dimanche 15 novembre 2020

Idées de lecture : l’identité personnelle

Bonjour à tous, bienvenue à notre rendez-vous mensuel sur les romans populaires à thèmes. La dernière fois, nous avons parlé de politique, des questions souvent posées dans les dystopies, genre de prédilection pour interroger les questions de société et de gouvernement.

 

Aujourd’hui, nous allons parler de l’identité personnelle. A nouveau, j’ai une liste de quatre romans ou sagas, de très belles œuvres, car, au fond, la question de l’identité, la question de savoir qui l’on est, ce qui nous définit, est une très belle question. En philosophie, l’identité personnelle pose deux questions principales : qu’est-ce qui fait que je reste la même personne au cours du temps ? Et : mon identité réside-t-elle essentiellement dans mon corps ou dans mon esprit ?

 

La dernière fois, nous avons vu que la dystopie, société imaginaire d’un futur proche, souvent suite à une catastrophe et répondant à un besoin de reconstruire la nation, était le genre de prédilection des réflexions politiques. Pour l’identité personnelle, nous avons de grandes opportunités en science-fiction et dans le fantastique. Problème de la temporalité, de notre changement au cours des années : quoi de mieux qu’un voyage dans le temps, qu’un personnage qui se rencontre lui-même, pour savoir si l’on est toujours le même ? Problème du lien entre le corps et l’esprit : le fantastique permet de mieux interroger l’esprit, au travers des fantômes ou de métamorphoses du corps, et la fabrication de robots humanoïdes, presque aussi développés qu’un humain, amène parfois à les confondre avec des humains véritables.  

 

J’ai adoré tous les romans dont je vais parler ici. Comme la dernière fois, direz-vous, et c’est normal, je parle essentiellement de romans que j’ai adorés. Mais j’insiste quand même : ils valent le détour.

 


Notre premier roman est Réincarnation Blues de Michael Poore. Lu, pour la petite anecdote, en pleine nuit de février, quand j’étais malade et que je n’arrivais pas à dormir. L’histoire de Milo, qui est mort… plusieurs fois. Les âmes ont le droit de vivre jusqu’à dix mille existences pour essayer d’être digne du Paradis : du bonheur éternel. Tant qu’ils n'en sont pas dignes, ils recommencent… ils choisissent une vie, la vivent, puis meurent. Milo approche de sa dix millième existence et a besoin de parvenir à cette dignité. Pour cela, il lui faut vivre une vie pleinement morale. Milo a donc déjà été un homme, une femme, un insecte, un américain, un indien, un africain, un enfant mort à dix ans, un astronaute du futur, un moine bouddhiste du passé. Au milieu de toutes ces existences, qui est vraiment Milo ? Est-ce cette âme désincarnée qu’il devient après chaque mort, avant de renaître ? Ou n’est-il vraiment Milo que lorsqu’il s’est incarné en quelque chose ? J’ai choisi de parler de ce livre dans le thème de l’identité, mais il est extrêmement riche : il peut illustrer aussi le temps, l’existence, ou le bonheur.

 



Deuxième suggestion, L’échange de d’Alan Brennert. Rick et Richard sont la même personne : ils sont simplement deux versions d’eux-mêmes. Quand Richard était jeune, il rêvait d’être acteur, et sa petite amie est tombée enceinte. Il a renoncé à son rêve de comédies musicales et est resté auprès d’elle pour élever leur enfant. Mais dans une sorte de réalité parallèle, Richard a abandonné sa petite amie qui a avorté ; il est parti à New-York et est devenu une star de Broadway. Un soir, alors que Rick revient dans sa ville natale pour un enterrement, les deux versions se croisent et se reconnaissent. Chacun semble avoir vécu le rêve de l’autre : Richard souffre d’avoir abandonné sa passion, Rick souffre d’être seul, sans femme et sans enfant. Alors, ils échangent leur vie. Dans cette histoire, il s’agit bien de la même personne. Pourtant, tout le monde se rend compte que l’un et l’autre ont « changé » : il est facile de remarquer que ce n’est plus Richard qui vient travailler le matin, que ce n’est plus Rick qui va chanter au théâtre. Que signifie, dans ces conditions, l’identité ? Ils sont la même personne, un seul choix a les a fait partir dans des directions opposées, et pourtant ils sont différents. Faut-il en conclure qu’ils ne sont pas la même personne ? Que ce sont nos choix uniquement qui déterminent notre identité personnelle ?

 


Passons à une trilogie de science-fiction, ou de dystopie, classez-la comme vous préférez. Dans la société du futur qui constitue de cadre de la trilogie Effacée de Teri Terry, les délinquants ont leur mémoire effacée, ils se voient attribuer une nouvelle identité, une nouvelle famille, et recommencent leur vie sous la surveillance d’un bracelet qui évalue leur niveau de bonheur. Si leur niveau de bonheur est trop bas, ils sont tués : la souffrance mène à la violence (ou au côté obscur, comme dirait Maître Yoda, et elle doit être évitée.) Pour notre sujet, je n’ai pas besoin de raconter l’intrigue autour du personnage principal. La question de l’identité apparaît immédiatement : ces délinquants « effacés » sont-ils toujours les mêmes personnes ? Leur mémoire a été complètement effacée, mais leur corps est toujours là. Leur esprit, en un sens, est le même : on n’a pas extrait leur esprit de leur corps pour en mettre un autre, on a simplement « corrigé » celui qui était déjà en place. La quête de vérité des personnages sur leur passé se présente comme une quête d’eux-mêmes. Mais en découvrant qui ils étaient, accepteront-ils que cette personne qui leur est étrangère est bien eux ?

 


Finissons avec un roman auto-édité, l’un des thrillers de science-fiction les plus parfaits que j’aie pu lire. Habeas Corpus de Victor Boissel tient lieu dans un monde où n’importe qui, pourvu qu’il ait assez d’argent, peut choisir d’échanger son corps avec un autre. Rester toujours jeune, changer totalement d’apparence, être plus beau ou plus banal, tout est possible. Mais qui suis-je au milieu de tous ces corps ? Est-ce que je reste la même personne en passant d’un corps à l’autre ? Et quand un meurtre est commis, quand il faut rechercher le coupable, trouver un responsable : qui aura la responsabilité d’un crime qui a pu être commis par les mains (au sens littéral) d’un corps qui n’est pas le nôtre ? Absolument brillant et bien écrit, le dénouement vous fera vous poser beaucoup de questions sur l’identité.

 

Voici pour finir les liens vers les chroniques des romans dont j’ai déjà parlé, pour plus de détails :

Réincarnation Blues ** Habeas Corpus

dimanche 1 novembre 2020

Les grands méchants de Buffy : où est le vrai danger ? (2)

 Merci pour votre fidélité, et pour votre curiosité ! Après avoir analysé les méchants des trois premières saisons de Buffy, dans l'article précédent, nous allons poursuivre avec la saison 4.

 

Avant tout, petit rappel de la liste des méchants et de ce qu’ils représentent : 1 – Le Maître (la cruauté) ; 2 – Angel (la passion) ; 3 – Faith (l’abandon de la raison) ; 4 – Adam (le progrès technique) ; 5 – Gloria (la religion) ; 6 – Warren (l’être humain) ; 7 La Force (le mal)

 

Je ferai un article plus précis sur la saison 4, qui propose une opposition classique et néanmoins intéressante entre la technique et la nature. Concentrons-nous sur Adam, la création humaine, la machine. Créé par l’Initiative, au physique proche des représentations cinématographiques du monstre de Frankenstein, Adam est sans aucun doute la métaphore de l’objet technique qui dépasse son créateur et sort de son contrôle. Dans le monde des adultes, le premier danger auquel nous sommes confrontés est celui-ci : croire que l’on peut garder la maîtrise de toutes nos inventions techniques. Ce thème est classique en science-fiction : les robots qui prennent le contrôle et soumettent l’homme en sont un élément récurrent. Bergson utilise une image pour expliquer ce risque propre à la technique. Chaque objet technique est un prolongement du corps : cette thèse était déjà proposé, dans l’antiquité, par Aristote. Comme l’homme, dans la nature, est faible, il doit inventer de quoi se défendre : un couteau prolonge le bras humain, en lui donnant de quoi se battre ou découper sa nourriture, remplaçant crocs et griffes. La canne à pêche prolonge le bras et le doigt, trop court pour attraper des poissons dans l’eau. L’ordinateur prolonge la mémoire et l’intelligence. A chaque nouvelle invention, notre corps grandit. Mais, remarque Bergson, dans ce corps démesuré, l’âme est toujours aussi petite, et peine à tout contrôler. Il faut donc, avant chaque nouvelle invention, réfléchir à ce dont elle va servir, à l’usage qu’on va en faire, aux limites à lui imposer : telle est la seule façon de ne jamais se laisser dépasser par la technique.

 

La Déesse Gloria, saison 5

Les trois premières saisons déclinent la passion sous différentes formes ; la saison 4, centrale, pose le danger de la technique. Les trois dernières saisons sont celles où règnent pleinement les mythes, la magie, la religion. Willow devient une sorcière puissante aux côté de Tara ; Buffy en apprend plus sur le mythe de la Tueuse, ses interactions avec le Conseil sont plus fréquentes ; le premier antagoniste qu’elle rencontre dans cette dernière partie de la série est la déesse Gloria. La présence de Gloria, au-dessus des autres méchants, l’invincible déesse, n’est pas surprenante ni mystérieuse : s’il y a une chose qui semble être plus dangereuse que les passions, plus dangereuse que les monstres, plus dangereuse que la technique, c’est la religion. La religion, source de génocides, de persécutions, de fanatisme. La saison 5 aurait dû être la dernière, et poser la croyance religieuse comme ce qui amène aux plus graves actions. Et pourtant il y a eu une saison 6. Dans la saison 6, le méchant est Warren. Warren est un homme. Un être humain ordinaire, avec ses désirs, ses passions, son intelligence et ses croyances. Avoir mis l’homme au-dessus du dieu, c’est une façon de dire que ce n’est pas la religion qui est un mal : c’est l’interprétation que l’homme en fait. Est-ce la faute de Dieu si les croisades, le terrorisme, l’Inquisition ont fait des morts ? La religion est-elle ce que nous devons rejeter, ou n’est-ce pas le fait des hommes, qui l’ont utilisée pour justifier leur propre barbarie ? Un mythe grec, raconté entre autres par Euripide dans la pièce Iphigénie en Tauride, dénonce de telles utilisations de la religion à des fins de puissance. En Tauride, un rituel religieux demande de sacrifier tous les étrangers qui arrivent sur cette terre. C’est le sort qui attend Oreste, le célèbre frère d’Iphigénie, poursuivi pour avoir tué sa mère. D’abord en colère contre le dieu qui a ordonné ce rituel, Iphigénie, prêtresse de Tauride, comprend que le dieu n’y est pour rien : c’est le roi de Tauride qui le prend comme prétexte pour justifier son rituel barbare, et assurer sa puissance, en empêchant tout étranger de venir remettre son pouvoir en question.

 

C’est donc l’être humain ordinaire, au travers de Warren, qui est le plus grand danger. Warren n’est pas plus un « monstre » (au sens défini dans l’analyse du Maître) que ne le sont Angel et Faith. Au début, il n’est rien d’autre qu’un adolescent frustré, qui fabrique un robot pour assouvir ses désirs sexuels, puis tombe amoureux et subit un rejet. Il cherche à gagner de l’importance, à gagner du pouvoir, et sa quête du pouvoir le conduit à tuer et à devenir le monstre cruel qui nous apparaît à la fin de la saison. Toute cette progression nous amène à la Force, le mal incarné. Le mal qui s’insinuait dans tous les méchants précédents, et qui est le total de ces derniers. La première fois que la Force apparaît dans la saison 7, c’est de cette façon : en prenant successivement la forme de tous les méchants précédemment analysés. Le mal n’est pas le fait d’êtres isolés, d’êtres exceptionnels et supérieurs : il est en chacun de nous.

 

Nous en avons terminé avec les méchants, et la prochaine fois, nous passerons à l’analyse de deux nouveaux personnages. Qui donc ? Ce sera la surprise, alors on se retrouve le 1er décembre !