On approche de la fin, avec
l’avant-dernière saison de Black Mirror, et l’avant-dernier article
d’analyse à partir d’un sujet de dissertation. J’ai envie de dire que je
« reviens » à cet épisode 2 de la saison 4, « Arkange »,
parce que c’est cet épisode qui m’a lancée dans la série. Ce n’est pas le
premier que j’ai vu, j’ai bien regardé tous les épisodes dans l’ordre, mais
c’est le premier dont j’ai entendu parler. En fait, j’ai vu cet épisode cité
plusieurs fois dans des manuels de philosophie de terminale, quand les nouveaux
programmes sont sortis et que j’en ai reçu une vingtaine chez moi ! (Eh
oui, les profs reçoivent des manuels gratuitement chez eux, la chance
hein !)
C’est un épisode qui interroge
le transhumanisme, la technologie, l’éducation et la liberté. Dans les manuels
où il était cité, c’était tantôt pour la technique, tantôt pour la liberté.
J’ai choisi l’angle technique, parce que je ne l’ai quasiment pas traité dans
cette série d’articles, alors que c’est quand même le thème principal de toute
la série. J’ai joué la facilité, je l’avoue, puisque « Sommes-nous maîtres
de la technique ? » est le titre de mon cours sur le Livre de la
jungle, donc je le traite tous les ans.
Commençons, comme d’habitude,
par une rapide analyse du sujet pour bien en comprendre les enjeux. Un
« maître » peut désigner deux choses : on parle d’un maître
d’école, ou d’un maître et son esclave. Les deux « maîtres » n’ont
pas le même rôle : le maître de l’esclave est celui qui le contrôle, qui
lui donne des ordres, qui le possède. Le maître d’école n’a pas le même rapport
avec ses élèves : il est celui qui les instruit, celui qui possède le
savoir et le transmet. Nous pouvons donc comprendre la question en deux sens,
qui ont deux implications différentes :
- Sommes-nous ceux qui
possèdent le savoir technique et sont capables de le transmettre ?
Autrement dit, la connaissance technique est-elle propre à l’être humain, et
partagée par tous ?
- Sommes-nous ceux qui contrôlent
pleinement la technique ? Autrement dit, avons-nous le contrôle total des
objets techniques que nous fabriquons ou ne peut-on pas se retrouver dépassé
par nos inventions techniques ?
Pour ce qui est de la première
question, que nous n’allons pas traiter dans cet article, une bonne
dissertation développerait la façon dont la technique permet à l’homme de
survivre dans une nature où il n’est pas adapté. Pour la deuxième question,
l’épisode Arkange va montrer une mère incapable de résister à sa tablette
tactile, comme si c’était la tablette qui la contrôlait plus que l’inverse.
Marie, une mère célibataire,
est immédiatement présentée comme très angoissée pour sa fille Sarah :
elle craint que le bébé n’aille pas bien à la naissance, puis s’inquiète
tellement quand elle disparaît après avoir voulu suivre un chat qu’elle lui
implante un nouveau logiciel, Arkange, qui permet non seulement de la
géolocaliser mais aussi de voir ce que Sarah voit de son point de vue, de
contrôler son état de santé, l’oxygène dans son sang, le stress, etc. Et
surtout, une fonction permet de flouter les images violentes pour la préserver.
Le père de Marie ne se gêne pas pour se moquer d’elle, en repensant au bon vieux
temps où « on se contentait d’ouvrir la porte et laisser les enfants
s’amuser. » Certes, Marie s’est cassé un bras un jour : mais elle va
bien, aujourd’hui, donc où était le mal ?
Au début, les utilisations
d’Arkange semblent innocentes, peut-être même bénéfiques : Marie s’amuse à
surveiller ce que fait sa fille à distance, active le contrôle parental quand
un chien l’effraie, et sauve même la vie de son père lors d’une crise
cardiaque, quand le contrôle parental l’informe qu’une scène trop violente pour
Sarah se produit sous ses yeux.
Puis arrivent les premiers
problèmes, notamment dans le cadre du développement personnel de
l’enfant : à cause du contrôle parental, Sarah ne connaît pas la peur, ni
le dégoût, ni même la tristesse. Lors de l’enterrement de son grand-père
quelques années plus tard, elle ne peut pas voir sa mère pleurer. A l’école,
ses amis se moquent d’elle parce qu’à chaque fois qu’il veulent lui montrer ou
lui parler de violence, tout est flouté. Jusqu’au point cuminant, qui va
décider Marie à ranger sa tablette pendant plusieurs années : incapable de
se rendre compte de ce qu’elle fait vraiment à cause du contrôle parental,
Sarah se taillade la main avec un crayon. Marie l’emmène voir un psychologue,
qui regrette que Sarah soit très en retard sur le plan émotionnel : elle
n’est pas capable de reconnaître les émotions et essaie d’expérimenter des
choses. Arkange n’est d’ailleurs jamais sorti et a été interdit en
Europe : l’implant que possède Sarah est un prototype. S’il est impossible
d’enlever ce dernier, Marie peut toujours désactiver le contrôle parental et
ranger la tablette. Sarah ne sera plus sous l’emprise d’Arkange et pourra
reprendre la maîtrise de sa vie ; en revanche, Marie va désormais faire
l’expérience de cette perte de contrôle, c’est alors son tour d’être soumise à
l’objet technique.
Loin que la technique nous
libère, on voit ici que c’est une fois débarrassée de la technique que Sarah va
faire l’expérience de la liberté. En revanche, Marie n’a pas réussi à s’en
défaire même si, pendant des années, elles réussira à ne pas toucher à la
tablette. Une fois Sarah adolescente, elle va commencer à se comporter comme
n’importe quelle adolescente : en mentant à sa mère parfois, en sortant
avec un garçon, en testant alcool et drogue. C’est à ce moment que Marie sera
incapable de résister à la technique plus longtemps : elle ressort la
tablette, voit que sa fille est en plein rapport sexuel, puis qu’elle prend de
la drogue, puis qu’elle est tombée enceinte. Comme le lui aurait dit son père
de son vivant, ce sont des choses qui arrivent, des choses que font les jeunes,
et heureusement la plupart s’en sortent malgré tout. Elle-même prisonnière de
l’emprise de la technique, Marie va alors tenter de contrôler entièrement la
vie de sa fille : elle menace le garçon avec qui elle sort de porter
plainte contre lui s’il la revoit, fait prendre à sa fille une pilule abortive à
son insu. C’est d’ailleurs ce dernier évènement qui va permettre à Sarah de
découvrir la vérité : si sa mère a su avant elle qu’elle était enceinte,
c’est qu’Arkange le lui a dit.
En rentrant chez elle, elle
découvre effectivement que la tablette est allumée et comprend tout ce qui
s’est passé ces derniers jours, comme le fait que son petit ami ne lui parle
plus. Une dispute éclate, Sarah frappe Marie avec la tablette et le contrôle
parental s’active par erreur, ce qui empêche Sarah de voir et d’entendre
qu’elle manque de peu de tuer sa mère. Finalement, la tablette se brise et
Sarah peut fuir, libérée de la technique. Marie, elle, est désespérée et n’a plus
aucun moyen de savoir où se trouve Sarah : sa libération de la technique,
de son point de vue, ressemble plutôt à l’arrêt d’une drogue. Elle était si peu
maîtresse de sa tablette qu’une fois qu’elle ne l’a plu, elle est complètement
perdue, ne sait plus quoi faire, ne sait plus comment agir. Peut-on encore
considérer qu’elle avait la maîtrise de la technique ? Il semble plutôt
évident que la technique était le dominant, auquel tous les personnages étaient
soumis. Sarah pace que sa mère utilisait la technique pour la soumettre et
Marie parce qu’elle ne pouvait plus s’en passer. La technique les a donc
privées de liberté en deux sens : une liberté d’agir d’un côté, puisque
Sarah était privée de certaines actions à cause de l’effet d’Arkange sur
elle ; une liberté métaphysique de l’autre côté, puisque si Marie était
pleinement libre de ses actions au sens où rien ne l’empêchait de choisir
d’user Arkange ou de ne pas le faire, elle était trop influencée pour vraiment
faire le choix du renoncement.
La technique n’est donc pas si
innocente. Elle n’est pas un simple moyen à notre disposition, que l’on peut
user ou laisser selon nos envies : elle impose elle-même sa propre fin.
Une fois la technique en notre possession, nous n’arrivons plus à revenir en arrière,
à la laisser tomber pour agir sans les bénéfices qu’elle nous apporte.
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