mardi 7 décembre 2021

Black Mirror, S4E2 : Sommes-nous maîtres de la technique ?

 

On approche de la fin, avec l’avant-dernière saison de Black Mirror, et l’avant-dernier article d’analyse à partir d’un sujet de dissertation. J’ai envie de dire que je « reviens » à cet épisode 2 de la saison 4, « Arkange », parce que c’est cet épisode qui m’a lancée dans la série. Ce n’est pas le premier que j’ai vu, j’ai bien regardé tous les épisodes dans l’ordre, mais c’est le premier dont j’ai entendu parler. En fait, j’ai vu cet épisode cité plusieurs fois dans des manuels de philosophie de terminale, quand les nouveaux programmes sont sortis et que j’en ai reçu une vingtaine chez moi ! (Eh oui, les profs reçoivent des manuels gratuitement chez eux, la chance hein !)

 

C’est un épisode qui interroge le transhumanisme, la technologie, l’éducation et la liberté. Dans les manuels où il était cité, c’était tantôt pour la technique, tantôt pour la liberté. J’ai choisi l’angle technique, parce que je ne l’ai quasiment pas traité dans cette série d’articles, alors que c’est quand même le thème principal de toute la série. J’ai joué la facilité, je l’avoue, puisque « Sommes-nous maîtres de la technique ? » est le titre de mon cours sur le Livre de la jungle, donc je le traite tous les ans.

 

Commençons, comme d’habitude, par une rapide analyse du sujet pour bien en comprendre les enjeux. Un « maître » peut désigner deux choses : on parle d’un maître d’école, ou d’un maître et son esclave. Les deux « maîtres » n’ont pas le même rôle : le maître de l’esclave est celui qui le contrôle, qui lui donne des ordres, qui le possède. Le maître d’école n’a pas le même rapport avec ses élèves : il est celui qui les instruit, celui qui possède le savoir et le transmet. Nous pouvons donc comprendre la question en deux sens, qui ont deux implications différentes :

- Sommes-nous ceux qui possèdent le savoir technique et sont capables de le transmettre ? Autrement dit, la connaissance technique est-elle propre à l’être humain, et partagée par tous ?

- Sommes-nous ceux qui contrôlent pleinement la technique ? Autrement dit, avons-nous le contrôle total des objets techniques que nous fabriquons ou ne peut-on pas se retrouver dépassé par nos inventions techniques ?

Pour ce qui est de la première question, que nous n’allons pas traiter dans cet article, une bonne dissertation développerait la façon dont la technique permet à l’homme de survivre dans une nature où il n’est pas adapté. Pour la deuxième question, l’épisode Arkange va montrer une mère incapable de résister à sa tablette tactile, comme si c’était la tablette qui la contrôlait plus que l’inverse.

 

Marie, une mère célibataire, est immédiatement présentée comme très angoissée pour sa fille Sarah : elle craint que le bébé n’aille pas bien à la naissance, puis s’inquiète tellement quand elle disparaît après avoir voulu suivre un chat qu’elle lui implante un nouveau logiciel, Arkange, qui permet non seulement de la géolocaliser mais aussi de voir ce que Sarah voit de son point de vue, de contrôler son état de santé, l’oxygène dans son sang, le stress, etc. Et surtout, une fonction permet de flouter les images violentes pour la préserver. Le père de Marie ne se gêne pas pour se moquer d’elle, en repensant au bon vieux temps où « on se contentait d’ouvrir la porte et laisser les enfants s’amuser. » Certes, Marie s’est cassé un bras un jour : mais elle va bien, aujourd’hui, donc où était le mal ?

 

Au début, les utilisations d’Arkange semblent innocentes, peut-être même bénéfiques : Marie s’amuse à surveiller ce que fait sa fille à distance, active le contrôle parental quand un chien l’effraie, et sauve même la vie de son père lors d’une crise cardiaque, quand le contrôle parental l’informe qu’une scène trop violente pour Sarah se produit sous ses yeux.

 

Puis arrivent les premiers problèmes, notamment dans le cadre du développement personnel de l’enfant : à cause du contrôle parental, Sarah ne connaît pas la peur, ni le dégoût, ni même la tristesse. Lors de l’enterrement de son grand-père quelques années plus tard, elle ne peut pas voir sa mère pleurer. A l’école, ses amis se moquent d’elle parce qu’à chaque fois qu’il veulent lui montrer ou lui parler de violence, tout est flouté. Jusqu’au point cuminant, qui va décider Marie à ranger sa tablette pendant plusieurs années : incapable de se rendre compte de ce qu’elle fait vraiment à cause du contrôle parental, Sarah se taillade la main avec un crayon. Marie l’emmène voir un psychologue, qui regrette que Sarah soit très en retard sur le plan émotionnel : elle n’est pas capable de reconnaître les émotions et essaie d’expérimenter des choses. Arkange n’est d’ailleurs jamais sorti et a été interdit en Europe : l’implant que possède Sarah est un prototype. S’il est impossible d’enlever ce dernier, Marie peut toujours désactiver le contrôle parental et ranger la tablette. Sarah ne sera plus sous l’emprise d’Arkange et pourra reprendre la maîtrise de sa vie ; en revanche, Marie va désormais faire l’expérience de cette perte de contrôle, c’est alors son tour d’être soumise à l’objet technique.

 

Loin que la technique nous libère, on voit ici que c’est une fois débarrassée de la technique que Sarah va faire l’expérience de la liberté. En revanche, Marie n’a pas réussi à s’en défaire même si, pendant des années, elles réussira à ne pas toucher à la tablette. Une fois Sarah adolescente, elle va commencer à se comporter comme n’importe quelle adolescente : en mentant à sa mère parfois, en sortant avec un garçon, en testant alcool et drogue. C’est à ce moment que Marie sera incapable de résister à la technique plus longtemps : elle ressort la tablette, voit que sa fille est en plein rapport sexuel, puis qu’elle prend de la drogue, puis qu’elle est tombée enceinte. Comme le lui aurait dit son père de son vivant, ce sont des choses qui arrivent, des choses que font les jeunes, et heureusement la plupart s’en sortent malgré tout. Elle-même prisonnière de l’emprise de la technique, Marie va alors tenter de contrôler entièrement la vie de sa fille : elle menace le garçon avec qui elle sort de porter plainte contre lui s’il la revoit, fait prendre à sa fille une pilule abortive à son insu. C’est d’ailleurs ce dernier évènement qui va permettre à Sarah de découvrir la vérité : si sa mère a su avant elle qu’elle était enceinte, c’est qu’Arkange le lui a dit.

 

En rentrant chez elle, elle découvre effectivement que la tablette est allumée et comprend tout ce qui s’est passé ces derniers jours, comme le fait que son petit ami ne lui parle plus. Une dispute éclate, Sarah frappe Marie avec la tablette et le contrôle parental s’active par erreur, ce qui empêche Sarah de voir et d’entendre qu’elle manque de peu de tuer sa mère. Finalement, la tablette se brise et Sarah peut fuir, libérée de la technique. Marie, elle, est désespérée et n’a plus aucun moyen de savoir où se trouve Sarah : sa libération de la technique, de son point de vue, ressemble plutôt à l’arrêt d’une drogue. Elle était si peu maîtresse de sa tablette qu’une fois qu’elle ne l’a plu, elle est complètement perdue, ne sait plus quoi faire, ne sait plus comment agir. Peut-on encore considérer qu’elle avait la maîtrise de la technique ? Il semble plutôt évident que la technique était le dominant, auquel tous les personnages étaient soumis. Sarah pace que sa mère utilisait la technique pour la soumettre et Marie parce qu’elle ne pouvait plus s’en passer. La technique les a donc privées de liberté en deux sens : une liberté d’agir d’un côté, puisque Sarah était privée de certaines actions à cause de l’effet d’Arkange sur elle ; une liberté métaphysique de l’autre côté, puisque si Marie était pleinement libre de ses actions au sens où rien ne l’empêchait de choisir d’user Arkange ou de ne pas le faire, elle était trop influencée pour vraiment faire le choix du renoncement.

 

La technique n’est donc pas si innocente. Elle n’est pas un simple moyen à notre disposition, que l’on peut user ou laisser selon nos envies : elle impose elle-même sa propre fin. Une fois la technique en notre possession, nous n’arrivons plus à revenir en arrière, à la laisser tomber pour agir sans les bénéfices qu’elle nous apporte.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire