samedi 23 octobre 2021

Black Mirror, S2E2 : Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ?

 

Continuons notre parcours philosophique au sein de la série Black Mirror avec, aujourd’hui, l’étude d’un épisode de cette saison que j’ai personnellement beaucoup aimé, le numéro 2 : « La chasse. » Pour ceux qui connaissent l’épisode, vous vous attendez sans doute à ce que nous parlions de justice, puisque cet épisode décrit entièrement un châtiment. Ce sera vrai, en partie, puisque notre sujet exact sera le suivant : « Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ? »

 

L’épisode dont nous allons parler est assez mystérieux au départ et toutes les révélations n’arrivent qu’à la fin : on comprend alors que l’heure qui vient de passer est une immense mise en scène à visée cathartique. Pour rappel, la catharsis est un concept grec qui désigne le fait de purger son âme de toutes ses passions négatives. Aristote disait que c’est cet effet qui rend la tragédie si populaire : en regardant, sur scène, les histoires fictives de personnages immoraux et châtiés, en éprouvant le temps d’une pièce la crainte et la pitié pour ces héros, nous prenons de la distance avec nos propres vices et ressortons de là purifiés. La spectacle joué dans cette « chasse » est encore plus tragique, puisque le héros de la pièce, ou plutôt l’héroïne, ne sait pas qu’elle joue un rôle : comme le personnage tragique (qui, dans le cas d’une pièce de théâtre, se distingue de l’acteur), elle ne comprend pas ce qui lui arrive, pourquoi le destin semble s’acharner sur elle, et n’obtient ces révélations qu’à la fin (alors que les spectateurs et les autres acteurs, eux, savent très bien ce qu’il en est).

 

Je pense qu’il serait très intéressant de faire un parallèle beaucoup plus approfondi sur la représentation du théâtre tragique dans cet épisode, mais cela sort de mes compétences. Disons que cette introduction sert de petite annonce : si un spécialiste de la littérature ou de l’Antiquité passe par là et qu’il veut compléter ma première analyse, je lirai son article avec grand plaisir !

 

Maintenant, passons à des réflexions philosophiques et, surtout, revenons plus précisément à ce qui se passe dans l’épisode en question. Une femme se réveille dans une maison, totalement amnésique. Elle ne connaît même plus son nom mais, pour mieux raconter l’épisode, nous allons le rappeler immédiatement : elle s’appelle Victoria Skillane. Elle est attachée à une chaise mais parvient à se libérer et explore la maison. A l’extérieur, elle voit des individus qui la regardent et la filment avec leur téléphone, accompagnés par des enfants. Peu après, un homme masqué arrive, sort une arme et se met à lui tirer dessus. Commence alors la chasse, qui fait le titre de cet épisode.

 

Quelques flashs du passé lui apparaissent, mais elle reste amnésique tandis qu’elle s’allie avec deux passants qui n’ont pas l’air de vouloir la filmer, ni la tuer. L’un d’eux meurt, l’autre fuit avec elle. Son alliée explique qu’un signal envoyé sur les écrans a rendu les gens fous et que ce serait pour cette raison qu’ils sont tous en train de filmer. Les deux seules catégories de personnes n’étant pas affectées sont les chasseurs, ceux qui essaient de les tuer, et elles-mêmes, qui essaient de fuir. Alors qu’elles tentent d’échapper à un chasseur, un homme en camionnette passe par-là et les conduit jusqu’à un bois où, selon lui, elles seront en sécurité. En réalité, cet homme fait partie des chasseurs et les a amenées dans un piège : des cadavres sont pendus aux arbres et les spectateurs, avec leurs téléphones portables, sont de retour pour les filmer.

 

Après une énième fuite, Victoria se retrouve dans un lieu sombre où elle arrive à voler le fusil du chasseur. Elle tente de lui tirer dessus ; mais, à la place du coup de feu, surgissent des confettis : c’est la fin de la partie de chasse, les rideaux s’ouvrent et elle se retrouve devant un public qui applaudit. Aussitôt, on l’attache à une chaise et on lui révèle toute la vérité : Victoria Skillane avait enlevé une petite fille avec la complicité de son fiancé. Ils l’ont torturée puis tuée, tout cela en filmant la scène. Le cadavre de la petite fille a été retrouvé dans la forêt précédemment visitée par Victoria lors de la chasse. Si son complice a, selon l’opinion, « échappé à la justice » en se donnant la mort, Victoria est condamnée à revivre éternellement le calvaire de la fillette : chaque soir, elle supplie qu’on la tue et, chaque matin, elle se réveille amnésique dans une chambre, parce qu’on lui a effacé la mémoire.

 

Pendant le générique de fin, nous voyons de quelle façon cette attraction est préparée grâce à l’accueil du nouveau public. Ils ne doivent pas parler pour donner l’impression qu’il sont hypnotisés et que ce soit conforme avec le scénario élaboré. Il faut également garder ses distances, car Victoria est un individu dangereux : bien sûr, ils seront là pour intervenir avec un taser si besoin, mais cela leur feraient perdre une journée puisqu’il faudrait alors tout recommencer. Les séquences durant lesquelles Victoria est à l’écart du public (quand elle est à l’intérieur de la maison notamment) sont retransmis en direct sur les téléphones des spectateurs, ce qui leur permet de suivre l’intégralité du spectacle.

 

Tout ce spectacle n’est donc qu’un châtiment pour punir un crime. Pour en revenir au lien avec la tragédie, on peut remarquer que ce châtiment est très proche des représentations des enfers grecs. Les châtiments mythologiques sont toujours en rapport avec le crime commis : Tantale, qui a voulu nourrir Zeus avec la chair de son propre fils, est condamné à une faim éternelle, entouré de nourriture qu’il ne peut attraper. Pour avoir filmé une fillette en train de se faire torturer dans les bois, Victoria devrait tous les jours survivre à une course-poursuite la menant dans les bois, sous les caméras des spectateurs. Toutefois, contrairement à Tantale qui sait pourquoi il est condamné et peut ressentir sa peine comme une punition, Victoria n’en a pas la moindre idée. Tous les jours, elle subit des malheurs dont elle ignore la cause : c’est ce qui rend la chasse, à ses yeux, fondamentalement injuste. Lorsqu’elle est dans la forêt, torturée par l’un des chasseurs, elle demande ce qu’elle a fait pour mériter ça et s’écrie « Je suis un être humain ! »

 

Cela nous amène à nous poser des questions sur la responsabilité, la justice, mais aussi l’identité. La Victoria Skillane qui a commis le crime et celle qui subit le châtiment sont-elles encore la même personne ? La Victoria amnésique est-elle vraiment responsable du meurtre, sachant que la responsabilité désigne le fait de pouvoir répondre de ses actes, de pouvoir se reconnaître comme l’auteur de son acte ? Par conséquent, la peine choisie est-elle juste ?

 

Si le châtiment ressemble fortement à un châtiment grec, il ne semble donc pas proportionné au crime. Dans la mythologie, ce genre de châtiment, qui nous condamne à une répétition éternelle des mêmes gestes, étaient le châtiment suprême donné pour le crime suprême : l’hybris, qu’on traduit par démesure, et qui consiste, pour un homme, à se croire supérieur aux dieux. Le cosmos grec est fondé sur l’équilibre, qui fut atteint au prix de nombreux combat de Zeus contre les monstres et les titans. Toute tentative de quitter sa place est donc un danger pour le cosmos entier : un humain qui se prend pour un dieu peut entraîner le retour du chaos. C’est pour cette raison que les peines administrées sont si sévères. Bien que le crime de Victoria soit grave, il ne menace pas non plus l’ordre cosmique.

 

L’autre problème est celui de l’identité du criminel. Pour qu’une peine soit juste, il faut évidemment que la personne punie soit la même personne que celle qui a commis le crime. Dès lors, nous devons nous poser la question : où se trouve notre identité personnelle ? Qu’est-ce qui fait que je suis la même personne qu’hier ? Est-ce mon corps, mon esprit, ma personnalité, mes souvenirs ? La définition même de la responsabilité semble faire pencher cette identité vers la mémoire : je suis la même personne qu’hier parce que je me souviens que c’est bien moi qui ai fait telle ou telle action hier. C’est pourquoi, dans un scénario comme celui de Freaky Friday, la véritable Anna n’est pas le corps d’Anna, mais l’esprit d’Anna qui est dans le corps de Tess. Du point de vue de cette définition de l’identité personnelle, on ne peut pas dire que la Victoria qui est punie est bien celle qui a commis le crime : on punit le corps de Victoria. Reste que c’est ce qu’on fait dans le domaine juridique : on cherche des empreintes, des fragments d’ADN, pour retrouver non pas l’esprit du criminel mais bien le corps qui a commis le crime et c’est ce même corps qui ira en prison. Evidemment, la plupart du temps, le corps et l’esprit sont ensemble.

 

Le problème se pose dans les cas extrêmement rares de troubles de la personnalité multiple. Dans un tel cas, nous parlons bien de « personnalité multiple », nous considérons donc bien qu’il y a plusieurs personnes dans un même corps. Si l’une de ces personnalités commet un crime et que l’autre n’en a non seulement aucune intention, mais aucun souvenir, est-il juste de mettre ces deux personnes en prison ? Peut-on punir le corps du criminel, ce qui supposerait qu’au moins un innocent rejoindrait la prison ? Je vous laisse sur ces réflexions, et on se retrouve la prochaine fois pour un nouveau vertige métaphysique…

 

jeudi 7 octobre 2021

Black Mirror, S2E1 : Peut-on concevoir l'homme comme une machine ?

 

De retour pour notre nouvelle dissertation illustrée par la série Black Mirror, dont la saison 2 s’ouvre avec un épisode extrêmement populaire et marquant (du moins il me semble être populaire et marquant, parce que j’ai eu beaucoup d’élèves qui l’ont déjà cité dans une dissertation sur la technique !)

 

« Bientôt de retour » est l’histoire tragique d’Ash et Martha, un jeune couple qui va se retrouver dramatiquement séparé lors de la mort d’Ash. Heureusement, dans l’univers de cet épisode, il existe une application qui permet de parler avec les morts. Ou plutôt, avec un robot qui, grâce aux informations que nous postons sur les réseaux sociaux, est capable de reproduire une image fidèle de celui qu’on était de notre vivant, pour nous imiter une fois qu’on n’est plus là. Plus encore, il est désormais possible de déplacer ce robot dans un corps artificiel et ainsi ramener complètement celui qu’on a perdu.

 

Pendant tout l’épisode, un parallèle est fait avec le mythe du vampire. Même si ce n’est pas ce qui va nous intéresser aujourd’hui, je voudrais quand même en dire quelques mots parce que je trouve très originale cette idée de reconstruire le mythe du vampire à partir de la technologie. Au tout début de l’épisode, Martha reproche à Ash d’être « vampirisé » par son téléphone. Métaphore intéressante, quand on pense que le vampire est celui qui aspire notre vie (le sang) pour revenir d’entre les morts. Le téléphone d’Ash, l’usage qu’il en fait et sa façon d’y exposer toute sa vie sont bien ce qui va lui permettre de revenir sous une autre forme après sa mort. Vient alors une copie de lui-même, un être qui a l’air vivant mais ne l’est pas vraiment, un véritable mort-vivant technologique. Comme le vampire souvent décrit comme très séduisant, ce nouvel Ash est parfait : Martha remarque qu’il ressemble à Ash dans ses bons jours. Le robot Ash lui explique que c’est normal, puisqu’il a été fait à partir des photos en ligne, et que sur les réseaux on ne met que les photos les plus flatteuses. Il n’a pas besoin de dormir, ni de respirer. Il peut faire semblant : mais ce n’est plus une nécessité biologique.

 

Passée la métaphore vampirique, nous pouvons nous intéresser à la question de « l’homme-machine », un concept initié au XVIIème siècle par philosophie La Mettrie, à la suite de la célèbre théorie de « l’animal-machine » de Descartes. Dans le Discours de la méthode, Descartes compare les productions techniques de l’homme avec celles de la nature, qu’il considère comme les productions de Dieu. L’homme est capable de fabriquer des automates, des machines qui fonctionnent par elles-mêmes. On pourrait très bien donner à ces automates la figure d’un singe ou d’un oiseau. Bien sûr, le singe-robot se distinguerait facilement d’un singe réel, mais l’homme est un être imparfait, sa copie sera donc imparfaite. Dieu, en revanche, est parfait et omnipotent : il a donc très bien pu produire également des automates, comme les hommes, mais des automates parfaits, c’est-à-dire les animaux. Descartes propose ainsi une explication purement matérialiste du vivant : nul besoin de la notion d’âme pour expliquer le comportement des animaux, dont on peut entièrement rendre compte de façon mécanique.

 

Cependant, Descartes n’ose pas aller jusqu’à une explication mécanique de l’être humain. En bon chrétien, il considère que Dieu a donné à l’homme une âme et surtout le libre-arbitre, la capacité de choisir entre le bien et le mal. C’est La Mettrie, à la même époque, qui prolongera la réflexion de Descartes en soutenant que l’homme peut tout aussi bien être expliqué de façon matérielle, et créera ainsi le concept d’« homme-machine ».

 

Face à un automate parfait à figure humaine, pourrait-on se rendre compte qu’il s’agit d’un robot et non d’un humain  véritable ? Pour Descartes, il est clair que non : aussi ressemblant soit-il, il manquera toujours quelque chose à l’automate qui fera que nous ne pourrons être dupes, alors qu’un automate parfait à figure animale fera totalement illusion. Voyons ce qu’en dit notre épisode, « Bientôt de retour » : la copie de Ash pourra-t-elle faire office de remplaçant ?

 

La réponse sera clairement non : malgré les similitudes, Martha ne cessera de se plaindre de ces petits détails qui prouvent que ce n’est pas le vrai Ash qui est devant elle. Bien sûr, il y a les problèmes purement physiques : le fait qu’il n’ait besoin ni de manger, ni de respirer, ni de dormir. Au début, quand elle parle avec lui par chat ou téléphone, elle est impressionnée par la ressemblance et dit même : « C’est tout à fait le genre de truc qu’il aurait dit. » Mais très vite, on se rendra compte que si le robot arrive à imiter une partie de la personnalité d’un être humain, ce ne sera toujours qu’une partie. Les problèmes commencent alors qu’elle n’en est encore qu’au stade du téléphone : alors qu’elle s’approche d’une falaise où ils sont déjà allés ensemble, elle lui rappelle que ce jour-là, il lui avait dit qu’à l’époque victorienne, des couples maudits avaient sauté de cette falaise pour se donner la mort. Le robot-Ash du téléphone la corrige : en fait, tous ceux qui ont sauté de cette falaise ont sauté seuls, il n’était pas question de couple. Comment le sait-il ? Il vient de vérifier l’information sur Wikipédia. Martha est gênée. Pourquoi une simple vérification en ligne la met dans cet état ? Parce que c’est un signe évident que la « personne » avec qui elle parle n’est pas humaine. Un être humain est limité : il ne peut pas tout savoir, il se trompe parfois, comme le vrai Ash s’est trompé au sujet de cette falaise. Seul un robot peut tout savoir ainsi. En revanche, si le robot est capable de tout savoir en ce qui concerne la culture générale, il ne possède pas tous les souvenirs qu’un petit ami est censé avoir. Quand la sœur de Martha vient lui rendre visite, il ignore que c’est sa sœur et la prend pour une amie : une erreur que n’aurait jamais pu faire le vrai Ash.

 

Cependant, le vrai problème du robot vient du fait qu’il est totalement incapable d’improviser à la manière de Ash. A chaque fois que Martha est perturbée, il demande « Ce n’est pas le genre de chose que j’aurais dit ? » : programme inclus dans le robot pour être encore plus ressemblant. Mais le problème vient justement du fait qu’il cherche une logique. Il cherche un moyen de savoir à coup sûr ce qu’aurait fait Ash dans n’importe quelle situation. Malheureusement, cela est impossible : alors que le robot vise une rationalité sans faille, l’être humain est parfois illogique, irrationnel, imprévisible. Et face aux situations nouvelles, il est totalement incapable de réagir : quand Martha, en colère, lui dit de quitter la chambre et qu’il le fait spontanément alors qu’elle aurait attendu du vrai Ash qu’il essaie de discuter avant ; quand elle le frappe, elle est certaine que Ash n’aurait pas réagi comme lui, même si elle est incapable de dire précisément ce qu’il aurait fait ; quand elle l’emmène sur la falaise des couples maudits et qu’il attend de savoir ce qu’elle a dans la tête, elle sait que Ash aurait deviné.

 

La capacité d’improvisation et d’adaptation face à des situations nouvelles semble un propre du vivant. Un robot extrêmement perfectionné peut apprendre à intégrer de nouvelles données par lui-même, mais on a le sentiment qu’il manquera toujours quelque chose. C’est ce qui faisait dire à Descartes que la raison et le langage étaient le propre de l’homme : le langage au sens fort, c’est être capable de produire du contenu nouveau à partir des mots. Mais pour développer ce sujet, je vous renvoie plutôt à un épisode de mon podcast Geekosophie Magazine sur la méchante sorcière de l’ouest du Magicien d’Oz, que vous trouverez sur un de ces liens (et toutes les autres plateformes d’écoute) :

 

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