lundi 29 mai 2017

Le texte de la semaine # 5 – « Le cheval et l’âne », La Fontaine

Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.

Le texte d’aujourd’hui est une fable de La fontaine, « Le cheval et l’âne », et vous pourrez l’utiliser dans un sujet portant sur la morale ou le devoir.

Exceptionnellement, avant de commenter la fable, je vais commencer par présenter la thèse philosophique que vous pourrez mettre en rapport : car, en réalité, la « morale » de cette fable n’a rien de morale, et si je vous donne cette fable, ce n’est pas exactement pour appuyer une thèse philosophique, mais plutôt pour avoir un exemple de situation à critiquer grâce à Kant.

Qu’est-ce qu’une action morale pour Kant ? Une action pleinement morale est une action faite par devoir, c’est-à-dire par pur respect de la loi morale. Ce qui signifie qu’une action est morale lorsqu’on la fait uniquement pour faire le bien, sans en tirer un quelconque intérêt ou un quelconque plaisir. Autrement dit, celui qui fait le bien parce que cela le rend heureux n’est pas moral : il agit par inclination ; celui qui fait le bien parce qu’il sait qu’il acquerra une certaine estime sociale n’est pas moral, il agit par intérêt. En effet, le devoir moral est un « impératif catégorique » : c’est un devoir qu’il faut respecter quelles que soient les circonstances, parce qu’il est bien en soi. Il s’oppose à « l’impératif hypothétique » qui est une action que nous devons faire uniquement lorsque nous poursuivons une certaine fin : lorsque je dis que « je dois aller à gauche pour rentrer chez moi », ce « je dois » ne doit évidemment pas être compris comme un devoir moral mais comme un impératif hypothétique.

Le devoir moral n’est donc pas quelque chose qu’il faut faire en vue d’obtenir quelque chose : venir en aide à autrui est un impératif catégorique, il faut aider autrui parce que c’est bien, parce que c’est une loi de la raison, en aucun cas dans l’espoir d’obtenir un avantage ou dans la crainte d’être désavantagé. Or, c’est justement cette erreur qui se glisse dans les premiers vers de la fable : aidez les autres, sinon, vous risquez d’être punis. Dans cette fable, le cheval hautain refuse d’aider l’âne à porter sa lourde charge, alors que cela ne lui aurait pas coûté grand-chose. Action immorale, certes, mais le cheval aurait-il été moral pour autant s’il avait pris le temps de réfléchir ? S’il avait fait ce « calcul », qui lui aurait permis de se rendre compte que toute la charge de l’âne allait lui revenir s’il le laissait mourir, aurait-il eu une attitude morale ? Il est clair que non : en suivant les conseils de La Fontaine, le cheval aurait tout simplement mieux calculé son intérêt, mais en aucun cas il n’aurait agi par devoir.

En ce monde il se faut l'un l'autre secourir.
               Si ton voisin vient à mourir,
               C'est sur toi que le fardeau tombe.

Un Âne accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre Baudet si chargé qu'il succombe.
Il pria le Cheval de l'aider quelque peu :
Autrement il mourrait devant qu'être à la ville.
La prière, dit-il, n'en est pas incivile :
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu. 
Le Cheval refusa, fit une pétarade ;
Tant qu'il vit sous le faix mourir son camarade,
               Et reconnut qu'il avait tort.
               Du Baudet, en cette aventure,
               On lui fit porter la voiture,

               Et la peau par-dessus encor.

jeudi 25 mai 2017

Le livre voyageur # 2 - Interview Marilyne Walker

Le livre voyageur, passé chez sa deuxième lectrice, est déjà reparti à un nouvel endroit de France. Avant d’en savoir plus sur ce nouveau voyageur, je vous propose une petite interview de notre deuxième lectrice, qui est également auteur de Cosmogonie, un roman de science-fiction dont vous pouvez en apprendre davantage à cette adresse : http://www.cosmogonies.org/
N’hésitez pas à passer sur son blog, et à la suivre sur Twitter (@MarilyneWalker_) et sur Facebook (www.facebook.com/Cosmogonies)

Et passons sans plus tarder à l’interview !

Bonjour Marilyne, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?

Bonjour ! Pas facile de se décrire en quelques mots, mais je vais essayer ! Je dirais que je suis une ‘rêveuse déterminée’. Ces deux mots contradictoires résument un peu ma personne : mon esprit est très porté sur le monde de l’imaginaire, pourtant je suis très active et décisive dans ma vie ‘éveillée’. Cette attitude m’a amenée à vivre à l’étranger dans une dizaine de pays les dix-sept dernières années, pour suivre mon travail et mes passions, notamment la poursuite des éclipses solaires.


Avant de vous présenter en tant qu’auteur, pourriez-vous dire quelques mots sur vous en tant que lectrice ? Quel genre de livre aimez-vous lire ? Y a-t-il un livre que vous aimez beaucoup et que vous aimeriez conseiller ?

J’aime beaucoup… beaucoup de livres ! J’ai grandi en lisant de la science-fiction, notamment Asimov, Frank Herbert, Ray Bradbury, puis Stephen King et Barjavel. Plus tard, durant ma longue expatriation, j’ai principalement lu des auteurs anglophones en VO. L’un de mes préférés est Michael Marshall Smith, avec ses œuvres de science-fiction (maintenant traduites et disponible en français sous les titres :) ‘Avance Rapide’ et ‘La proie des rêves’. Un autre est Neal Stephenson, pour ses premières œuvres, traduites sous les titres ‘Le samouraï virtuel’ et ‘l’Age de diamant’. J’ai adoré les nouvelles de Ted Chiang, que je recommande vivement. José Carlos Somoza aussi est absolument incontournable, ses œuvres, qui m’ont complètement happée, sont aujourd’hui traduites et publiées chez Actes Sud. Et bien sûr Haruki Murakami, dans un registre plus poétique.

Passons à votre parcours en tant qu’auteur. D’après votre blog, vous avez une façon très particulière d’écrire un roman : vous privilégiez apparemment une construction rigoureuse et intelligente qui a malheureusement tendance à disparaître. Peux-tu nous en dire plus ?

Il est crucial qu’une histoire soit bien construite, et je pense que c’est encore plus vrai dans le domaine de la SFFF. Cela peut paraître paradoxal, dans la mesure où les domaines de l’imaginaire proposent une infinité de possibilités – pourtant,  comment faire voyager le lecteur dans un univers décalé, dans d’autres mondes, s’il n’arrive pas à y croire ? Une précision de travail accrue est nécessaire, pour qu’un scénario puisse porter une histoire imaginaire jusqu’au point final. J’ai trouvé cette étape de construction d’autant plus difficile, que j’étais moi-même transportée par l’univers de Cosmogonies – mais, gare aux raccourcis ! L’attention au détail est essentielle pour obtenir cette ‘crédibilité relative’, qui permet à l’auteur de conserver toute l’attention du lecteur durant les divers rebondissements de l’histoire. J’ai travaillé périodiquement sur Cosmogonies pendant 6 ans : le plus difficile n’a pas été d’écrire le livre, mais de l’éditer, de limiter son univers, pour donner plus de force à la trame principale.


Quelle a été la réception de votre roman ? Avez-vous été déçue par certaines lectures qui seraient passées à côté d’une de vos nombreuses thématiques ?

La réception de Cosmogonies a été dans son ensemble très bonne. J’ai été ravie de voir que des lecteurs très différents, parfois peu portés sur la science-fiction, ont ‘accroché’ à l’histoire. Je pense que ceci est dû à la dichotomie du récit, qui mêle l’histoire de Mélodie, sur Terre, à l’épopée de Jog et Alias, qui traversent l’univers pour mener à bien leur mission universelle.
Les messages que j’ai voulu faire passer dans Cosmogonies sont profondément humains et d’actualité, ce qui a sans doute permis aux lecteurs de s’identifier aux personnages. Au vu des retours, le message le plus important est passé et le livre a poussé les lecteurs à réfléchir aux questions que j’ai voulu soulever : je n’en demande pas plus.


Vous expliquez également de quelle façon vous en êtes venue à l’autoédition. Qu’est-ce que ce choix vous a finalement apporté ?

Ce choix m’a permis de découvrir une communauté bienveillante bourrée de talent, dont j’ignorais l’existence. Les ventes ne sont pas aussi nombreuses que dans l’édition traditionnelle, mais les opportunités de découvrir d’autres auteurs autant passionnés que moi est une chance extraordinaire, qui me pousse de l’avant vers l’amélioration constante de mes écrits. Cette dynamique a un effet direct puissant sur ma motivation et j’en suis profondément reconnaissante.


Qu’est-ce que vous aimez le plus dans ce statut ?

La liberté. Les rencontres vraies, qui marquent jusqu’à parfois faire changer de perspective, qui ouvrent l’univers des possibles. L’aspect autodidacte, qui pousse à toujours mieux faire. L’empathie, que j’ai pu retrouver chez d’autres auteurs autoédités, un trait d’humanité qui me tient tant à cœur qu’il est l’un des thèmes centraux de Cosmogonies. Enfin, le fait d’être le moteur actif de tous les aspects de la vie du livre est épuisant, mais incroyablement gratifiant.


Comment fais-tu pour diffuser autour de toi l’idée que l’autoédition n’est pas seulement le choix par défaut des « mauvais » auteurs ?

On juge l’arbre à ses fruits. Ainsi, j’essaie de faire découvrir des livres autoédités le plus possible autour de moi. Les gens se méfient un peu de ce qu’ils ne connaissent pas, mais à chaque livre excellent qu’ils découvrent, ils s’ouvrent un peu plus au monde de l’autoédition.
Je multiplie les opportunités de rencontre en salon et en librairie pour faire passer ce message.


Pour finir, une petite anecdote ?

Cosmogonies est sorti en Novembre dernier, il y a tout juste 6 mois – c’est donc assez récent. Mes collègues de travail ont découvert que j’étais auteur le mois dernier, en apprenant que j’exposais au Salon Fantastique à Paris (début Mai), puis au Salon de l’autoédition à Pierre Bénite (le weekend dernier). Ils m’ont pressée de questions, jusqu’à ce que je leur dise le nom de mon livre. Puis, ils se sont tus, absorbés sur leurs ordinateurs. J’ai pensé qu’ils avaient simplement repris à travailler et je suis partie me chercher un café.

En revenant, j’ai pu voir leurs écrans en passant : ils étaient tous en train de lire l’extrait Google de Cosmogonies ! J

lundi 22 mai 2017

Le texte de la semaine # 4 – 1984, Georges Orwell

Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.

Le texte d’aujourd’hui est extrait de 1984 de Georges Orwell, et vous pourrez l’utiliser dans un sujet portant sur l’histoire.

Vous connaissez sans doute déjà cette magnifique dystopie (eh oui, contrairement à ce que j’ai lu récemment sur internet, ce n’est pas Hunger Games qui a inventé la dystopie) présentant un totalitarisme parfait, sous lequel aucune résistance n’est possible.

Le héros du roman, Winston, travaille au Ministère de la Vérité. Ce Ministère doit faire en sorte que toutes les prédictions faites par Big Brother, et toutes les promesses des autres Ministères, soient vraies, afin que la confiance du peuple envers ces derniers soit absolue. Pour cela, ses employés s’appliquent à continuellement transformer et falsifier les archives, les journaux déjà parus, et l’ensemble des médias, pour que l’Histoire disparaisse complètement, et qu’il n’y ait plus aucun point d’appui pour savoir ce qui s’est réellement produit dans le passé. Tout allant dans le sens du régime, y-compris ce qui, normalement, ne trompe pas, les erreurs commises dans le passé, la dictature est absolue, et ce totalitarisme indépassable. Seuls sont au courant les employés du Ministère de la Vérité, comme Winston, mais ils sont évidemment étroitement surveillés, et ne sauraient tenter de nuire à ce régime politique parfait.

Quant au troisième message, il se rapportait à une simple erreur qui pouvait être corrigée en deux minutes. Il n’y avait pas très longtemps, c’était au mois de février, le ministère de l’Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l’engagement catégorique) de ne pas réduire la ration de chocolat durant l’année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait être réduite de trente à vingt grammes à partir de la fin de la semaine. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était de substituer à la promesse primitive l’avis qu’il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d’avril.
Dès qu’il avait fini de s’occuper de l’un des messages, Winston agrafait ses corrections phonoscriptées au numéro correspondant du Times et les introduisait dans le tube pneumatique. Ensuite, d’un geste autant que possible inconscient, il chiffonnait le message et les notes qu’il avait lui-même faites et les jetait dans le trou de mémoire afin que le tout fût dévoré par les flammes.
Que se passait-il dans le labyrinthe où conduisaient les pneumatiques ? Winston ne le savait pas en détail, mais il en connaissait les grandes lignes. Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée.
Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, caricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de documentation qui pouvaient comporter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification.


Cet extrait peut bien sûr être rapproché des propos d’Hannah Arendt dans Vérité et Politique : le propre des régimes politiques oppresseurs, et tout particulièrement du totalitarisme, est justement de chercher à effacer cette vérité même des faits (un lien entre conscience historique et liberté politique) qui sont le point d’appui de l’objectivité en histoire, afin de transformer les historiens en mythologues. L’évidence du fait historique, qui fait partie d’une mémoire partagée, est le socle que l’on ne saurait remettre en cause, si l’on veut faire une histoire proprement scientifique : condition peut-être étonnante, puisqu’elle demande d’accepter l’évidence sans autre preuve que ce qui est déjà bien connu par tous, mais condition nécessaire et indispensable. 

lundi 15 mai 2017

Le texte de la semaine # 3 – Notre Dame de Paris, Victor Hugo

Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.

Le texte d’aujourd’hui est extrait de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, et vous pourrez l’utiliser dans un sujet portant sur le désir.

Vous connaissez sans doute déjà l’histoire de Notre-Dame de Paris, tant elle a été reprise, mais si votre connaissance est imprécise, un petit résumé ne sera pas de trop. L’histoire tourne autour d’Esméralda, une égyptienne fascinante qui vit dans les rues de Paris et qui va attirer l’attention et le désir du prêtre Claude Frollo. Malheureusement pour lui, Esméralda tombe amoureuse du chevalier Phoebus, qui est lui-même déjà fiancé à la jeune Fleur-de-Lys.
Voilà les grandes lignes de l’histoire. Quasimodo, amoureux d’Esméralda lui aussi, est assez secondaire au début, son rôle sera surtout celui de la protéger alors que toute la ville la recherche pour la brûler. Les personnages principaux sont surtout les trois précédents : mais contrairement à ce que Disney vous a appris, Frollo est un homme très bon, très droit, qui a fait beaucoup de bien mais que la présence d’Esméralda va transformer complètement. Au contraire, Phoebus est le véritable méchant de l’histoire, car il va accuser faussement Esméralda d’avoir tenté de l’assassiner.

Maintenant que j’ai brisé votre enfance, je vais pouvoir vous parler du problème philosophique que je voulais aborder : le désir. Toute l’histoire va tourner autour du désir que Phoebus, Quasimodo et Frollo vont éprouver pour Esméralda ; mais l’approche qui me semble la plus intéressante pour vous est celle de Frollo.
Le prêtre représente bien entendu la négation des désirs, la force de la foi en ce qu’il y a de supérieur, de spirituel, contre les désirs issus du corps. Frollo, par la moralité sans faille qu’il a développée tout au long de sa vie, représente l’homme qui a su parfaitement renoncer à tous ses désirs, comme la morale chrétienne le commande. C’est une telle description que l’on a dans le passage ci-dessous, dans la toute dernière partie du livre : Frollo regarde le paysage, et il est décrit comme incapable de voir les nuances entre les choses, entre les moments de la journée, ces nuances qui constitue la beauté du monde : il n’y a pas de beauté pour Frollo, car tout ce qui pourrait l’attirer, ou lui procurer une sensation de plaisir, est banni.
Pourtant, il regarde fixement, avec une sorte de fascination, la femme qu’il désire être conduite à la potence, et pendue. Il la regarde mourir avec un véritable plaisir : loin d’éprouver un désir innocent, comme celui de Quasimodo qui va prendre la forme d’une protection, Frollo, après avoir tenté de renier tout désir, éprouve le désir le plus noir et le plus malsain qui soit : il prend du plaisir au spectacle de la mort.
La chute finalement de Frollo peut être interprétée comme une métaphore : il a voulu fuir le désir, il est littéralement détruit par celui-ci. Car Quasimodo, qui est un être presque sauvage, incapable de parler, ne possède pas les notions de bien et de mal : il est un être uniquement de désir, et s’il apparaît bon dans l’histoire, c’est parce que ce désir est pur. Ce désir sain, naturel, que Frollo a fui, qu’il a enfoui comme il garde Quasimodo enfermé dans sa cathédrale pour que les autres ne le voient pas, va se transformer en haine, en colère, et le pousser dans le vide. Quasimodo est ainsi la métaphore du désir de Frollo : il est cette partie sauvage, son « inconscient » pourrait-on dire maintenant, qui n’a rien de fondamentalement mauvais, mais qui à force d’être opprimé va se révolter contre son maître.

En dehors de la balustrade de la tour, précisément au-dessous du point où s'était arrêté le prêtre, il y avait une de ces gouttières de pierre fantastiquement taillées qui hérissent les édifices gothiques ; et, dans une crevasse de cette gouttière, deux jolies giroflées en fleur, secouées et rendues comme vivantes par le souffle de l'air, se faisaient des salutations folâtres. Au-dessus des tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on entendait de petits cris d'oiseaux.
Mais le prêtre n'écoutait, ne regardait rien de tout cela. Il était de ces hommes pour lesquels il n'y a pas de matins, pas d'oiseaux, pas de fleurs. Dans cet immense horizon qui prenait tant d'aspects autour de lui, sa contemplation était concentrée sur un point unique.
Quasimodo brûlait de lui demander ce qu'il avait fait de l'Égyptienne ; mais l'archidiacre semblait en ce moment être hors du monde. Il était visiblement dans une de ces minutes violentes de la vie où l'on ne sentirait pas la terre crouler. Les yeux invariablement fixés sur un certain lieu, il demeurait immobile et silencieux ; et ce silence et cette immobilité avaient quelque chose de si redoutable que le sauvage sonneur frémissait devant et n'osait s'y heurter. Seulement, et c'était encore une manière d'interroger l'archidiacre, il suivit la direction de son rayon visuel, et de cette façon le regard du malheureux sourd tomba sur la place de Grève.
Il vit ainsi ce que le prêtre regardait. L'échelle était dressée près du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. Un homme traînait sur le pavé une chose blanche à laquelle une chose noire était accrochée. Cet homme s'arrêta au pied du gibet. Ici il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. Ce n'est pas que son œil unique n'eût conservé sa longue portée, mais il y avait un gros de soldats qui empêchait de distinguer tout. D'ailleurs, en cet instant le soleil parut, et un tel flot de lumière déborda par-dessus l'horizon qu'on eût dit que toutes les pointes de Paris, flèches, cheminées, pignons, prenaient feu à la fois.
Cependant l'homme se mit à monter l'échelle. Alors Quasimodo le revit distinctement : Il portait une femme sur son épaule, une jeune fille vêtue de blanc ; cette jeune fille avait un nœud au cou. Quasimodo la reconnut. C'était elle.
L'homme parvint ainsi au haut de l'échelle. Là il arrangea le nœud. Ici le prêtre, pour mieux voir, se mit à genoux sur la balustrade.
Tout à coup l'homme repoussa brusquement l'échelle du talon, et Quasimodo, qui ne respirait plus depuis quelques instants, vit se balancer au bout de la corde, à deux toises au-dessus du pavé, la malheureuse enfant avec l'homme accroupi les pieds sur ses épaules. La corde fit plusieurs tours sur elle-même, et Quasimodo vit courir d'horribles convulsions le long du corps de l'Égyptienne. Le prêtre de son côté, le cou tendu, l'œil hors de la tête, contemplait ce groupe épouvantable de l'homme et de la jeune fille, de l'araignée et de la mouche.
Au moment où c'était le plus effroyable, un rire de démon, un rire qu'on ne peut avoir que lorsqu'on n'est plus homme, éclata sur le visage livide du prêtre. Quasimodo n'entendit pas ce rire, mais il le vit. Le sonneur recula de quelques pas derrière l'archidiacre, et tout à coup se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans l'abîme sur lequel dom Claude était penché.
Le prêtre cria : – Damnation ! et tomba.

Vous pouvez grâce à l’exemple de Frollo illustrer cette thèse de Nietzsche du Crépuscule des idoles : ceux qu’il appelle les « faibles », ceux qui, pour ne pas se laisser entraîner par leur désir, vont tout simplement essayer de ne plus rien désirer du tout, ne vont pas réussir, du fait de leur faiblesse, à véritablement contenir leur désir. Autrement dit, en voulant nier totalement les désirs, ils prennent le risque de se retrouver dépassés et entièrement soumis au désir, qu’ils ne contrôlent plus. Il est donc absurde, selon Nietzsche, de vouloir se défaire de ses désirs : absurde premièrement parce que c’est une pratique semblable à celle de ces « dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles cessent de faire mal » ; absurde ensuite pour ce que nous avons vu, parce qu’il n’y a pas de sens à vouloir ne plus désirer. Pire encore, cela se révèlerait dangereux.

C’est pourquoi Nietzsche critique fermement la morale chrétienne illustrée par le personnage de Frollo, une morale castratrice, qui en plus de nier la nature même de l’homme et sa volonté de puissance, est une morale totalement inefficace. 

lundi 8 mai 2017

Le texte de la semaine # 2 – Les Euménides, Eschyle

Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.

Le texte d’aujourd’hui est extrait des Euménides d’Eschyle, encore une pièce de théâtre, et vous pourrez l’utiliser dans un sujet portant sur la Justice et le Droit.

D’abord, quelques mots sur cette pièce : elle fait partie d’une trilogie appelée L’Orestie et en est la troisième partie. L’Orestie raconte l’histoire de la famille d’Oreste, à partir du retour d’Agamemnon, qui était à Troie pour la guerre. Quand Agamemnon rentre chez lui, sa femme Clytemnestre prévoit de l’assassiner, aidée de son amant Egisthe, pour venger leur fille Iphigénie. En effet, avant de partir en guerre, Agamemnon a dû sacrifier sa fille Iphigénie pour que les vents leur soient favorables. Clytemnestre choisit donc de la venger en tuant Agamemnon.
Dans la deuxième pièce, les Choéphores, la fille d’Agamemnon, Electre, demande à son frère Oreste de venger la mort de leur père en tuant leur mère Clytemnestre.
Vous suivez ? Je reprends :
- Agamemnon sacrifie Iphigénie pour que les dieux aident les Grecs à partir en guerre contre Troie.
- Clytemnestre assassine Agamemnon pour venger Iphigénie.
- Oreste assassine Clytemnestre pour venger Agamemnon.

Nous voilà donc à la troisième pièce, les Euménides, dans laquelle Oreste, qui n’a toujours pas payé pour son crime, est poursuivi par les Erinyes (qui sont l’autre non des Euménides), divinités de la vengeance, qui sont là pour défendre les victimes et s’assurer qu’un criminel ne sera jamais en paix. Il s’agit bien ici de vengeance : l’ensemble de ces pièces illustre le cycle infernal de la vengeance, qui ne s’arrête jamais. Chaque crime en appelle un nouveau qui à son tour doit être puni.

Dans cet extrait, la déesse Athéna intervient auprès d’Oreste et des Euménides pour mettre fin à cette suite de vengeances. Voilà ce qu’elle propose de faire : convoquer les citoyens les plus brillants pour qu’ils jugent en commun du sort d’Oreste : doit-il être puni ou pouvons-nous l’acquitter ? Cette pièce raconte donc la création du tribunal d’Athènes, la création de la justice, qui vient s’imposer contre les rapports de force infinis que constitue la vengeance. Car la vengeance n’est rien d’autre qu’un rapport de force : celui qui a la puissance de se venger veut avoir le dernier mot, mais il y aura toujours quelqu’un pour lui montrer que finalement, il n’était pas le plus fort. En instaurant la justice, on met fin à la vengeance, et c’est justement là l’objectif du Droit : faire régner la raison plutôt que la force naturelle.


LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu sauras tout en peu de mots, fille de Zeus. Nous sommes les Filles de la noire Nuit. Dans nos demeures souterraines on nous nomme les Imprécations.

ATHÈNA.
Je connais votre race et votre nom.

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Tu vas savoir quels sont mes honneurs.

ATHÈNA.
Je le saurai quand tu me l’auras dit clairement.

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
De toutes les demeures nous chassons les meurtriers.

ATHÈNA.
Et où cesse la fuite du meurtrier ?

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
En un lieu où toute joie est morte.

ATHÈNA.
Et c’est là ce que tu infliges à celui-ci ?

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Certes, car il a osé tuer sa mère.

ATHÈNA.
N’y a-t-il point été contraint par la violence de quelque autre nécessité ?

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Quelle violence peut contraindre de tuer sa mère ?

ATHÈNA.
Vous êtes deux ici ; un seul a parlé.

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Il n’accepte point le serment et ne veut point le prêter.

ATHÈNA.
Tu aimes mieux la Justice qui parle que celle qui agit.

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Comment ? Instruis-moi, car tu ne manques pas de sagesse.

ATHÈNA.
Je nie qu’un serment suffise à faire triompher une cause injuste.

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Examine donc ma cause et prononce une juste sentence.

ATHÈNA.
Ainsi vous me remettez le jugement de la cause ?

LE CHŒUR DES EUMÉNIDES.
Pourquoi non ? Nous te proclamons digne d’un tel honneur.

ATHÈNA.
Pour ta défense, Étranger, qu’as-tu à répondre ? Avant tout, dis-moi ta patrie, ta race et les événements de ta vie ; puis, tu repousseras l’accusation, si, toutefois, c’est confiant dans la justice de ta cause que tu as embrassé cette image sur mon autel, suppliant pieux, comme autrefois Ixiôn. Réponds à tout, afin que je comprenne clairement.

ORESTÈS.
Reine Athèna, avant tout je dissiperai le grand souci que révèlent tes dernières paroles. Je ne suis pas un suppliant qui n’a rien expié ; et ma main n’a point souillé ton image. Je t’en donnerai une grande preuve. C’est la loi que tout homme souillé d’un meurtre restera muet jusqu’à ce que le sang d’un jeune animal l’ait purifié. De cette façon, depuis longtemps je me suis purifié en d’autres lieux par le sang des victimes et les Eaux lustrales. Donc, tu ne dois plus avoir ce souci. Pour ma race, tu sauras promptement quelle elle est. Je suis Argien, et tu connais bien mon père, Agamemnôn, le chef de la flotte des hommes Akhaiens, et par lequel tu as renversé Troia, la ville d’Ilios. De retour dans sa demeure, il est mort, non avec gloire, car ma mère, ayant tendu des embûches, l’a tué après l’avoir enveloppé dans un filet. Elle l’a tué dans un bain, ainsi qu’elle l’a avoué. Moi, étant revenu d’exil, après un long temps, j’ai tué celle qui m’avait conçu, je ne le nie pas, la châtiant ainsi du meurtre de mon père très-cher. Mais Loxias est de moitié avec moi dans le crime, m’ayant annoncé que je serais accablé de maux si je ne vengeais la mort de mon père sur les coupables. Pour toi, que j’aie bien ou mal fait, juge ma cause. Je me soumettrai à tout ce que tu auras décidé.

ATHÈNA.
La cause est trop grande pour qu’aucun mortel puisse la juger. Moi-même, je ne puis prononcer sur un meurtre dû à la violence de la colère ; surtout, parce que, ton crime accompli, tu n’es venu, en suppliant, dans ma demeure, que purifié de toute souillure. Puisque tu as ainsi expié le meurtre, je te recevrai dans la Ville. Cependant, il n’est pas facile de rejeter la demande de celles-ci. Si la victoire leur était enlevée dans cette cause, elles répandraient en partant tout le poison de leur cœur sur cette terre, et ce serait une éternelle et incurable contagion. Certes, je ne puis renvoyer ou retenir les deux parties sans iniquité. Enfin, puisque cette cause est venue ici, j’établirai des juges liés par serment et qui jugeront dans tous les temps à venir. Pour vous, préparez les témoignages, les preuves et les indices qui peuvent venir en aide à votre cause. Après avoir choisi les meilleurs parmi ceux de ma ville, je reviendrai avec eux, afin qu’ils décident équitablement de ceci, en restant ainsi fidèles à leur serment.


Ce texte vous permettra évidemment d’illustrer la distinction que fait Hegel entre les deux types de réparation d’un crime, la vengeance et la punition. Dans la Propédeutique philosophique, il soutient que seule la punition est véritablement juste, parce qu’elle a été donnée par un tiers impartial. Pourquoi faire appel ainsi à une tierce personne ? Parce que la vengeance est guidée par la passion, et que celui qui se venge risque bien souvent de le faire de façon disproportionnée par rapport au crime de départ. De plus, et c’est bien ce qui apparaît dans cette pièce, la vengeance ne sera pas perçue comme une réparation, mais comme un nouveau crime qui va demander à son tour une punition, et le cycle ne s’arrêtera jamais. 

lundi 1 mai 2017

Le texte de la semaine # 1 – Les Mains Sales, Jean-Paul Sartre

Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.

Le texte d’aujourd’hui est extrait des Mains Sales de Jean-Paul Sartre. Vous pourrez l’utiliser dans une dissertation sur la politique et la morale.

Dans cet extrait, deux personnages appartenant au Parti Communiste débattent de la façon dont il faut mener le Parti au pouvoir, dans un pays dirigé par les fascistes.
Hoederer, un des dirigeants du Parti, veut faire une alliance avec les fascistes : de cette façon, il obtiendra plus de pouvoir. Une fois qu’il sera bien installé, il a donc l’intention de trahir ses alliés les fascistes pour que le Parti soit le seul à diriger, ce qui lui permettra d’instaurer la société idéale dont le communisme est l’expression.
Au contraire, Hugo, un autre membre du Parti Communiste, refuse catégoriquement toute alliance avec un régime qui est à l’opposé de leurs idéaux : faire cette alliance, même pour obtenir le pouvoir, est contraire à toutes les valeurs qu’ils s’efforcent de promettre à la société. Ne désirant pas trahir ses propres convictions, même pour la bonne cause, Hugo s’oppose à Hoederer.
Mais Hugo n’est-il pas un idéaliste qui n’a rien à faire dans la politique ? Est-il possible de rester pleinement moral, pleinement fidèle à nos idéaux, dans ce qui est de la conduite d’un pays ? Ce qu’Hoederer va lui reprocher, c’est de croire qu’il est possible de faire de la politique sans « se salir les mains. » En voulant respecter ses idéaux, Hugo va inévitablement conduire à la destruction du Parti : car le seul moyen de freiner les fascistes est de faire une alliance avec eux, même si cela répugne aux communistes.

HUGO – Vous…vous avez l’air si vrai, si solide ! Ça n’est pas possible que vous acceptiez de mentir aux camarades.
HOEDERER – Pourquoi ? Nous sommes en guerre et ça n’est pas l’habitude de mettre le soldat heure par heure au courant des opérations.
HUGO – Hoederer, je… je sais mieux que vous ce que c’est que le mensonge : chez mon père tout le monde se mentait. Je ne respire que depuis mon entrée au Parti. Pour la première fois j’ai vu des hommes qui ne mentaient pas aux autres hommes. Chacun pouvait avoir confiance en tous et tous en chacun, le militant le plus humble avait le sentiment que les ordres des dirigeants lui révélaient sa volonté profonde, et s’il y avait un coup dur, on savait pourquoi on acceptait de mourir. Vous n’allez pas…
HOEDERER – Mais de quoi parles-tu ?
HUGO – De notre Parti.
HOEDERER – De notre Parti ? Mais on y a toujours un peu menti. Comme partout ailleurs. Et toi Hugo, tu es sûr que tu ne t’es jamais menti, que tu ne mens pas à cette minute même ?
HUGO – Je n’ai jamais menti aux camarades. Je…A quoi sert de lutter pour la libération des hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?
HOEDERER – Je mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le mensonge, ce n’est pas moi qui l’ai inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun de nous l’a hérité en naissant. Ce n’est pas en refusant de mentir que nous abolirons le mensonge : c’est en usant de tous les moyens pour supprimer les classes.
HUGO – Tous les moyens ne sont pas bons.
HOEDERER – Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces.
HUGO – Alors de quel droit condamnez-vous la politique du Régent ? Il a déclaré la guerre à l’U.R.S.S parce que c’était le moyen le plus efficace de sauvegarder l’indépendance nationale.
HOEDERER – Est-ce que tu t’imagines que je la condamne ? Il a fait ce que n’importe quel type de sa caste aurait fait à sa place. Nous ne luttons ni contre des hommes ni contre une politique mais contre la classe qui produit cette politique et ces hommes.
HUGO – Et le meilleur moyen que vous ayez trouvé pour lutter contre elle, c’est de lui offrir de partager le pouvoir avec vous ?
HOEDERER – Parfaitement. Aujourd’hui, c’est le meilleur moyen. (Un temps) Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ?
SARTRE, Les Mains sales


Comment utiliser ce texte en dissertation de philosophie ? Vous pouvez le prendre comme exemple dans un sujet interrogeant le lien entre politique et morale, notamment, ou sur la question de l’exercice du pouvoir. Vous pouvez grâce à ce texte illustrer par exemple la thèse de Kant dans Vers la paix perpétuelle : si une « morale du serpent », une politique qui afficherait clairement son immoralité, n’est pas envisageable pour les protestations qu’elle engendrerait, il ne faut pas non plus croire en une « politique de la colombe », une politique parfaitement morale, parce qu’elle serait tout aussi inefficace. La politique suppose de pouvoir agir, d’être efficace : pour cela, il faut parfois mettre la morale et nos idéaux de côté, le temps d’un nécessaire compromis.