dimanche 11 septembre 2016

Ainsi parlait Von Krolock

Ainsi parlait Von Krolock

(Ou
Nietzsche et Von Krolock pour les nuls)


« Lassé du jour, malade de lumière,
  • Je sombrai dans le fond, dans le soir et dans l’ombre ;
D’une seule vérité
Brûlant et assoiffé »

(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Le chant de la mélancolie »)

Avant-propos

Cette étude est une analyse du personnage du comte Von Krolock (Le bal des Vampires, de Roman Polanski, adaptation musicale : Tanz der Vampire) à partir de la philosophie de Nietzsche. Elle est, bien évidemment, mi-sérieuse, mi-stupide, mi-utile, mi-ironique, et tout comme l’œuvre d’art chez Kant, sans intérêt, sans concept, sans la représentation d’une fin (inutile d’avoir compris cette phrase, je me laissais juste emporter par la poésie…). Elle peut à la fois servir à mieux comprendre ce personnage fascinant et à s’endormir le soir en lisant une dissertation mortellement… chiante.
Cela étant, autant que possible, j’ai essayé d’alterner les passages sérieux qui font ressortir les références nietzschéennes dans le texte de Krolock (de façon la plus simple et claire possible), et les extraits un peu plus légers, pour permettre au lecteur de faire une « pause » et ne pas être complètement perdu dans ces grandes considérations philosophiques. Mais il y a quand même beaucoup plus de passages sérieux (l’objectif était quand même de montrer comme j’ai raison à propos de Nietzsche et Krolock !)
Dans tous les cas, ce texte ne s’adresse pas à des génies de la philosophie, ni même à des étudiants un peu trop spécialistes qui risquent de repérer la moindre bêtise que je vais dire sur Nietzsche car, bien qu’il soit l’un des rares philosophes devant lesquels je plie le genou, il n’est pas non plus ma grande spécialité… Je vais même avouer que je n’ai lu qu’un seul livre de Nietzsche en entier parce que, comme tous les grands génies, ce qu’il écrit est absolument incompréhensible (n’est-ce pas, Ainsi parlait Zarathoustra…)
J’ai quand même, je l’espère, réussi à le comprendre assez pour tenir un discours cohérent et assez fidèle à sa pensée.

Table des abréviations

Les titres des chansons du Bal des vampires seront cités selon ces abréviations :

B : Bücher
DUG : Die unstillbare Gier =
E : Ewigkeit =
EZB : Einladung zum Ball =
GT : Gott ist tot =
HP : He, Ho Professor

(Je préciserai à chaque fois de quelle chanson est tirée ma citation au cas où je n’aurais pas bien compris les paroles.)

Les œuvres de Nietzsche seront citées selon ces abréviations :

AZ : Ainsi parlait Zarathoustra
FP : Fragments posthumes
GS : Le Gai savoir
HH : Humain, trop humain

Ainsi parlait Von Krolock

Von Krolock aurait-il étudié Nietzsche à l’école ? Assurément pas. Sinon, il aurait su que tout ce dont il passe son temps à se plaindre, la mort de Dieu, l’éternel retour, la maladie, toutes ces choses sont en fait le seul moyen de dire « oui » à la vie. Pourtant, on pourrait croire, à la vue du grand nombre de termes issus du vocabulaire nietzschéen qu’il emploie quand il parle, qu’il ait été élevé à l’école de Nietzsche : le « néant », le « dernier des hommes », le « Verbrecher » même, parce que notre Krolock, comme Nietzsche, parle allemand. Mieux encore, il ne serait pas absurde de se demander si Friedrich n’était pas son père. Nous savons que le comte Von Krolock est très vieux, même si nous n’avons pas d’indication précise sur son âge.
Mais malheureusement, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que Friedrich ne peut être le père de Krolock. En effet, d’après le récit autobiographique qu’il a intitulé « Die unstillbare Gier », notre bon (très) vieux comte était déjà vivant et d’un certain âge au XVIIème siècle, puisqu’il s’amusait déjà à draguer les filles sur la plage brûlante lors de l’été 1617 (nous pouvons nous demander au passage comment la jeune fille en question pouvait avoir une « peau de porcelaine » sous cet « été brûlant ». Il semblerait que ce pauvre Krolock perde un peu la mémoire. Mais ce n’est pas un mal puisque, selon la philosophie de Nietzsche, l’oubli est la condition du bonheur). Or, Nietzsche n’a vécu qu’au XIXème siècle. La seule hypothèse crédible que nous puissions faire serait alors l’hypothèse contraire : Friedrich est peut-être le fils de Krolock, qui aurait écrit tous les précieux enseignements de son père, ou alors simplement son disciple. Ou alors, tout comme le professeur Abronsius a été plagié de ses découvertes scientifiques, Krolock se serait fait pomper toutes ses découvertes philosophiques.
Bref, le comte Von Krolock tient des propos très proches de ceux de Nietzsche et il ne serait pas absurde d’essayer de faire un lien entre les deux. La plupart des thèses de Nietzsche se reflètent dans les propos de Krolock ; cependant, Krolock est victime d’un mal de vivre qui est loin de correspondre à l’idéal d’action et de vie qui serait celle de ce que Nietzsche appelle le « surhomme ». Ainsi, le vampire est-il réellement nietzschéen ou, au contraire, essaie-t-il désespérément de l’être ? En fait, Von Krolock, ce personnage qui apparait en s’exclamant « Gott ist tot ! » n’est-il pas tout simplement… un homme ? Un homme, selon la définition qu’en fait Nietzsche, encore loin (ou pas ?) de l’idéal du « surhomme » ?


Première partie
Le nihilisme et la mort de Dieu
« Dieu est mort », Krolock est le premier à le dire, même avant Nietzsche

Le nihilisme ? C’est quoi ça ? Le nihilisme, chez Nietzsche, c’est la maladie de toute une civilisation, maladie dont il voudrait se faire le médecin. Le nihilisme est le sentiment que l’existence n’a pas de sens, que tout se vaut et que l’effort ne vaut pas la peine : tout est néant, d’où le nom de « nihilisme » (du latin nihil « rien ». Le nihilisme est le culte du « rien »). Cette définition n’est pas sans rappeler les confessions de notre vampire : « J’aimerais tant pouvoir m’envoler mais je m’enfonce au cœur du néant » (DUG). Cette formule résume la maladie européenne diagnostiquée par Nietzsche : plus rien n’a de sens, plus d’idéal vers lequel s’élever ; il n’y a, partout, que néant. C’est pourquoi Nietzsche associe le nihilisme à un autre de ses grands concepts, la mort de Dieu. Cette formule bien connue, « Dieu est mort » (« Gott ist tot » dans sa version originale), apparaît pour la première fois dans le Gai savoir mais la popularité de l’expression est due à sa reprise dans Ainsi parlait Zarathoustra. Dans la version allemande du Bal des vampires, c’est le titre de la chanson qui accompagne la toute première apparition du comte et il faut avouer que ces trois mots dressent immédiatement le portrait de personnage. Krolock, c’est exactement ça : l’absence de tout dieu, dans le sens où Nietzsche entend ce terme.
Cette formule est tellement célèbre qu’elle a d’ailleurs sa propre page Wikipédia, alors il est inutile de s’attarder dessus. (D’ailleurs je t’invite à jeter un œil à cet article Wikipédia, ne serait-ce que pour voir combien de lignes un imbécile qui n’a rien d’autre à faire de sa vie, un peu comme moi, a pu écrire sur cette minuscule phrase.)
La mort de Dieu est l’événement qui entraine la prise de conscience du nihilisme. Comment Dieu est-il mort ? Cela tient au fait que l’avancement de notre civilisation, de la culture, de la science en particulier et même de la morale nous empêche désormais de croire en son existence. Mais si Dieu est mort, son ombre continue de planer sur notre humanité. Autrement dit, si nous ne pouvons plus croire au Dieu éternel des religions monothéistes, nous ne cessons de nous inventer d’autres dieux, d’autres idéaux : l’amour, le travail… « même ceux qui croient en l’homme » (DUG), et surtout, le premier dieu de notre modernité : la science.
Ce qu’il faut comprendre par le terme de « dieu », c’est une chose en laquelle croire, qui donne un sens et un but à notre vie. Autrefois, ce but était la prospérité infinie de l’autre monde, ce en quoi il n’est plus possible de croire. Aujourd’hui, c’est la science, et cette idée très partagée de « progrès ». C’est, incontestablement, le dieu du professeur Abronsius qui annonce, sans la moindre ambiguïté : « je ne crois qu’en mes connaissances, tout le reste est sans importance et je mets toutes mes compétences au service de la logique et la science » (W), et, au cas où on aurait toujours pas compris : « c’est (…) ma profession de foi, j’en fais ma religion » (W).
Or, il se trouve que Krolock, contrairement au professeur Abronsius et à tous ceux qui, refusant le nihilisme, le fait de ne croire en rien, s’inventent tous les jours de nouveaux dieux, Krolock, lui, « ne vit que pour détruire son idéal » (DUG). Mais finalement, est-ce un mal ? Les idéaux qui viennent remplacer Dieu ne sont rien d’autre qu’une illusion, signe de faiblesse. Après avoir enfin vaincu Dieu – ce qui est une véritable victoire selon Nietzsche, mais reprendre sa critique de la religion ici prendrait trop de temps – au lieu de nous libérer de son emprise, nous en avons inventé de nouveaux qui nous emprisonnent tout autant dans le mensonge… si je comprends bien le texte, il y a quelque chose du genre… « comme un sort (?) qui fait qu’on ne peut croire jamais qu’au mensonge, rester dans l’illusoire, et fuir en un songe ( ?), feindre ( ?) enfin l’espoir quand la peur nous ronge » (GT) – mais j’ai un doute sur les paroles. En revanche, je suis sûre de la référence au mensonge, accentuée par le thème de l’illusion et de la peur qui accompagne cette absence de sens (s’il n’y a plus de Dieu pour nous promettre la vie après la mort, en effet, la mort devient objet d’angoisse), référence qui suit, justement, la citation célèbre « Dieu est mort ». Malgré la mort de Dieu – qui est le mensonge par excellence – ce même mensonge est toujours présent, sous d’autres formes. C’est ce que Nietzsche appelle « l’ombre » de Dieu : ces nouveaux idéaux qui ont remplacé Dieu.
Or, voici ce qu’il écrit après voir annoncé la mort de Dieu : « Dieu est mort : mais l’espèce humaine est ainsi faite qu’il y aura encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son ombre. Et nous, il nous faut aussi vaincre son ombre ! » (GS) Les ombres sont les nouveaux idéaux : de ce point de vue, Krolock, qui ne cesse de détruire son idéal, est celui qui se bat contre l’ombre de Dieu, qui essaie désespérément de s’en débarrasser. La vie n’a aucun sens, chacun essaie de s’en donner un – la science pour Abronsius, ou encore l’amour pour Alfred et Sarah, et… Dieu pour Chagall – mais Krolock ne cesse de détruire chaque idéal qu’il pose : là est toute la puissance de ce personnage fondamentalement nietzschéen. Le nihilisme n’est pas à fuir : il faut le regarder en face et accepter cette absence de sens dans notre vie, plutôt que de nous cacher derrière des dieux de substitution.
Si lui parvient à combattre l’ombre de Dieu alors que les autres en sont encore prisonniers, c’est justement parce qu’il n’est pas humain. En effet, comme Nietzsche le précise, cette tendance à créer de nouveaux dieux est due à la nature même de « l’espèce humaine ». L’homme ne peut pas s’empêcher de s’inventer sans cesse des dieux, des idéaux, des buts à suivre pour survivre. Et Krolock est sur la bonne voie même si, loin de se rendre compte qu’il pourrait être le « surhomme » (« Der Übermensch », HH) il regrette de ne pas être le « dernier des hommes » (DUG dans la version française du Bal des Vampires, AZ pour l’utilisation par Nietzsche ; nous reviendrons sur ces deux notions dans la deuxième partie).
Le mensonge, dès lors, est ce qui nous donne envie de vivre plutôt que de nous laisser abattre face à l’absence de sens de l’existence. Pourquoi alors est-il vu comme un mal ? Certes, « on ne peut croire jamais qu’au mensonge » (GT), mais si ce mensonge est ce qui nous permet de vivre ? Nietzsche lui-même semble se contredire entre ses différents textes, admettant parfois que la capacité à accepter le mensonge est le signe du courage. En réalité, Nietzsche distingue différents types de mensonges. Parmi eux, le mensonge par simplification : celui de la science, qui énonce des règles générales et ignore les cas concrets et singuliers ; le mensonge de la religion, qui est le plus grave car il nie l’univers même dans lequel on vit pour en construire un autre, illusoire, qui est le contraire exact de ce monde-ci (expliciter cela revient encore une fois à parler de la critique de la religion par Nietzsche, domaine passionnant mais qui prendrait vraiment trop de temps et, comme je l’ai promis, j’essaie de faire une analyse claire, précise et surtout COURTE. J’essaie. Le meilleur exemple, toutefois, en serait la critique du « Sermon du la montagne » de l’Evangile de Matthieu, texte tellement célèbre de la Généalogie de la morale que lui aussi a peut-être une page Wikipédia consacrée – à vérifier) ; le mensonge de l’art est un mensonge qui intensifie notre perception. Ce dernier mensonge est, pour Nietzsche, le « bon » mensonge qui donne à l’existence toute son intensité et celui qui faut développer dans notre vie.
Pour conclure sur cette première partie, le nihilisme, associé à la mort de Dieu, est la maladie dont Nietzsche veut se faire le médecin. Le remède qu’il propose pour soigner cette maladie est lui aussi largement évoqué par Von Krolock : il s’agit de l’hypothèse de l’éternel retour.

Deuxième partie
L’éternel retour
« L’éternité a infecté nos vies » : voilà la clé de l’intensité de l’existence !

« C’est la même peine qui tombe chaque soir » (DUG) : pour la plupart des religions antiques, c’était ainsi que l’on pouvait résumer l’enfer : une éternelle répétition. Les châtiments mythiques infligés dans l’Antiquité grecque, par exemple, ne se caractérisent pas par la violence des supplices mais par leur répétition sans fin. Les Danaïdes, par exemple, sont condamnées à remplir d’eau un tonneau : rien de très douloureux jusque-là. Mais ce tonneau est percé, et par conséquent ne cesse de se vider à peine rempli : c’est en ce sens que cette existence est infernale. Les Danaïdes devront continuer à mettre de l’eau dans le tonneau et cette entreprise n’aura jamais de fin. Les vampires sortant des tombes sont comme les Danaïdes : « la même peine et les mêmes chaînes », « même angoisse », « même refrain » (E).
A cela s’ajoute la conscience que cette peine ne sera jamais terminée. Or, ce qui permet de supporter la souffrance, c’est soit la perspective qu’elle finira bien par cesser – c’est l’interprétation la plus commune (et qui est très largement rappelée à l’occasion des débats sur l’euthanasie dont, cette fois, je suis spécialiste parce que c’est mon thème de recherches. Je pourrais donc en parler pendant des heures mais ce n’est pas utile, je pense que l’idée est assez claire) – soit le fait qu’elle ait un sens, que nous ne souffrions pas en vain – et ce sera l’hypothèse de Nietzsche à la toute fin de la Généalogie de la morale. Si seulement la répétition éternelle avait un sens, un but, peut-être serait-elle supportable. Hélas, comme nous l’avons vu avant, Dieu est mort et il n’y a plus de sens à l’existence. La peine de Von Krolock est non seulement éternelle, mais insensée. Rien ne peut venir justifier sa souffrance : c’est en cela qu’elle est insupportable.
Et pourtant, ce que Krolock ne voit pas, c’est qu’il tient là justement le moyen de se sauver du nihilisme. L’hypothèse de l’éternel retour, et par-delà cette hypothèse, la possibilité de vivre en acceptant l’éternel retour est le remède contre le nihilisme. L’éternel retour sera la croyance qui viendra contrecarrer les croyances religieuses chrétiennes d’un au-delà meilleur : la religion chrétienne (et cela est l’une des grandes critiques de Nietzsche) nous fait mépriser la vie terrestre. Il faudrait la mépriser, préférer la pauvreté, la faiblesse et le malheur parce que tout cela nous garantit place au Paradis où tous les maux seront inversés. Dès lors, ce qui nous arrive dans cette vie, ces douleurs et ces peines n’ont guère d’importance.
Cela est tout autre avec l’hypothèse de l’éternel retour. Cette hypothèse est formulée en ces termes par Nietzsche, d’une manière certes incompréhensible mais néanmoins très belle et poétique, ce pourquoi je vais recopier ici la citation intégrale :

« Le poids le plus lourd. – Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Dieu est mort ! Au méandre de l’oubli… » Non c’était une blague, ça ne fait pas partie de la citation. ‘Cette vie telle que tu la vis et l’as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchainement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière de poussière !’ – Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant formidable où tu lui répondrais : ‘Tu es un Dieu et jamais je n’entendis rien de plus divin ?’ » (GS)

Le démon qui vient nous trouver la nuit… ressemble beaucoup à Krolock qui vient trouver Sarah au plus noir de la nuit pour lui proposer l’éternité. Pourquoi Krolock lui propose-t-il l’éternité cette nuit-là, lors de sa première apparition ? Parce que Dieu est mort, justement, et il vient remplacer la religion monothéiste de ses parents juifs par l’hypothèse nietzschéenne de l’éternel retour (bien que ce passage semble écrit avec ironie, cette analyse est tout à fait sérieuse).
Mais au-delà de l’aspect théâtral de la scène et de sa concrétisation dans le Bal des vampires, voyons le sens de l’hypothèse de l’éternel retour. Cette hypothèse est, malgré son apparence, très simple : supposons que chaque instant de notre vie soit voué à se répéter éternellement, sans le moindre changement. Comment réagirions-nous ? Dans un premier temps, cette hypothèse paraitrait désespérante et, plus encore, infernale. L’éternelle répétition de chaque douleur et de chaque peine, même infime, est la définition même de l’enfer. Il n’y aurait qu’un démon, une créature elle-même maudite qui viendrait nous proposer cela.
Malgré tout, Nietzsche soulève l’hypothèse que ce démon pourrait apparaitre comme un Dieu, à cette seule condition : « ou bien as-tu déjà vécu un instant formidable. » Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’en croyant, autant que l’on pourrait croire au Dieu d’une religion monothéiste, à l’éternel retour, il n’y a plus aucune échappatoire hors de la vie. Impossible même de se suicider, puisqu’il faudrait revivre ce suicide éternellement : « pas de fin pour nos tristes vies » (HP). Mais pourquoi cette vie serait-elle triste ? L’avantage de l’éternel retour sur l’au-delà chrétien, c’est que nous n’avons pas d’autre choix que d’aimer cette vie, parce que nous ne pourrons de toute façon y échapper. Nous revivrons éternellement chaque instant, alors il faut faire en sorte de rendre notre vie la meilleure possible, cette vie-là, parce qu’il n’y en aura pas d’autre ailleurs.
Nous voilà donc contraints d’apprendre à vivre et à aimer cette vie sans but, sans autre-monde, sans aucun sens. L’hypothèse de l’éternel retour exclut la possibilité d’une vie malheureuse et ratée, car personne ne voudrait revivre une infinité de fois une telle vie. Elle exclut de nos actions tout ce qui n’est pas pleinement volontaire. La seule solution qui nous reste est alors de faire ce que nous aimons, et aussi d’aimer ce que nous faisons, quoi que cela soit. Enfin, nous nous retrouvons avec le devoir de donner un sens à cette vie, parce qu’elle n’en a pas. L’éternel retour nous pousse à être créatifs.
C’est ainsi qu’il faut vivre quand « L’éternité a infecté nos vies » (GT). Très belle citation, qui mêle l’éternité au thème de la maladie. L’éternité est présentée comme une maladie, une maladie existentielle qui aurait « infecté » les vampires. Très pessimiste au premier abord : cependant, il faut rappeler la célèbre thèse de Nietzsche au sujet de la maladie. La maladie n’est pas ce qui nous détruit, ce qui nous empêche d’agir : au contraire, chez Nietzsche, elle est une rupture. Rupture avec la coutume, changement de perspectives et de perception, elle permet un réajustement des priorités : ainsi, malades, chaque sourire devient une victoire, la douleur physique nous aide à vaincre nos préoccupations psychologiques. La révolte contre la souffrance donne sa puissance à la vie. Avoir vécu le pire permet d’apprécier le meilleur. Autrement dit, la vie sans maladie, sans défi, sans obstacle, cette vie laisse vite place à la lassitude. La santé, dès lors, n’est pas définie comme l’absence de maladie : la santé est une lutte et une conquête, la conquête de sa vie à travers l’épreuve de la maladie.
Cela n’empêche pas que la perspective de revivre sans cesse la même chose ait de quoi nous décourager et nous plonger dans une lassitude encore plus profonde. Après tout, comme l’écrit Nietzsche lui-même : « La maladie est un puissant stimulant. Mais il faut être assez sain pour ce stimulant. » (FP) Quel homme serait prêt à affronter cette maladie de l’éternel retour, qui trouverait sa santé en face de cette maladie terrible, la plus horrible et invivable entre toutes ? Cet homme, celui qui aurait accepté et incorporé pleinement l’éternel retour, celui qui serait prêt à revivre chaque instant de l’existence, ce n’est justement pas un homme : c’est ce qui est appelé par ce mot (bien connu dans un contexte tout à fait différent et en un sens plus qu’éloigné de celui qu’en donnait Nietzsche), le « surhomme » (parfois traduit plus justement par « surhumain », « Übermensch »).
Malheureusement, pour Krolock, l’éternité est toujours une maladie et il n’y a pas construit sa santé. Krolock a fait l’expérience de l’éternel retour, mais il s’est retrouvé prisonnier de cet enfer au lieu d’y trouver la voie d’une vie intense et aimée. C’est pourquoi il regrette de n’être pas « un saint ou le dernier des hommes » (DUG). Nietzsche appelle « dernier homme » (AZ), justement, le pendant du surhomme, celui qui correspond au nihilisme. Le dernier homme n’affronte pas : il ne désire pas des obstacles à surmonter, à vaincre, il ne recherche pas le dépassement de soi. Le dernier homme veut simplement une vie de bien-être, dans laquelle il n’a plus rien à craindre, rien à désirer, rien à combattre. Il est purement passif et se réjouit de son absence d’ambition (le dernier homme, au passage, a aussi sa propre page Wikipédia. Décidément, Nietzsche a largement contribué à cette formidable encyclopédie interactive).
La philosophie de Nietzsche, comme on le voit, est donc une philosophie de l’action : la maladie et la souffrance sont nécessaires parce qu’elles font agir et poussent au dépassement de soi, alors que le bonheur donne envie de rester immobile pour le conserver. Cependant, il manque un ingrédient à l’action pour qu’elle soit effectivement créatrice et libératrice : cet élément, Krolock n’a pas encore réussi à se l’approprier. Il s’agit de l’oubli : l’oubli est ce qui permet de dépasser les peines, le mal subi, pour aller plus loin et créer de nouvelles choses, de nouveaux chemins, plutôt que de rester enfermé dans ses souvenirs. Pour agir, il faut oublier ; mais Krolock n’oublie pas. Il le dit lui-même avec pessimisme : « Toutes ces images me hantent et me reviennent. » (DUG)
Revenons au démon qui propose l’éternité à l’homme : tous les évènements sont destinés à se reproduire, exactement de la même manière, sans le moindre changement ; pourquoi, quitte à revivre la même existence, n’essaierions-nous pas de la changer ? La meilleure explication serait celle de l’oubli : rien ne change parce que nous avons oublié cette existence que nous revivons éternellement. L’oubli, ainsi, est la condition de l’existence : prisonniers de notre existence passée, nous n’aurions aucune surprise, et toujours la peur de voir les douleurs revenir. L’hypothèse de l’éternel retour est donc bien un remède au nihilisme, à condition qu’elle soit accompagnée de cet oubli que Von Krolock est incapable de trouver. C’est cette incapacité à oublier qui lui fait regretter le nihilisme, et le fait de ne pas être un saint, le dernier des hommes, un ange ou le diable (DUG), autant de termes issus du vocabulaire religieux.

Troisième partie
La volonté de puissance
« Cet insatiable appétit, » dit-il. Mouais… la volonté de puissance, quoi

Citons tout d’abord ce splendide passage qui est à l’origine de toute cette dissertation, puisque c’est en écoutant ceci que j’ai réalisé à quel point Krolock était le véritable porte-parole de Nietzsche, et pas seulement un petit copieur qui a repris le célèbre « Gott ist tot » pour en faire le titre de sa première chanson (je m’excuse d’ores et déjà pour les erreurs sur les paroles, mais voici ce que j’entends) :

« Il y a ceux qui croient à la science, et ceux qui croient à la gloire,
Il y a ceux qui croient en leur naissance, au grand amour ou au pouvoir,
Il y a ceux qui croient en des dieux bien étranges
Aux démons, aux archanges, à la Terre, à l’Enfer, au serpent, à la pomme,
Il y a même ceux qui croient en l’homme
Mais qu’est-ce qui nous tient par-dessus tout
Qui nous défie qui nous poursuit
Qui nous pourrit qui nous détruit
C’est toujours cet insatiable appétit »

La première partie de ce passage, nous en avons longuement parlé. Voilà toute la liste des dieux de substitution après la mort de Dieu, et même les restes du Dieu monothéiste lui-même. Tout ce qui nous importe à présent est après le « mais ». Rien, pas même la science, ne résiste à l’insatiable appétit, ou, tel que nous allons l’appeler à présent, la volonté de puissance. La preuve en est qu’à la fin de l’histoire, ce n’est pas le dieu illusoire du professeur Abronsius, la science, qui vainc, mais ce sont les vampires, incarnation de cette volonté de puissance.
Commençons par une définition de la volonté de puissance, la plus simple possible, qui sera également très schématique car c’est une notion extrêmement complexe et centrale chez Nietzsche, et il faudra me croire sur parole quand je dis que l’insatiable appétit est la volonté de puissance nietzschéenne, même si les éléments que je vais donner devraient en laisser transparaître quelques ressemblances évidentes (de toute façon, comme d’habitude… eh oui, il y a une page Wikipédia sur la volonté de puissance, mais cette page Wikipédia elle-même précise qu’il n’y a aucune définition claire de la volonté de puissance et que tout ce que nous pouvons faire en est une synthèse à partir des différents textes de Nietzsche).
Dire qu’il n’y a pas de sens à l’existence et au monde, comme je l’ai répété en long en large et en travers, c’est aussi dire qu’il n’y a pas d’ordre, pas d’harmonie prédéterminée à laquelle obéit le monde (ce qui serait très proche de l’idée d’un Dieu créateur : si harmonie il y a, quelqu’un a bien dû l’établir). Il n’y a aucun ordre, mais cependant, toute chose dans ce monde a son sens (il faut comprendre ici « direction » et non plus « signification) : la direction de toute chose, c’est la croissance, l’augmentation, l’expansion, l’intensification, le renforcement. Hommes, animaux, végétaux obéissent à cette logique. C’est ce but universel et inévitable de toute chose que Nietzsche appelle « volonté de puissance ». « La vie est volonté de puissance » (FP), tel est le point de départ d’une bonne partie de sa philosophie. Nous (et par ce « nous » il faut entendre l’ensemble du vivant) ne nous contentons pas d’être, mais nous voulons (sans que ce vouloir soit nécessairement conscient) être davantage.
Toute action, toute lutte va être ramenée à la volonté de puissance. Il est fondamentalement impossible d’échapper à celle-ci. Même condamner comme immorale cette « lutte pour le pouvoir », c’est encore affirmer sa propre volonté de puissance, en voulant étendre notre autorité morale. C’est encore chercher à étendre, intensifier, augmenter son être. Même la soumission totale à une autorité sera interprétée comme le fait de devenir le parasite de la puissance dominante et donc, en un sens, la faire sienne, participer de cette puissance dominante, et étendre par-là sa propre volonté de puissance.
Normalement, le lien entre la volonté de puissance et l’insatiable appétit de Krolock commence à trouver son sens. Quelle est la conséquence de cet appétit ? Plus de vampires. L’être-vampire de Krolock ne cherche qu’à se répandre et s’intensifier. De même que le fervent moraliste luttant contre la logique de la volonté de puissance étend son autorité morale, Krolock répand ce qui le caractérise par son venin. Nous pouvons aller encore plus loin : les nouveaux vampires qu’il engendre semblent à son service, comme ses sbires. Ce sont comme ces valets qui se soumettent à l’autorité pour participer à la volonté de puissance dominante et voir leur être propre répandu sur le monde. Et tout ce en quoi on pourrait croire, tout idéal que nous viendrions à poser, ce ne sera jamais rien de plus que cela, comme Krolock le dit d’ailleurs mieux que moi, « cet insatiable appétit »…
Je vais partager mon étonnement quant à un minuscule détail, une caractéristique que Krolock donne de lui-même : « Cette soif de conquête » (DUG). Ce détail a très certainement fini de me convaincre que cette chanson parlait de la volonté de puissance. En effet : pourquoi cette phrase ? (à part, bien sûr, pour rimer avec 1617, ce qui serait une raison bien pauvre…) Je vais le dire franchement : cette phrase n’a rien à faire là et la première fois que je l’ai entendue, j’ai sérieusement cru que le traducteur avait perdu la boule (et son génie, qui me laisse abasourdie chaque année…). La soif, on comprend : mais pourquoi la conquête ? Pour les seules raisons que nous avons données depuis le début. La conquête par la volonté de puissance, mais aussi la conquête comme celle de la santé contre la maladie, du bonheur d’une existence intense face à l’éternel retour.
Interpréter la vie comme le fait Nietzsche, selon la seule volonté de puissance, aucun doute que c’est anti-chrétien. De toute façon, ce que Nietzsche combat d’un bout  l’autre de son œuvre, c’est la morale chrétienne, parce que c’est une morale ascétique et qu’elle n’est rien d’autre, finalement, que la volonté de puissance des « faibles » (malgré la bande-annonce que j’ai pu en faire depuis le début… j’ai le regret d’annoncer que non, je ne peux toujours pas développer la critique de la religion par Nietzsche, c’est trop long. Et si je dis tout ici je prends le risque que tu n’ouvres jamais un livre de Nietzsche, ce qui serait fort regrettable parce que ça en vaut la peine. Mais pas Ainsi parlait de Zarathoustra, ça c’est humainement pas compréhensible). Certes, cette morale a une utilité sociale, elle est utile pour vivre en communauté. Mais cette morale qui réprime tous les désirs, que fait-elle, à part réprimer la vie même ? C’est pourquoi Nietzsche parle d’une véritable « bêtise » des morales ascétiques. (J’aurais aimé trouver une bonne blague à faire sur les vampires et cette citation très adéquate de Nietzsche : « nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal », mais, après de longues réflexions, je n’en ai toujours pas. Soit dit en passant, cette citation signifie que si certains désirs sont douloureux ou même destructeurs, réprimer le moindre désir pour se guérir de ceux-là serait complètement absurde.) Alors, à la place, chez les vampires : « Le désir est notre seule morale » (EZB). De même, la volonté de puissance pleinement assumée est la seule chose qui guide leurs actions. Pleinement assumée, vraiment ? Le problème est que Krolock ne fait pas l’éloge de la volonté de puissance dans sa chanson, loin de là. Il vante peut-être le désir quand il parle à Sarah (EZB), mais s’en plaint sincèrement une fois qu’il est seul (DUG). Le défaut de Krolock ? Il est là : « Je rêve d’être un volcan, une flamme qui brille, mais je ne fais que m’éteindre » (DUG). Krolock est un faible : il rêve, mais il n’agit pas. Rêver, chez Nietzsche, le philosophe de l’action, ce n’est ni humilité, ni patience, ni aucune des mystifications de la religion : rêver, c’est ne rien faire, c’est faiblesse, crainte et lâcheté. Dans cette citation, il oppose en effet "je rêve" à "je fais".
Comme j’ai promis que cette dissertation ne serait pas (trop) longue, je n’ai résumé ici que les aspects les plus importants et les plus évidents du caractère nietzschéen de Von Krolock. Cependant, lorsque l’on s’arrête au détail du texte, on peut encore ajouter des morceaux de chansons qui auraient lieu d’être étudiées, en particulier dans Die unstillbare Gier – à laquelle j’ai tout de même consacré ma dernière partie – qui mériterait même d’être analysée ligne par ligne, voire mot par mot. Ainsi, par exemple, entendre Krolock dire « Comment connaître le monde, savoir l’essentiel, si je ne me connais pas ? » (DUG) est très intéressant car Nietzsche consacre également une bonne partie de son œuvre à la connaissance de soi pour montrer, contre toute une tradition philosophique qui le précède, que la connaissance de soi est non seulement, en réalité, une construction de soi, tel que chaque prise de conscience sur nous-mêmes nous transforme et transforme nos actions, mais que la recherche d’une connaissance de soi est aussi nuisible. Cela rejoint sa critique de la conscience, ce qui serait non seulement trop longue à exposer (comme celle de la religion !), mais aussi trop compliquée (la critique de la religion, en revanche, c’est assez accessible, et pour ça je te renvoie à La Généalogie de la morale).
Nous nous arrêterons donc ici, avec la volonté de puissance (notion tellement importante que, cette fois, ce n’est même plus qu’une page Wikipédia que Nietzsche et ses successeurs lui consacrent, mais carrément le titre de sa grande œuvre inachevée).













Et pour finir… il y a quelque chose qui me perturbe quand même, mais rien à voir avec Krolock. Non, c’est plutôt… Oui, c’est ça ! Lui ! Abronsius !









Abronsius & Nietzsche



(Je refuse de croire que porter une telle moustache puisse être une coïncidence)









                                                                                                                                       


Conclusion
Abronsius, l’anti-Nietzsche ?

« On est toujours plus libre instruit, il faut propager cette idée. » Voilà comment Abronsius clôt le Bal des Vampires, avec cette réplique très ironique étant donné que son savoir ne lui a servi à rien, pire encore, que son savoir et sa soif de connaissance seront la cause de la victoire des vampires. C’est en pénétrant dans ce château et en s’enfuyant avec Sarah qu’il va répandre sur le monde ce… comment l’appeler ? Fléau ? Maladie ? Eternel retour ? La fin du film Le Bal des vampires, à ce sujet, est beaucoup plus explicite que le spectacle, mais je te laisse regarder ce chef-d’œuvre de nouveau pour t’en rendre compte par toi-même.
Revenons à la conclusion d’Abronsius dans le spectacle : la culture est-elle la condition de la liberté ? Pour Nietzsche, certainement pas, c’est même tout le contraire. La connaissance paralyse l’action : c’est pourquoi il faut transformer ses pensées en instinct, et agir au lieu de réfléchir. Krolock a donc bien des raisons de se jouer de lui en annonçant « Je vois, vous êtes un homme cultivé » (la bonne blague ! L’homme cultivé n’agit pas. Il pense. Aucun risque pour le vampire. D’ailleurs, la suite des événements lui donne raison : Abronsius ne fera pas un geste pour tuer les vampires, toujours – métaphoriquement ? – coupé en pleine action). Abronsius serait donc l’anti-Nietzsche. Pire encore, il ne connaît rien à Nietzsche : et cela est évident, sinon il ne serait pas tombé dans tous les pièges du nihilisme (prendre la science comme Dieu à la place du Dieu mort, nous en avons déjà parlé, et c’est un des signes le plus évident de cette maladie nihiliste.)
Qu’Abronsius ne connaisse rien à Nietzsche, c’est encore plus évident quand on écoute attentivement la façon dont il cite un à un tous les philosophes. Nietzsche est absent de cette liste mais, si je comprends bien les paroles, il apparait plus tard, dans une phrase du genre : « l’école de Nietzsche ainsi que pour tous les sceptiques, c’est le pouvoir des émotions qui prend le dessus quand revient la nuit » (B). J’espère, à propos de cette phrase, que je n’ai pas compris les paroles… j’espère, parce que… tout à fait, ça ne veut rien dire. D’ailleurs, il n’y a aucun moyen d’associer en quoi que ce soit Nietzsche et les sceptiques, ce qui prouve l’ignorance totale d’Abronsius à ce sujet. Ou alors peut-être n’a-t-il tout simplement pas compris le sens des textes à travers le style sublime de cet auteur dont nous avons cité quelques extraits. Il aurait donc essayé de produire une phrase un peu énigmatique, « le pouvoir des émotions qui prend le dessus quand revient la nuit », tout en oubliant que la poésie nietzschéenne a tout de même un sens. (Notons d’ailleurs que dans la version originale de la chanson, s’il est bien question de Kant, Hegel et je ne sais plus qui, Nietzsche est complètement absent. Coïncidence impossible pour un spectacle allemand. Il aurait dû être dans les premiers cités !)
Ce que j’ai donc à dire pour conclure, c’est que Krolock est, finalement, un élève de Nietzsche, mais un mauvais élève (ou alors un professeur superbement dépassé par son élève, si l’on tient compte de la chronologie). Krolock est un homme conscient de ce que Nietzsche a diagnostiqué : il est conscient du nihilisme, là où Abronsius plonge dans le troupeau la tête la première. Mais sa conscience du nihilisme et de la prééminence de la volonté de puissance dans l’existence ne lui permet pas de trouver comment s’en sortir. Certes, il lui manque la capacité d’oubli, et il sera toujours hanté par ses souvenirs. Mais surtout, il lui manque ce devant quoi Nietzsche plie le genou, le remède à toutes les souffrances, la cause de toutes les grandeurs : c’est l’art. Krolock aurait pu vivre éternellement et sans ce sentiment de prison, s’il avait connu l’art. Qu’est-ce qui fait la puissance de l’art ? « Le grand style naît lorsque le beau emporte la victoire sur le monstrueux. » (HH) Ce qui plait dans l’art, selon Nietzsche, c’est la tension entre la beauté de la représentation et l’horreur de ce qu’elle met en scène. 
Pour faire une dernière référence à Die unstillbare Gier, qui est incontestablement la chanson la plus… nietzschéenne de tous les temps, Krolock donne ici beaucoup de choses en lesquelles croire. La science, l’amour, les dieux, le pouvoir… pour dénigrer toutes ces croyances et montrer que finalement elles ne font pas le poids face à l’« insatiable appétit. » Et justement, il ne parle pas de l’art. Il n’y a pas non plus d’art, si je ne me trompe, dans la version originale allemande. En revanche, on parle bien de l’art dans la version de Broadway et cet ajout est, selon moi, une énorme erreur de traduction pour les raisons que nous avons dites (mais comme on le sait, les américains ont la grosse tête, et ils ont vaguement repris le spectacle en en modifiant la moitié, sans tenir compte de la puissance qu’avait la version originale d’un point de vue philosophique). Si Krolock avait essayé de croire à l’art, il aurait enfin atteint l’idéal nietzschéen du surhomme, plutôt que de tout détruire.
Il faut donc sans doute penser, quand on interprète le rôle de Krolock, au fait que le vampire n’est autre qu’un élève qui, bien qu’ayant parfaitement compris la partie théorique de l’enseignement nietzschéen, n’a cependant pas réussi à s’en sortir dans la pratique. Krolock est monstrueux et malheureux, monstrueux parce que malheureux, à cause d’un défaut dans son existence : il n’a pas encore découvert l’art…

samedi 10 septembre 2016

Le retard

Suite au défi lancé par mes Terminales ES... voilà une dissertation sur le retard. Donc au prochain qui voit sur facebook cette image qui dit "la prochaine fois que j'arrive en retard en philo, je demande au prof Qu'est-ce que le retard ?" attendez-vous à une longue, très longue réponse....

Le retard

Le retard se définit en premier lieu comme le fait d’arriver plus tard que l’heure prévue. Parmi les nombreux termes latins traduits par le mot « retarder », nous trouvons « differo » ; or, le premier sens de « differo » n’est pas « retarder » mais « séparer, déchirer » : le retard introduit une limite entre un avant et un après. Quelle est la nature de cette limite ? Quelle est cette déchirure que produit le retard ?
Au premier sens, le retard est un terme péjoratif : être en retard, c’est, dans le domaine sportif, être plus lent que les autres (c’est bien le sens du « tardo » latin), dans le domaine psychologique, être moins développé que les autres, et le sens le plus courant est un non-respect de la vie en communauté et des règles prescrites. Celui qui arrive en retard doit s’excuser, parce qu’il n’a pas ou a refusé de jouer le jeu. Pensons à l’anglais « late » : ce terme aussi est dérivé d’un mot latin, « laedo », qui se traduit entre autres par « blesser », « endommager » ou encore, plus intéressant, « outrager. »
Le retard est donc à la fois une déchirure, une séparation, mais aussi un outrage et une blessure. Arriver en retard semble donc beaucoup moins anodin que cela en a l’air. Quel est le sens véritable du retard dans la vie pratique ? Que reproche-t-on réellement à celui que l’on accuse de retard ? Que perd-on lorsque l’on ne parvient pas à faire les choses à l’heure prévue ?
Le retard le plus commun est déjà une déviance sociale qui met en crise les normes qui permettent la vie en société ; mais le retard prend un sens beaucoup plus fort lorsqu’on l’oppose au progrès de l’histoire humaine ; enfin, nous nous demanderons s’il n’existe pas une positivité du retard, s’il ne peut pas être bon, parfois, de prendre son temps.

I/ Le retard comme déviance sociale

Être en retard, au premier abord, est bien quelque chose que l’on va nous reprocher. C’est une règle que l’on n’a pas suivie. Plus encore, c’est une conduite sociale utile et nécessaire à la vie en commun que nous refusons encore d’appliquer. Le découpage du temps en heure, en effet, permet une certaine prévisibilité des attitudes humaines. Les hommes doivent respecter les horaires prescrits, ce qui permet d’organiser correctement la vie en commun. Cette vie en commun suppose de se détacher de ses tendances naturelles : le besoin comme le désir me poussent à rester endormi le matin, la contrainte de l’heure fait que je dois me lever quand le réveil sonne. Cette première partie de l’éducation, qui consiste à apprendre à l’enfant à renoncer à ses tendances naturelles, Kant l’appelle, dans les Réflexions sur l’éducation, la discipline : cette éducation purement négative consiste à montrer au jeune humain ce qu’il ne doit pas faire, ce qui lui est interdit, afin d’intégrer la société humaine. Arriver en retard est donc un manquement de discipline, un retard, en réalité, sur la construction de l’humanité de l’enfant. Car être humain, c’est aussi être éduqué, apprendre ces règles de la discipline qui seront complétées par une instruction, la phase positive de l’éducation décrite par Kant.
Que reproche-t-on donc à celui qui ne respecte pas l’heure ? Nous n’admettons pas qu’ils puissent encore être sous l’influence de ses désirs et de ses inclinations naturelles au lieu de jouer le jeu de la société. Au lieu de, autrement dit, accepter le rôle qui lui est prescrit, il fait encore ce qu’il a envie. En effet, qu’attendons-nous des autres dans la société ? Nous avons tendance à mettre en avant l’idéal de la liberté. Mais est-ce que nous voulons vraiment que les autres affirment leur liberté, ou qu’ils obéissent à des règles ? Ne préférons-nous pas que chacun reste dans son « rôle », afin que nous puissions prévoir ce qu’il va faire ? Le rôle du professeur, de l’élève, de l’ami, du médecin, c’est d’être à l’heure en premier lieu : tout retard est déjà un décalage avec ce rôle, et toute sortie hors de ce rôle est offensante. Tel est bien ce que remarque Sartre dans L’Être et le Néant au sujet de notre relation avec autrui. Comme il l’écrit, « un épicier qui rêve est offensant pour un acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. » Autrement dit, quand je vais chez l’épicier, je m’attends à ce qu’il me vende son produit, rapidement, pour pouvoir rentrer chez moi sans perdre de temps. Si l’épicier commence à me réciter le poème qu’il a composé, comment vais-je réagir ? Sans doute en souriant faussement, en tapant du pied, et en râlant parce qu’il me raconte sa vie au lieu de faire son travail. Ainsi est divisée la société, en différents rôles qu’il s’agit de tenir, et celui qui croit qu’il peut ne pas jouer le rôle qu’on lui a attribué se verra attribuer un rôle tout de même, celui du « fou ».

Ainsi, le retard est dans la société un manquement de discipline et d’éducation, une offense faite à la vie en commun. Nous pouvons à la fois reconnaître la nécessité absolue de cette discipline, indispensable à une vie en commun bien réglé, et déplorer le fait que toutes ces règles finissent par nous enfermer dans un rôle qui nous impose de renoncer à toute action libre pour plutôt se conformer à ce que les autres attendent de nous. Mais la question du retard devient beaucoup plus grave quand elle s'étend non plus à une société particulière, mais à l’ensemble des sociétés lorsqu’on les compare les unes aux autres.

II/ Retard et progrès : la question de l’histoire humaine

Le sens du retard que nous avons étudié pour le moment prenait le sens de la déchirure, le fait d’avoir manqué le moment où j’étais censé faire ce que la société attendait de moi. Mais un sens beaucoup plus fort est celui que nous allons voir à présent qui, bien plus grave que l’offense, est une infériorité : celui qui est en retard n’est pas au niveau des autres, il est moins bon. Le coureur qui a du retard sur son concurrent lors de la course sera deuxième, il sera moins reconnu, car il est inférieur à celui qui a effectivement gagné. La trivialité de l’exemple n’est pas faite pour dissimuler un emploi similaire du terme lorsque nous parlons des civilisations dites « primitives », qui auraient du retard sur la nôtre. Cette fois, le retard prendre place au centre d’une idéologie particulière de l’histoire, qui considère que l’histoire va dans une certaine direction, doit poursuivre un certain développement : certaines sociétés seraient donc plus avancées, meilleures que d’autres. On voit vite sur quelles dérives une telle thèse peut déboucher : si des sociétés sont inférieures à la nôtre, alors nous pouvons très bien nous en servir comme esclaves, ou considérer qu’il est en notre devoir de les aider à se développer : telle fut bien la conclusion de la colonisation. Le sociologue Pierre Clastres remarque, dans La société contre l’Etat, que cette infériorisation des sociétés différentes des sociétés occidentales est telle que nous utilisons des termes scientifiques pour les désigner. A l’expression de société « primitive » s’ajoute la société « embryonnaire » par exemple, comme si elle restait coincée à une étape inférieure du développement qu’elle est censée suivre. Cette différence, qui est simplement une différence de modèle de société, apparaît alors comme un défaut qu’il convient de corriger, entraînant les dérives que nous avons évoquées.
Mais d’où vient cette tendance à croire en un « progrès » de l’histoire, et pourquoi penser que certains modèles de société, qui ne correspondent pas à nos anciennes sociétés occidentales, en sont à un stade « embryonnaire » ? Pourquoi croire qu’une telle société devrait nécessairement évoluer vers le modèle que nous connaissons aujourd’hui ? Quand Pierre Clastres mène son étude dans les tribus indiennes, ce n’est pas un retard qu’il constate, mais plutôt un effort pour empêcher toute prise de pouvoir par un seul individu, toute contrainte. Ce n’est pas une société qui n’a pas encore eu l’idée de l’Etat mais une société qui se dresse contre l’Etat. En réalité, le retard que nous croyons percevoir ne concerne pas forcément l’organisation de la société, mais peut-être plutôt le développement technique. En effet, la technique est, en un certain sens, le propre de l’homme, qui par ces techniques arrive à se détacher d’une existence animale. La technique permet à l’homme de construire des maisons, de dompter la nature et, en réalité, l’homo sapiens, homme qui sait, est peut-être bien plutôt, comme le suggère Bergson dans L’Evolution créatrice, un homo faber, homme qui fait, parce que c’est justement en fonction des techniques utilisées que l’on va désigner les différents âges de l’humanité : âge de fer, âge de la pierre taillée, etc. Parce que la technique est ainsi l’essence de l’homme, nous avons le sentiment que les sociétés qui n’ont pas le même niveau technique sont en retard quant au progrès de l’humanité.

Ainsi, le côté anodin du retard prend en réalité un sens beaucoup plus grave, que ce soit lorsqu’on le replace au sein de la construction de la société ou, pire encore, lorsque l’on considère le déroulement de l’histoire humaine selon un point de vue finaliste. Mais ne peut-on pas trouver une certaine positivité au retard ? Retarder, repousser l’échéance, n’est-ce pas aussi une façon de mieux prendre le temps de réfléchir pour ne pas faire de mauvais choix ? Si, pour le moment, le retard apparaissait comme une contrainte, un retard dans l’obtention de la liberté, que ce soit la liberté vis-à-vis de la nature ou une liberté historique, sera-t-on vraiment libre si l’on fait tout dans la précipitation, sans jamais s’accorder la moindre remise à plus tard ?

III/ Différer la recherche du plaisir pour atteindre le bonheur

Malgré le fait que le terme de retard soit d’abord péjoratif, il semble évident à l’inverse qu’une décision précipitée n’est pas toujours bonne, ni souhaitable. Un exemple très clair est celui d’un des personnages du mythe d’Er raconté par Platon dans le livre X de La République. Ce mythe raconte comment les âmes, après leur mort, rejoignent les enfers pour choisir la nouvelle vie dans laquelle elles seront réincarnées, parmi un certain nombre de modèles proposés, après avoir purgé leur peine proportionnellement au mal commis. La première âme à choisir se précipite, sans réfléchir, sur l’attirante vie d’un tyran tout puissant. Malheureusement, après avoir oublié ce choix à sa renaissance, ce tyran va maudire les dieux de lui avoir donné ce destin horrible lorsqu’il sera obligé de tuer ses propres enfants pour ne pas perdre le pouvoir, alors que cette vie, il l’a choisie lui-même, sans aucune influence ou contrainte venant des dieux. Le personnage de ce mythe permet de montrer qu’un choix précipité n’est pas un choix libre, mais plutôt un choix hasardeux dont on aura sans doute à subir les conséquences par la suite. Dès lors, si retarder peut signifier déplacer l’échéance de quelque chose, cela peut être bon, quand il s’agit de prendre le temps de choisir. Car, en effet, un choix est d’autant plus libre qu’il est éclairé : plus la connaissance guide mon choix, moins j’aurai à subir de conséquences imprévues et indésirables.
Mais reste qu’à force d’ajourner le moment du choix, nous ne ferons aucun choix du tout. Si prendre son temps peut permettre d’éviter un choix précipité, l’ajournement sans fin risque de nous faire rater le moment d’agir, ce moment opportun que les grecs appelaient le kairos. Le kairos, c’est ce moment d’agir, ce moment où la chance du bonheur se présente et qu’il ne faut pas rater, au risque qu’il ne se présente plus jamais. En effet, comme le rappelle Aristote dans L’Ethique à Nicomaque, il n’existe aucune science exacte qui nous permette d’atteindre le bonheur. Le bonheur suppose un art de la contingence, une connaissance de l’expérience qu’aucune science théorique ne saurait nous donner. Le bonheur, c’est justement l’art de saisir le kairos, d’agir au moment où l’occasion se présente. Dès lors, prendre du retard, c’est manquer le kairos et la chance d’être heureux. On peut bien reprendre ici la formule du pète Horace : « Celui qui ajourne le moment de bien vivre, serait comme le paysan qui attend que l’eau ait fini de couler. » Retarder à l’infini, attendre de connaître toutes les conséquences d’un choix avant de le faire, c’est aussi absurde que d’attendre que la rivière soit vide avant de la traverser. « Retardo » en latin est un verbe qui a donné « retarder ». Mais l’un de ses sens, beaucoup plus effrayant, c’est « paralyser » : une fois que le moment d’agir est passé, il est trop tard. Plus aucune action n’est possible vers le bonheur, car le kairos a disparu.


Ainsi, le retard se définit bien comme le fait d’arriver plus tard que prévu. C’est introduire de l’imprévu dans le réglage ordonné qui permet la vie en société, c’est ne pas s’insérer dans le développement de l’humanité d’une certaine idéologie, mais ce peut être aussi manquer le moment d’être heureux, quand le délai qu’on se donne pour étudier est trop long.