jeudi 23 septembre 2021

Black Mirror S1E3 : Y a-t-il une vertu de l'oubli ?

 

Nous voilà de retour pour notre série de dissertations illustrées par des épisodes de la série Black Mirror. On zappe un épisode, pour passer directement à l’épisode 3 de la saison 1, appelé « Retour sur image », que nous allons utiliser pour répondre à la question suivante : y a-t-il une vertu de l’oubli ?

 

Si la question se pose, c’est parce qu’on considère immédiatement l’oubli comme quelque chose de négatif. Le terme négatif peut s’entendre de deux façons. Le sens que vous avez probablement perçu en premier quand j’ai dit que l’oubli était négatif, c’est le sens « mauvais » : l’oubli est quelque chose qui n’est pas bien, qu’on ne veut pas et qu’on préfèrerait éviter. Effectivement, l’oubli est souvent compris comme une limite à la faculté humaine qu’est la mémoire. Ce serait la marque d’une imperfection de l’être humain, de ses capacités : si l’homme est doué de cette faculté exceptionnelle de se souvenir du passé, cette faculté reste limitée par l’oubli. Par ailleurs, « négatif » peut aussi s’entendre en son sens mathématique : négatif signifie que l’on retire quelque chose. Nous serons toujours d’accord pour dire que l’oubli est une façon de supprimer des éléments de notre mémoire. L’oubli ne fait qu’enlever et ne nous apporte rien (ce qui apporte quelque chose, ce sera le « positif », toujours à comprendre en son sens mathématique).

 

Que l’on prenne l’une ou l’autre de ces définitions, il semble évident que l’oubli est négatif. L’épisode « Retour sur image » va nous amener à nous interroger sur ces deux points : d’une part, l’oubli est-il vraiment une limite aux facultés humaines ? N’est-il pas plutôt une condition nécessaire à l’existence ? n’avons-nous pas, au fond, besoin d’oublier ? Est-ce vraiment un défaut de ne pas pouvoir se souvenir de tout ? D’autre part, l’oubli n’est-il qu’une faculté négative, au sens où il n’est que disparition de souvenirs et ne nous apporte rien ? L’oubli ne serait-il pas plutôt une faculté active, une façon dont notre conscience rejette ce dont nous n’avons pas besoin ou, plus encore, ce qui nuit à notre existence ?

 

Dans notre épisode, les êtres humains ont désormais la possibilité (bien que cette possibilité soit presque une obligation sociale, puisqu’on apprend que ce sont essentiellement les prostituées qui ne le font pas, et que l’on voit très vite que montrer la rétrospective des semaines précédentes est nécessaire pour prendre l’avion ou obtenir un emploi) de s’installer une puce qui enregistre tout ce que l’on voit, entend et ressent. On peut ensuite facilement, grâce à une petite télécommande, revoir ses souvenirs, au ralenti, en accéléré, en agrandissant l’image et même en utilisant des mécanismes comme le fait de lire sur les lèvres. Il est également possible de projeter ses souvenirs sur un écran pour les montrer à autrui. Cette puce a évidemment comme premier objectif la compensation de ce handicap naturel que serait l’oubli. Comme le dit le slogan de la pub pour la mise à jour de la puce : « La mémoire, c’est pour la vie. »

 

Le personnage principal de l’épisode, Liam, commence sa journée par un entretien d’embauche, avant de se rendre à une soirée entre amis. Obsédé par cet entretien, il passe tout le trajet du retour à visionner les images dans sa mémoire, jusqu’à analyser le moindre mouvement de sourcil ou de bras de l’employeur pour essayer de trouver des indices. Cette obsession continuera même pendant la soirée, où ses amis lui proposeront de partager son souvenir pour qu’ils puissent tous lui donner son avis. Mais si tout l’épisode montre la façon dont l’obsession de Liam pour le détail va se développer, son entretien d’embauche va vite être occulté par un autre problème : l’attitude de sa femme, pendant la soirée, avec un certain Jonas.

 

Dans une telle société où personne n’oublie rien, où tout peut être revu, agrandi ou interprété, plus rien ne peut être laissé au hasard. Au quotidien, je n’ai pas continuellement la crainte de dire un mot de travers ou d’avoir, par exemple, une réaction d’ennui ou de dégoût lors d’un entretien ou d’une soirée. D’une part, parce que je sais ce sera vite oublié. Le terme « oubli » ne désigne pas seulement ce qui disparaît de la mémoire. Dire « c’est oublié » peut aussi bien signifier « c’est pardonné ». Or, l’oubli au sens du pardon est également rendu impossible par cette mémoire amplifiée : on voit une scène de dispute entre Liam et sa femme, pendant laquelle une insulte lui échappe. Insulte enregistrée dans la puce de sa femme, qui ne manque pas de lui repasser l’extrait de ce qu’il vient de dire pour lui signifier que cette erreur ne sera jamais effacée. D’autres exemples sont utilisés dans l’épisode : plus de dispute sur qui a dit quoi, il suffit de repasser le souvenir ; plus de mensonge possible ou de mauvaise foi sur ce qui s’est passé tel ou tel jour, puisque toutes les preuves sont conservées. Plus moyen de dire « c’est une histoire passée » puisque, comme le fait remarquer Liam lui-même, le passé sera toujours présent grâce à la puce.

 

D’autre part, si je ne fais pas attention au moindre de mes gestes, c’est parce que je sais qu’on ne va pas forcément remarquer tout ce que je fais. La puce qui a d’abord pour but la conservation de la mémoire a donc un autre effet : l’amélioration de la perception. De même qu’on ne peut pas se souvenir de tout, on ne peut pas tout remarquer : on ne voit que ce que l’on regarde directement, ce sur quoi on se concentre. La perception, comme la mémoire, est sélective. Est-ce, à nouveau, une limite de l’humain ? On pourrait l’interpréter ainsi. Cependant, le philosophe John Locke, dans les Essais sur l’entendement humain, remarque que si notre perception était « plus parfaite », nous ne pourrions plus percevoir du tout. Quand je regarde une horloge, je ne vois pas tous les détails qui la compose : de loin, je ne vois pas forcément toutes ses fissures et imperfections. De près, je ne vois pas l’ensemble des molécules et atomes qui la constituent. Mais si je pouvais voir cet ensemble de molécules, je ne pourrais plus lire l’heure : parfois, face à trop de détails, je ne vois plus l’objet dans son ensemble et je dois reculer pour mieux voir. Notre perception n’est donc pas parfaite, mais adaptée à l’action. Or, grâce à cette puce, ma perception est encore améliorée et je peux revoir tout ce que je n’ai pas eu le temps de voir sur le moment.

 

Dès lors, je ne peux plus, de mon côté, me dire que mon ennui manifeste ne sera pas perçu parce que je reste dans mon coin : je suis comme continuellement filmé. Or, quand je me sais filmé, je fais attention à mes gestes. C’est ce qui conduit, entre autres, l’hôte de la soirée à rire bêtement tout au long de l’apéritif et du dîner, parce qu’elle sait qu’elle sera jugée, que le moindre de ses comportements sera interprété pour savoir si elle a apprécié les invités ou non. Et c’est justement ce qui se passe quand Liam et sa femme rentrent chez eux : ils analysent son comportement et en tirent des conclusions.

 

Pendant la soirée, Liam ne remarque pas tout. Il ne perçoit pas tout. Ce n’est qu’au matin, en regardant soigneusement le vidéo de ses souvenirs, en utilisant la perception améliorée (lecture labiale, agrandissement, ralenti qui permet de s’attarder sur l’ensemble de la scène et non sur un point précis du champ visuel), qu’il comprend que sa femme est bien l’amante de Jonas. Découverte qu’elle ne peut pas nier, puisqu’il peut la forcer à montrer ses souvenirs. Et si les gens ont bien le contrôle de leurs souvenirs, s’ils peuvent effacer ceux dont il ne veulent pas se rappeler, cela laisse un trou dans leur historique : alors, il n’est plus possible de douter du fait que quelqu’un soit en train de cacher une information.

 

Que faut-il donc conclure de cet épisode ? L’oubli est-il une limite de notre faculté qu’est la mémoire ? L’oubli est-il négatif, au sens ordinaire, c’est-à-dire au sens de mauvais ? Sans oubli, plus d’erreur possible. Difficile de mentir puisque la moindre de nos expressions peut être analysée. Mais sans oubli, pas de pardon. Pas de sincérité possible : tout ce que je fais fera toujours partie d’un rôle joué pour qu’on ne puisse jamais rien me reprocher.

mardi 7 septembre 2021

Black Mirror S1E1 : Peut-on être insensible à l'art ?

 

Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle série d’articles de philosophie sur des séries. Après Buffy contre les vampires (dont vous trouverez tous les articles sur cette page), nous allons étudier la série Black Mirror. Il y a évidemment beaucoup de choses à dire sur cette série et tous les épisodes pourraient donner lieu à une réflexion philosophique. Je ne vais pas parler de tous les épisodes, ce serait répétitif dans les thèmes abordés. A la place, et pour changer de la dernière série d’articles, je vais plutôt proposer à chaque fois un sujet de dissertation (qui sont de véritables sujets de bac) et le traiter à partir de l’épisode choisi. Cela permettra aux éventuels lycéens qui passent par-là de voir de quelle façon on peut utiliser les épisodes de Black Mirror pour illustrer un argument dans un sujet de dissertation.

 

Evidemment, cette série d’articles sera 100% spoils, surtout qu’un certain nombre d’épisodes de la série restent mystérieux jusqu’aux révélations finales.

 

Pour ce premier article, je vais parler du très frappant premier épisode de la série, qui s’appelle « l’hymne national ». Nous traiterons le sujet : « Peut-on être insensible à l’art ? » Avant de parler de l’épisode, une rapide analyse du sujet : être « insensible » à l’art peut se comprendre en deux sens. Insensible peut signifier indifférent : autrement dit, on peut se demander s’il est possible de n’éprouver aucun intérêt pour le domaine artistique. Cela semble évidemment possible. L’autre façon de comprendre « insensible », c’est le fait de n’éprouver aucune sensation quand on est mis face à une œuvre d’art. De ce point de vue, on peut se demander si l’art ne provoquer pas nécessairement quelque chose sur le spectateur (ne serait-ce que l’indifférence elle-même, qui reste un sentiment).

 

Maintenant que le sujet est éclairci, parlons un peu plus précisément de cet épisode, qui commence par le visionnage d’une vidéo trouvée sur YouTube. La très populaire princesse Susannah a été enlevée et le ravisseur accepte de le libérer à condition que le premier ministre britannique ait un rapport sexuel consommé et non simulé avec un porc, sans trucage, diffusé en direct sur tous les médias du Royaume-Uni. Même si nous ne l’apprenons qu’à la fin, le ravisseur est en réalité Carlton Bloom, un artiste dont l’exposition controversée a récemment été annulée : la rançon demandée est pour lui une façon de mettre en scène une performance artistique. La vidéo de la princesse dictant les consignes, mise sur YouTube, et tout le débat médiatique sur ce que doit faire ou non le ministre, débat qui occupera la télévision toute la journée, font également partie du spectacle.

 

Même si c’est une révélation finale, plusieurs indices laissent entendre, au cours de l’épisode, qu’il s’agira bien d’une performance artistique. Premièrement, le nom de Bloom est évoqué en tout début d’épisode. La vidéo YouTube a évidemment été vue par beaucoup de monde et un couple s’étonne que la télévision ne parle pas de cette affaire. Ils allument le journal et on entend alors dire qu’on a mis fin à l’exposition controversée de Carlton Bloom. L’information laisse évidemment indifférents les deux amants, qui ne s’intéressent qu’à cette histoire de rapport sexuel avec un porc. Le domaine artistique les laissent donc bien insensibles. L’art, en effet, est de l’ordre de l’inutile ou de l’imaginaire. Alors que la politique, ce dont ce couple veut entendre parler à la télévision, affronte directement la réalité. On voit ici très vite que l’on peut très facilement être insensible, au sens d’indifférent, à l’art. La force de cet enlèvement tient justement au fait que l’on soit indifférent à l’art : personne ne le soupçonne, car tout le monde cherche un opposant politique ou un terroriste. Personne ne cherche un artiste, trop ignoré dans la société.

 

Comme pour s’opposer justement à toute représentation qui serait vue comme artistique, les médias, en préparant ce qu’ils vont dire pour présenter l’affaire en cours, font en sorte que sa présentation soit la plus formelle possible. Il est demandé, notamment, à ce qu’il n’y ait pas de cochon en arrière-plan mais que l’image soit la plus simple possible. Même si les médias réfléchissent bien sûr à leur arrière-plan et aux détails de ce qu’ils vont présenter, cette attention à tout ce qui entoure l’acteur, à tous les détails, cette construction d’un lieu précis et au service de l’histoire relève bien du domaine artistique. Ils veulent s’en séparer pour éviter justement que cette rançon soit donnée en spectacle, mais ils ne savent pas qu’ils sont déjà dans le spectacle.

 

Un autre indice apparaît dans une scène où les soignants d’un hôpital, dont la jeune femme du couple apparu au début, regardent la télévision et entendent le détail des conditions de tournage de la vidéo du ministre. Un des infirmiers remarque que ces règles (à savoir l’absence de trucages, l’absence de musique, le réalisme) correspondent au « Dogme 95 », un ensemble de règles cinématographiques proposées par Lars von Trier. Pendant ce temps, les réalisateurs essaient de contourner ces règles en embauchant un acteur sur lequel ils pensent artificiellement faire apparaître le visage du ministre. Une actrice est invitée au journal télévisé pour donner son avis. La place du cinéma est importante, et pourtant personne ne soupçonne un artiste d’être à l’origine du chantage. C’est à ce moment qu’une nouvelle vidéo est envoyée par le ravisseur, accompagné d’un doigt coupé : il leur a interdit de faire usage de trucages quelconques, façon pour lui de rappeler que l’art ne devrait pas avoir besoin de trucages, mais plutôt être authentique.

 

Arrive alors la fin de l’épisode et la libération de la princesse une demi-heure avant la fin de l’échéance. Pendant ce temps, le ministre et son équipe se préparent à affronter la rançon. Evidemment, toute la ville a les yeux braqués sur la télévision. Personne ne remarque donc que la princesse est libre et qu’il n’y a plus aucune raison de tourner cette scène. Carlton Bloom savait parfaitement que personne ne serait dans la rue à ce moment, parce que si l’on peut être indifférent à l’art en général, personne n’aura été insensible à la diffusion en direct de ce coup de tonnerre artistique. Mais quand la conseillère du ministre apprend la vérité, sa réaction est de dire : « Il ne s’agissait que de ça : faire passer un message. » La tournure de la phrase indique que pour elle, il n’y a rien de sérieux dans une performance artistique. D’ailleurs, elle montre clairement qu’elle n’y a rien compris : il n’y a pas de « message » à l’art. L’art exprime des choses, certes, mais ce sont les médias qui font passer des messages. Le problème est là : tous ont cherché un sens à ce qui était en train de se passer. Tous ont voulu que cela signifie quelque chose, alors qu’il n’y avait d’autre sens que la performance elle-même. C’est bien pour cette raison qu’on peut être indifférent à l’art : il est inutile. Tout ce qui s’est passé dans l’épisode n’aura effectivement servi à rien : c’est cette dure réalité qu’ils choisissent de cacher au ministre à la fin, pour qu’il n’apprenne jamais que cet acte traumatisant était inutile.

 

Par cette mise en scène, Carlton Bloom combat trois choses. Premièrement, la censure de ses œuvres : cette fois, son « œuvre » sera diffusée partout et en direct. Deuxièmement, le fait que personne ne s’intéresse à ses productions, ce qui était visible en début d’épisode, quand la télévision parlait de la fin de son exposition et que le couple attendait d’autres informations : cette fois, tout le monde regarde. Même si, au fur et à mesure de la scène, les spectateurs montrent soit leur choc, soit leur peine, reste que tout le monde continue à regarder : y-compris quand l’infirmière veut éteindre la télévision et que son collègue l’en empêche. Troisièmement, il combat le fait que l’art ne soit pas pris au sérieux : même si c’est le cas au début, et que parmi les spectateur on voit un groupe en rire, bière à la main, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire divertissement, cette première attitude va vite laisser place à des expressions beaucoup plus graves.

 

Carlton Bloom mourra le même jour (probablement un suicide) et un célèbre critique d’art considèrera que cette mise en scène est « la plus grande manifestation artistique du XXIème siècle ». Bloom aura réussi à montrer que personne n’est insensible à l’art, grâce à cette œuvre auxquels tous, y-compris les spectateurs en participant activement (puisque le fait qu’ils soient tous devant leur télévision faisait partie des conditions pour la réussite de cette performance), auront participé.