mardi 23 novembre 2021

Black Mirror, S3E4 : Peut-on préférer le bonheur à la vérité ?

 Bienvenue dans ce nouvel article consacré à la série Black Mirror ! Aujourd’hui je vais parler d’un épisode que j’ai beaucoup aimé, car je l’ai trouvé très beau et très touchant. Et pour le mettre en lien avec une question de philosophie, j’ai choisi un sujet assez classique et en même temps complexe et intéressant quant à l’analyse qu’il faut en faire. Si je vous dis « analyse du sujet », cela vous renvoie peut-être à d’horribles souvenirs de lycée, quand on vous demandait « d’analyser le sujet » et que vous n’aviez pas la moindre idée de ce que cela voulait dire. C’est l’occasion de revenir un peu là-dessus.

 

Le sujet « Peut-on préférer le bonheur à la vérité ? » peut être compris de plusieurs façons. Les sujets commençant par « peut-on » ont cette particularité : nous pouvons l’interpréter comme une possibilité logique ou comme une permission morale. Si je vous demande « Pensez-vous que je peux porter un poids de 50 kg ? », cela signifie : pensez-vous que j’en suis capable ? Mais si je demande « Pensez-vous que je peux sortir de la pièce ? » je demande en fait : pensez-vous que j’en ai le droit ? Si on applique cette distinction à notre sujet de dissertation, nous nous retrouvons avec deux questions en une : « Sommes-nous capables de préférer le bonheur à la vérité ? » (ce qui sous-entend : face à la vérité, sommes-nous capables de l’ignorer pour rester dans une illusion qui nous rend heureux ?) et : « Est-il moralement permis de préférer le bonheur à la vérité ? » (par exemple, est-on moralement autorisé à mentir à quelqu’un « pour son bien », pour ne pas le faire souffrir ?) C’est ainsi que s’analyse un sujet de philosophie, et que se construit une dissertation : on voit que grâce à cette distinction entre les deux sens de « peut-on », nous avons déjà deux questions distinctes sur lesquelles nous pouvons développer une réponse. Par ailleurs, nous avons aussi mis en avant les présupposés du sujet : « préférer le bonheur à la vérité » sous-entend un choix entre un bonheur dans le mensonge et la vérité dans la souffrance. Tel est le choix auquel sont confrontés les personnages de l’épisode 4 de la saison 3, nommé « San Junipero. »

 

Au début de l’épisode, nous faisons la connaissance de Kelly et Yorkie dans une soirée, deux jeunes femmes qui n’ont, semble-t-il, plus que quelques mois à vivre. Dès la première scène, le garçon qui accompagne Kelly lui dit d’en profiter car il ne leur reste plus beaucoup de temps. Kelly, pour se débarrasser du garçon, prétend qu’une des filles de la soirée, Yorkie, n’a plus que cinq mois à vivre et qu’elles ont plein de choses à sa raconter. C’est un mensonge, mais qu’une jeune femme d’une vingtaine d’années seulement soit prétendument mourante ne semble surprendre personne.

 

Cette première surprise est vite suivie d’une foule de petits détails du même genre qui nous invitent à nous interroger sur ce qui se passe vraiment dans cette soirée : Yorkie dit qu’elle ne porte ses lunettes que pour le fun, elle est gênée de danser avec Kelly mais celle-ci lui répond que les gens sont moins coincés quand ils viennent « ici », Yorkie dit que c’est sa première fois « ici » mais Kelly est déjà venue. Encore une fois, il est question du peu de temps qui leur reste avant minuit. Et quand minuit arrive, le spectateur ne sait pas ce qui se passe : on se retrouve immédiatement au début de la soirée du lendemain. « Ici », une boite de nuit, ne semble pas être une simple boite de nuit. Le doute se renforce quand un garçon se plaint que toutes les filles d’ici ont l’air de cadavres ambulants, et que quand Yorkie perd de vue Kelly, on lui conseille d’essayer « d’autres époques. »

 

Et en effet, « ici », San Junipero, n’est pas une ville comme les autres : il s’agit d’une ville virtuelle où les personnes âgées peuvent envoyer leur conscience après leur mort. Avant de prendre cette décision, ils peuvent tester la ville de leur vivant. Yorkie n’est pas vraiment mourante ; mais elle est tétraplégique depuis plus de quarante ans. Kelly est bel et bien mourante : les médecins lui avaient donné trois mois à vivre, six mois plus tôt. Contre une réalité difficile pour l’une et pour l’autre, il existe San Junipero, et elles pourraient tout à fait demander l’euthanasie pour être transférées à San Junipero définitivement. Cette ville virtuelle a tout de la « machine à expérience » de Robert Nozick : une expérience de pensée qui vise à tester nos intuitions sur ce que nous préférerions entre une bonheur illusoire et une réalité moins belle.

 

L’expérience est la suivante : imaginez qu’on vous propose d’entrer définitivement dans une « machine à expérience. » Cette machine est telle qu’une fois branché à l’intérieur, vous n’avez plus aucun moyen de savoir que vous êtes dans une machine. Toutes les expériences que vous y faites vous paraîtront parfaitement réelles. La machine, en lien avec votre cerveau, analyse vos pensées pour savoir exactement l’existence qui vous rendrait le plus heureux et vous la construire sur mesure. Mais une fois entré dans la machine, comme ces personnes âgées qui demandent l’euthanasie pour se rendre à San Junipero, vous ne pourrez plus en sortir – de toute façon, vous n’en aurez jamais la pensée, puisque vous ne vous rendrez pas compte que vous êtes dans une machine. Entreriez-vous dans la machine à expériences ? Selon Nozick, et selon les sondages qui ont été fait, les gens ont tendance à préférer une vie authentique, quand bien même elle ne serait pas parfaite, plutôt qu’un bonheur illusoire dans la machine à expérience.

 

Et qu’en est-il dans l’épisode de Black Mirror ? San Junipero n’est pas exactement comme la machine à expérience. Contrairement à la machine de Nozick, les habitants de la ville virtuelle savent qu’ils se trouvent dans une machine et que ce n’est pas la réalité. Ils se souviennent de leur autre vie et c’est ce qui pousse Kelly à ne pas accepter cette proposition : quand sa fille est morte, à trente-neuf ans, elle n’a pas pu profiter de cette opportunité, car San Junipero n’existait pas encore. Son mari, quand il est mort, a refusé de s’y rendre à son tour, pour ne pas être quelque part où sa fille n’est pas. Kelly veut suivre le même chemin. Mais pour Yorkie, les choses sont différentes : tétraplégique depuis ses vingt-et-un ans, elle n’a rien vécu dans le monde réel. Elle aime les femmes mais sa famille conservatrice l’a mise dehors en l’apprenant – c’est à ce moment qu’elle a eu l’accident qui l’a paralysée. Elle ne peut demander une euthanasie parce qu’elle est incapable de s’exprimer et que sa famille s’y oppose évidemment : sa seule solution est de se marier avec son infirmier, pour qu’il puisse donner son consentement. Finalement, c’est Kelly qui la demande en mariage et l’épouse. Va-t-elle finalement préférer vivre une nouvelle vie illusoire, mariée à Yorkie, dans ce « cimetière virtuel », ou finir paisiblement sa vie réelle ? Après plusieurs mois de séparation, Kelly semble comprendre que la vie à San Junipero est tout aussi réelle que celle-ci : qu’est-ce que le réel, au fond, si ce n’est l’ensemble de nos perceptions ? L’épisode se clôt sur l’image d’un robot ajoutant les consciences de Kelly et Yorkie à un immense serveur.

 

Je ne sais pas si c’est également votre cas, mais pour ma part, cette fin me donne toujours un frisson : et si cette immense machine s’arrêtait ? S’il y avait une panne de courant ? San Junipero disparaîtrait, ainsi que tous ses habitants. Ils seraient alors morts. A moins qu’il ne le soient déjà ? Plusieurs fois dans l’épisode, il a été question de San Junipero comme d’un cimetière, de ses habitants comme des cadavres. Mais la mort est-elle la disparition du corps, ou la disparition de toute sensation consciente ? De nombreux questionnements nous viennent devant le spectacle de ces mourants qui choisissent de continuer ou de refaire leur vie dans une immense machine. Un épisode à voir, pour toutes ces raisons, et parce que l’histoire d’une jeune femme qui n’a rien pu faire à cause des préjugés de sa famille et qui trouve cette chance après sa mort est une belle histoire. 

dimanche 7 novembre 2021

Black Mirror, S3E2 : Le temps est-il en nous ou hors de nous ?

 

Nous voilà de retour pour continuer à réfléchir à des sujets de dissertation de philosophie à partir des épisodes de la série Black Mirror. Pour le thème d’aujourd’hui, nous allons nous appuyer sur deux épisodes de la saison 3. L’épisode qui nous intéressera en particulier est le deuxième de cette saison, intitulé « Playtest. » On évoquera également le long épisode de Noël, qui aborde, en un sens, la même question, celle du temps et de la conscience.

 

Le sujet que j’ai choisi pour ce nouvel article est le suivant : Le temps est-il en nous ou hors de nous ? La question se pose car le concept de « temps » peut désigner énormément de choses. Le temps, tout d’abord, est une dynamique de changement, de progrès ou de dégradation. Cette façon de comprendre le temps se fait dans le domaine de la géologie ou de la biologie : c’est en ce sens qu’on parle du passage du temps et il semble évidemment être hors de nous (nous y sommes d’ailleurs soumis également). Toutefois, quelle réalité aurait ce changement sans un observateur conscient capable de faire le lien entre le passé et le présent ? Même si le temps semble exister dans le monde extérieur, à l’instant présent, il n’y a que le présent : c’est notre conscience qui nous permet de faire exister le temps en tant que tel.

 

Un premier problème se pose donc quand on considère cet aspect du temps, mais il y en a un autre, qui sera illustré par ces deux épisodes de Black Mirror : c’est le vécu de ce qu’on appelle le temps. Dans la société, le temps est divisé en années, en mois, en jours, en heures, en minutes et en secondes. Ce découpage est utile dans la vie pratique, puisqu’il permet de se coordonner et de se donner des rendez-vous. Mais ce découpage artificiel (qui correspond à certaines réalités matérielles, comme le mouvement de la Terre dans l’espace) est-il le temps véritable ? Ou le temps désigne-t-il autre chose ? Selon l’activité qu’on est en train de faire, cette heure peut durer très longtemps ou passer très vite : le temps désigne-t-il donc plutôt l’heure objective (qui est hors de nous puisqu’elle est partagée par tous) ou le vécu subjectif de cette durée (qui est en nous) ?

 

L’épisode 2 de la saison 3, « Playtest », nous plonge dans ce vertige concernant le vécu du temps. C’est l’histoire de Cooper, un voyageur qui a presque fini son tour du monde et espère, après avoir vécu toutes ces expériences réelles, se lancer dans les expériences virtuelles. C’est ce qu’il raconte à Sonja, journaliste spécialisée dans les nouvelles technologies, rencontrée par l’intermédiaire d’une application. Pendant ce temps, sa mère, à qui il ne parle plus beaucoup, essaie plusieurs fois de l’appeler, mais il ne décroche pas.

 

A cause d’un piratage de son compte en banque, Cooper se retrouve dans l’incapacité de prendre l’avion pour rentrer. Il recontacte Sonja, qui le dépanne et lui montre une petite annonce, par laquelle une boite spécialisée dans le jeu vidéo d’épouvante recherche un amateur de sensations fortes. Sonja insiste pour qu’il accepte ce travail et prenne en photo tout ce qu’il y voie, car leurs innovations top secrètes vaudront très cher. Une fois sur place, il rencontre Katie, responsable des tests. Elle lui explique que tout est strictement confidentiel et qu’il doit donner ton téléphone et tout ce qui permet de communiquer. Alors qu’elle quitte momentanément la pièce, Cooper rallume son portable que Katie avait préalablement éteint pour prendre une photo et l’envoyer à Sonja. Quand Katie revient, le test de réalité augmentée commence : elle lui injecte une puce derrière la tête. Après une petite séquence avec une taupe virtuelle qui apparaît devant lui, elle le conduit au créateur du jeu, qui lui explique en quoi celui-ci va consister : un jeu vidéo d’horreur personnalisé. La puce qu’on lui a implantée analyse l’activité cérébrale du joueur pour en déduire la meilleure façon de lui faire peur. Un mot d’alerte est choisi pour qu’il puisse arrêter la partie si cela devient trop difficile.

 

La grande partie de l’épisode va alors se concentrer sur les moyens de reconnaître la réalité et le monde virtuel. Une fois plongé dans l’univers du jeu, toujours en contact avec Katie, Cooper va voir et sentir des choses extrêmement réalistes, qui sont pourtant produites par le jeu. Il va même en arriver à douter que ce soit bien une simulation informatique, et croire que tout est réel. Je n’ai pas choisi cet angle pour mon article, parce que je pense que vous trouverez d’autres analyses qui s’intéresse à cet aspect et que j’ai préféré parler du temps. En effet, la fin de l’épisode va être extrêmement perturbante. Alors qu’on vient de voir Cooper se débattre avec ses peurs pendant une longue demi-heure, on découvre qu’à peine le test commencé, son téléphone portable (qu’il avait rallumé contre l’indication de Katie) a sonné, comme sa mère essayait encore de l’appeler. Cela a provoqué une interférence avec la puce qu’on lui avait injectée pour le jeu, et il est mort. L’expérience totale a duré moins d’une seconde. Une seconde qui, pour Cooper, a duré plus d’une demi-heure.

 

En général, quand on joue à un jeu vidéo, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit : on croit n’avoir joué que quelques minutes, alors que ça fait déjà une heure. Ce vécu du temps est ce que nous avons appelé plus haut la « durée » : ce terme est en réalité celui de Bergson dans les Essais sur les données immédiates de la conscience, où il remarque que le temps des horloges, le temps social et objectif, ne représente pas un passage du temps véritable mais plutôt une simultanéité des mouvements. Dire : je te donne rendez-vous à telle heure signifie : quand l’aiguille de nos deux montres, qui sont simultanées, sera à tel endroit du cadran, il faudra que nous soyons également à tel endroit. Il s’agit de lieu de d’espace, non de temps, car le temps est un vécu : le temps véritable est plutôt celui que Bergson appelle la durée, et qui peut varier d’un individu à l’autre.

 

Mais le fonctionnement de cette expérience virtuelle semble fonctionner plutôt comme un rêve : on sait que la durée d’un rêve est toujours beaucoup plus longue que le temps objectif pendant lequel nous avons rêvé. Cette pensée est assez vertigineuse – du moins, à moi, elle me donne le vertige – car nous avons le sentiment très clair d’avoir fait un certain nombre d’actions, ce qui a forcément pris un certain temps, alors qu’il ne s’est passé que quelques secondes.

 

Nous retrouvons ce traitement de la durée dans l’épisode de Noël, « Blanc comme neige », où l’idée que deux consciences vivront différemment un temps objectif identique est poussée à son paroxysme. Dans cet épisode, il est possible de séparer une partie de sa conscience pour la mettre dans une machine : comme cette machine sera un autre nous, elle sera parfaitement adaptée à satisfaire nos besoins : elle sait ce que nous voulons pour le petit déjeuner et peut le préparer à l’avance, de même pour les vêtements, le programme télévisé, etc. Un autre vertige métaphysique concerne justement ce traitement qui est fait de la conscience : c’est moi qui suis soit dans mon corps, soit dans la machine. Mais il est aussi question de temporalité : face à la révolte quasi inévitable de la moitié de conscience qui se retrouve dans la machine, le programmateur est en capacité de la déconnecter et de la laisser seule aussi longtemps qu’il veut. Pour être plus précise : le programmateur peut décider de faire en sorte que la conscience reste seule pendant ce qui lui paraîtra être dix ans, alors que cela n’aura duré que quelques minutes de son point de vue à lui.

 

C’est assez difficile à décrire, alors je vous invite plutôt à regarder ces deux épisodes, et surtout l’épisode de Noël. Il est assez long (une heure et demie me semble-t-il) et plusieurs histoires se superposent, de telle sorte qu’on y traite non seulement du temps et de la conscience, mais aussi de la justice, des interactions sociales, etc. Bref, un épisode intéressant qui vous occupera bien jusqu’à notre prochain article !