin de l’épisode, le même que celui de l’épisode de Noël de la saison 3 que nous avons évoqué dans cet article.

 

A la fin, nous apprenons que la jeune femme qui visite le musée n’est autre que la fille de l’homme de l’hologramme, condamné à tort à la peine capitale, venue pour le venger. Mais ce détail n’est pas ce qui nous intéresse ici. Posons-nous plutôt à nouveau la question de l’âme et du corps : comment une âme séparée du corps pourrait-elle ressentir une douleur physique ? N’est-ce pas l’atteinte au corps qui provoque une telle douleur ? On peut rapprocher la conclusion de cet épisode avec l’expérience du membre fantôme : certains patients amputés d’un membre continuent à sentir ce membre, à ressentir de la douleur ou l’envie de se gratter, alors que le bras ou la jambe n’est plus là. Un neurologue indien, Ramachandran, raconte dans son livre Le fantôme intérieur comment un de ses patients avait hurlé de douleur quand le médecin lui avait repris sa tasse de thé, car il sentait nettement ses doigts fantômes accrochés à l’anse et qu’on la lui avait arrachée des mains. Ce genre de troubles médicaux montrent que la sensation de douleur est bien dans la conscience et que l’on pourrait donc très bien imaginer une âme séparée du corps qui continuerait à ressentir de la douleur physique.

 

Et voilà, notre série d’articles sur Black Mirror est terminée. Si ce format vous a plu et que vous voulez continuer à philosopher en série, allez voir la série d’articles sur Buffy contre les vampires. Une autre série d’articles est prête, elle n’attend que la sortie de la saison 2 sur Netflix… il s’agira d’Alice in Borderland.

mardi 7 décembre 2021

Black Mirror, S4E2 : Sommes-nous maîtres de la technique ?

 

On approche de la fin, avec l’avant-dernière saison de Black Mirror, et l’avant-dernier article d’analyse à partir d’un sujet de dissertation. J’ai envie de dire que je « reviens » à cet épisode 2 de la saison 4, « Arkange », parce que c’est cet épisode qui m’a lancée dans la série. Ce n’est pas le premier que j’ai vu, j’ai bien regardé tous les épisodes dans l’ordre, mais c’est le premier dont j’ai entendu parler. En fait, j’ai vu cet épisode cité plusieurs fois dans des manuels de philosophie de terminale, quand les nouveaux programmes sont sortis et que j’en ai reçu une vingtaine chez moi ! (Eh oui, les profs reçoivent des manuels gratuitement chez eux, la chance hein !)

 

C’est un épisode qui interroge le transhumanisme, la technologie, l’éducation et la liberté. Dans les manuels où il était cité, c’était tantôt pour la technique, tantôt pour la liberté. J’ai choisi l’angle technique, parce que je ne l’ai quasiment pas traité dans cette série d’articles, alors que c’est quand même le thème principal de toute la série. J’ai joué la facilité, je l’avoue, puisque « Sommes-nous maîtres de la technique ? » est le titre de mon cours sur le Livre de la jungle, donc je le traite tous les ans.

 

Commençons, comme d’habitude, par une rapide analyse du sujet pour bien en comprendre les enjeux. Un « maître » peut désigner deux choses : on parle d’un maître d’école, ou d’un maître et son esclave. Les deux « maîtres » n’ont pas le même rôle : le maître de l’esclave est celui qui le contrôle, qui lui donne des ordres, qui le possède. Le maître d’école n’a pas le même rapport avec ses élèves : il est celui qui les instruit, celui qui possède le savoir et le transmet. Nous pouvons donc comprendre la question en deux sens, qui ont deux implications différentes :

- Sommes-nous ceux qui possèdent le savoir technique et sont capables de le transmettre ? Autrement dit, la connaissance technique est-elle propre à l’être humain, et partagée par tous ?

- Sommes-nous ceux qui contrôlent pleinement la technique ? Autrement dit, avons-nous le contrôle total des objets techniques que nous fabriquons ou ne peut-on pas se retrouver dépassé par nos inventions techniques ?

Pour ce qui est de la première question, que nous n’allons pas traiter dans cet article, une bonne dissertation développerait la façon dont la technique permet à l’homme de survivre dans une nature où il n’est pas adapté. Pour la deuxième question, l’épisode Arkange va montrer une mère incapable de résister à sa tablette tactile, comme si c’était la tablette qui la contrôlait plus que l’inverse.

 

Marie, une mère célibataire, est immédiatement présentée comme très angoissée pour sa fille Sarah : elle craint que le bébé n’aille pas bien à la naissance, puis s’inquiète tellement quand elle disparaît après avoir voulu suivre un chat qu’elle lui implante un nouveau logiciel, Arkange, qui permet non seulement de la géolocaliser mais aussi de voir ce que Sarah voit de son point de vue, de contrôler son état de santé, l’oxygène dans son sang, le stress, etc. Et surtout, une fonction permet de flouter les images violentes pour la préserver. Le père de Marie ne se gêne pas pour se moquer d’elle, en repensant au bon vieux temps où « on se contentait d’ouvrir la porte et laisser les enfants s’amuser. » Certes, Marie s’est cassé un bras un jour : mais elle va bien, aujourd’hui, donc où était le mal ?

 

Au début, les utilisations d’Arkange semblent innocentes, peut-être même bénéfiques : Marie s’amuse à surveiller ce que fait sa fille à distance, active le contrôle parental quand un chien l’effraie, et sauve même la vie de son père lors d’une crise cardiaque, quand le contrôle parental l’informe qu’une scène trop violente pour Sarah se produit sous ses yeux.

 

Puis arrivent les premiers problèmes, notamment dans le cadre du développement personnel de l’enfant : à cause du contrôle parental, Sarah ne connaît pas la peur, ni le dégoût, ni même la tristesse. Lors de l’enterrement de son grand-père quelques années plus tard, elle ne peut pas voir sa mère pleurer. A l’école, ses amis se moquent d’elle parce qu’à chaque fois qu’il veulent lui montrer ou lui parler de violence, tout est flouté. Jusqu’au point cuminant, qui va décider Marie à ranger sa tablette pendant plusieurs années : incapable de se rendre compte de ce qu’elle fait vraiment à cause du contrôle parental, Sarah se taillade la main avec un crayon. Marie l’emmène voir un psychologue, qui regrette que Sarah soit très en retard sur le plan émotionnel : elle n’est pas capable de reconnaître les émotions et essaie d’expérimenter des choses. Arkange n’est d’ailleurs jamais sorti et a été interdit en Europe : l’implant que possède Sarah est un prototype. S’il est impossible d’enlever ce dernier, Marie peut toujours désactiver le contrôle parental et ranger la tablette. Sarah ne sera plus sous l’emprise d’Arkange et pourra reprendre la maîtrise de sa vie ; en revanche, Marie va désormais faire l’expérience de cette perte de contrôle, c’est alors son tour d’être soumise à l’objet technique.

 

Loin que la technique nous libère, on voit ici que c’est une fois débarrassée de la technique que Sarah va faire l’expérience de la liberté. En revanche, Marie n’a pas réussi à s’en défaire même si, pendant des années, elles réussira à ne pas toucher à la tablette. Une fois Sarah adolescente, elle va commencer à se comporter comme n’importe quelle adolescente : en mentant à sa mère parfois, en sortant avec un garçon, en testant alcool et drogue. C’est à ce moment que Marie sera incapable de résister à la technique plus longtemps : elle ressort la tablette, voit que sa fille est en plein rapport sexuel, puis qu’elle prend de la drogue, puis qu’elle est tombée enceinte. Comme le lui aurait dit son père de son vivant, ce sont des choses qui arrivent, des choses que font les jeunes, et heureusement la plupart s’en sortent malgré tout. Elle-même prisonnière de l’emprise de la technique, Marie va alors tenter de contrôler entièrement la vie de sa fille : elle menace le garçon avec qui elle sort de porter plainte contre lui s’il la revoit, fait prendre à sa fille une pilule abortive à son insu. C’est d’ailleurs ce dernier évènement qui va permettre à Sarah de découvrir la vérité : si sa mère a su avant elle qu’elle était enceinte, c’est qu’Arkange le lui a dit.

 

En rentrant chez elle, elle découvre effectivement que la tablette est allumée et comprend tout ce qui s’est passé ces derniers jours, comme le fait que son petit ami ne lui parle plus. Une dispute éclate, Sarah frappe Marie avec la tablette et le contrôle parental s’active par erreur, ce qui empêche Sarah de voir et d’entendre qu’elle manque de peu de tuer sa mère. Finalement, la tablette se brise et Sarah peut fuir, libérée de la technique. Marie, elle, est désespérée et n’a plus aucun moyen de savoir où se trouve Sarah : sa libération de la technique, de son point de vue, ressemble plutôt à l’arrêt d’une drogue. Elle était si peu maîtresse de sa tablette qu’une fois qu’elle ne l’a plu, elle est complètement perdue, ne sait plus quoi faire, ne sait plus comment agir. Peut-on encore considérer qu’elle avait la maîtrise de la technique ? Il semble plutôt évident que la technique était le dominant, auquel tous les personnages étaient soumis. Sarah pace que sa mère utilisait la technique pour la soumettre et Marie parce qu’elle ne pouvait plus s’en passer. La technique les a donc privées de liberté en deux sens : une liberté d’agir d’un côté, puisque Sarah était privée de certaines actions à cause de l’effet d’Arkange sur elle ; une liberté métaphysique de l’autre côté, puisque si Marie était pleinement libre de ses actions au sens où rien ne l’empêchait de choisir d’user Arkange ou de ne pas le faire, elle était trop influencée pour vraiment faire le choix du renoncement.

 

La technique n’est donc pas si innocente. Elle n’est pas un simple moyen à notre disposition, que l’on peut user ou laisser selon nos envies : elle impose elle-même sa propre fin. Une fois la technique en notre possession, nous n’arrivons plus à revenir en arrière, à la laisser tomber pour agir sans les bénéfices qu’elle nous apporte.