samedi 2 avril 2022

Le racisme est-il une opinion ? (titre putaclic, je parle surtout d’opinions)

 Je vois régulièrement, sur les réseaux sociaux, cette phrase lancée en réponse à ceux qui font des remarques ouvertement racistes : « Le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit ! » J’avais envie de faire un article au sujet de cette phrase depuis pas mal de temps, sans jamais oser vraiment, car certains sujets sont malheureusement trop chargés émotionnellement pour qu’on puisse en parler calmement sans entrer aussitôt dans des réponses enflammées. En fait, je ne vais pas vraiment parler de racisme : je voulais surtout profiter de ce phénomène pour interroger la notion d’opinion. Je sais aussi que cette précision sera inutile, que certains liront de travers et s’empresseront de conclure que je défends le racisme. Ce n’est pas le cas, parce que je ne vais même pas en parler, le but de mon article est surtout d’expliquer ce qu’est une « opinion ».

 

En effet, cette réponse souvent faite pour reprocher l’étalage de propos racistes sur les réseaux (reproche que je soutiens évidemment) me semble découler d’un raisonnement fallacieux. Concrètement : vous avez sans doute raison de ne pas accepter que des individus tiennent publiquement des propos racistes, mais la justification selon laquelle « ce n’est pas une opinion » me semble erronée. C’est pourquoi je reviens aujourd’hui sur la notion d’opinion : parce que la mécompréhension de cette notion est à l’origine d’un mauvais raisonnement, et que la philosophie présente dans toutes les classes de terminale a justement pour but d’apprendre à reconnaître un raisonnement fallacieux d’un bon raisonnement, alors c’est une bonne occasion de prendre un exemple.

 

Malgré mon titre putaclic, je le répète donc : je ne vais pas parler de racisme, ce n’est pas mon sujet.

 

Quand une personne, certainement bien intentionnée, dit que « le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit », il me semble qu’elle fait (pas forcément consciemment) le raisonnement suivant :

 

Prémisse 1 : Avoir des opinions, c’est bien

Prémisse 2 : Le racisme, c’est mal

Conclusion : Donc le racisme n’est pas une opinion

 

Ce raisonnement est parfaitement valide. Quand on parle de démonstration valide en logique et en philosophie, on veut dire qu’il n’y a aucune erreur de raisonnement dans la démonstration. Les deux premières propositions débouchent nécessairement sur la troisième. Pourquoi ? Parce que, par définition, le « bien » est le contraire du « mal », qu’une chose ne peut pas être et ne pas être dans le même temps et sous le même rapport (il s’agit du principe de non-contradiction, que vous trouverez notamment chez Aristote), donc le racisme ne peut pas être à la fois bien et mal. S’il était une opinion, d’après la prémisse 1, il serait bien. Mais d’après la prémisse 2, il est mal : donc le racisme n’est pas une opinion.

 

Puisque ce raisonnement est valide, en quoi, me direz-vous, la conclusion me pose-t-elle un problème ? Il faut savoir que la validité d’un raisonnement ne garantit nullement sa vérité. Je vais prendre un exemple simple et évident :

 

La Terre est une crêpe

Les crêpes sont plates

Donc la Terre est plate

 

Ce raisonnement est tout aussi valide que le premier : il ne contient aucune erreur logique et la conclusion découle bien des deux prémisses. Le problème, vous l’avez sûrement tous compris, c’est que la prémisse « La Terre est une crêpe » est fausse : ce qui amène à une conclusion fausse. De la même façon, je pense que l’une des prémisses du raisonnement précédent est fausse, ou du moins très discutable : « avoir des opinions, c’est bien ». Etant donné qu’une prémisse fausse, avec un raisonnement valide, amènera probablement à une conclusion tout aussi fausse (même si ce n’est pas nécessaire, mais je ne développerai pas ce point ici), pour qu’un raisonnement soit bon, il faut s’assurer que les prémisses soient vraies. Or, le fait que les opinions soient quelque chose de bien n’est ni évident, ni démontré par ceux qui produisent ce type de raisonnement. D’où la question que je veux poser aujourd’hui : une opinion est-elle forcément bonne ?

 

Avant d’y répondre, je voudrais proposer deux autres raisonnements qui peuvent conduire à la conclusion que le racisme n’est pas une opinion, et montrer rapidement quels sont les problèmes :

 

Raisonnement 1 :

On a le droit d’avoir des opinions

On n’a pas le droit d’être raciste

Donc le racisme n’est pas une opinion

 

Il y a quelque chose qui me semble poser problème et c’est la deuxième prémisse : dans l’absolu, vous avez le droit « d’être » raciste, au sens où de toute façon, on ne pourra pas vous contraindre à ne pas l’être : le droit ne peux pas contraindre votre pensée. En revanche, ce que vous n’avez pas le droit de faire, c’est d’exprimer votre racisme. On peut donc en arriver au raisonnement suivant :

 

Raisonnement 2 :

Selon la liberté d’expression, on a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion

On n’a pas le droit d’exprimer un propos raciste

Donc le racisme n’est pas une opinion

 

Ce qui me semble très tiré par les cheveux ici, c’est que j’ai dû, assez artificiellement, remplacer « opinion » par « propos » dans ma deuxième prémisse, pour éviter la contradiction entre « on a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion » et « on n’a pas le droit d’exprimer une opinion raciste » et ainsi garder un raisonnement valide. Mais est-ce qu’il y a vraiment une différence entre une opinion formulée et un « propos » ? Il me semble que la contradiction est toujours là ; tout simplement parce que la prémisse « on a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion » est fausse : vous n’avez justement pas le droit d’exprimer une opinion raciste.

 

J’en arrive donc bien à la conclusion qu’il existe des « opinions racistes » et donc, si le racisme est mal, toutes les opinions ne sont pas bonnes. Ce que je dis là n’a rien d’exceptionnel. En fait, historiquement, « l’opinion » est ce dont il faut se débarrasser quand on cherche à établir un discours vrai. Dès l’origine de la philosophie (et donc de la science, puisque la distinction entre les deux n’existe pas dans l’Antiquité), Platon explique clairement que sa pratique consiste à dépasser l’opinion pour établir la vérité. Voilà comment on peut définir simplement (mais précisément) l’opinion : il s’agit d’un avis, un jugement porté sur un sujet, et qui dépend de notre système de valeurs. Une opinion est donc par définition subjective et elle dépend de celui qui l’énonce : c’est pourquoi tout le monde n’a pas la même opinion sur les choses et que les opinions peuvent être en conflit. C’est justement pour dépasser ce conflit et se mettre d’accord qu’il faut rechercher la vérité. A aucun moment il n’y a l’idée qu’il serait noble d’avoir des opinions : au contraire, le stade de l’opinion est celui qu’il faut dépasser. Définie ainsi, je vois mal comment on peut défendre que le racisme n’est pas une opinion : si vous êtes de l’avis que « certaines races sont supérieures à d’autres », c’est bien un jugement porté sur quelque chose.

 

Le philosophe Kant distingue d’ailleurs trois types de croyances (la croyance étant simplement le fait de tenir une idée pour vraie) : l’opinion, la science et la foi. L’opinion est une croyance qu’il caractérise « d’insuffisante objectivement et subjectivement » (cela signifie que nous n’avons pas de preuve de notre opinion, nous sommes donc conscients de sa fragilité) ; la science est une croyance « suffisante subjectivement et objectivement » (nous avons des preuves rationnelles et, justement parce que nous avons ces preuves, nous sommes convaincus de notre croyance) ; la foi est une croyance « suffisante subjectivement mais insuffisante objectivement » (nous n’avons pas de preuve, mais notre croyance est très forte quand même). Par conséquent, si l’opinion est subjective et ne repose pas sur des preuves, nous sommes toutefois conscients de cette insuffisance, ce qui devrait nous pousser à chercher des preuves, pour transformer notre opinion en connaissance scientifique.

 

Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui une valorisation de l’opinion. La liberté d’opinion est une valeur que beaucoup trouvent fondamentale. L’éducation civique et morale de l’école apprend à défendre ses opinions et ce n’est pas forcément un mal (contrairement à Platon, je ne vais pas soutenir non plus que toutes les opinions sont mauvaises) et j’ai encore un souvenir très désagréable de ma prof d’anglais de seconde qui martelait « You must have an opinion ! » chaque fois que je n’avais pas d’avis particulier sur un sujet. La liberté d’opinion est effectivement bénéfique en société : avoir le droit de partager son avis avec d’autres peut avoir de très bonnes conséquences. Elle est d’ailleurs défendue par un philosophe anglais dont je suis idéologiquement très proche : John Stuart Mill, dans De la liberté. Il défend fermement l’idée selon laquelle il faut laisser libre court à la discussion dans la société, parce qu’interdire les opinions contraires à l’opinion majoritaire serait prendre le risque de passer à côté d’une bonne idée, voire de la vérité, si l’opinion majoritaire se trompe. Mais si cette partie des propos de Mill ont été bien retenus, puisqu’on en a fait une loi, ce qu’il explique ensuite a été oublié. En effet, après avoir dit en quoi il était important d’assurer une liberté d’opinion dans la société, il ajoute :

 

« Il existe une différence extrême entre présumer vraie une opinion qui a survécu à toutes les réfutations et présumer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation. » (Mill, De la liberté, chapitre II)

 

Qu’est-ce que cela signifie ? L’opinion est, nous l’avons dit, une croyance « insuffisante » subjectivement et objectivement, c’est-à-dire que nous n’avons pas de preuve, et que pour cette raison nous ne sommes pas absolument certains de ce que nous croyons. Mais un défaut consiste à poser notre opinion pour vraie afin d’interdire à quiconque de la réfuter. Or, c’est justement ce que Mill voulait éviter : en permettant la liberté de discussion, il espérait que la confrontation des opinions permettrait de réfuter les mauvaises et de consolider les bonnes. Mais lui-même reconnaît le risque à en arriver à la position inverse : chacun va affirmer son opinion comme une vérité et rester sur sa position. Le « débat » n’est donc plus, comme le dit Etienne Klein dans sa conférence sur l’ultracrépidarianisme (ou le fait de donner son avis sur des sujets où on n’est pas compétent pour le faire), ce qu’il était d’un point de vue étymologique : comme « faire » est le contraire de « défaire », « battre » est le contraire de « débattre ». Débattre serait donc le fait de tout faire pour éviter de se battre : exactement le contraire de ce qui se passe dans les « débats » télévisés, où on met ensemble des gens avec les opinions les plus contradictoires possibles pour qu’ils (pardonnez-moi l’expression) se foutent sur la gueule au maximum et faire de l’audience. Par la discussion défendue par Mill, je pourrais, non pas essayer de consolider mon opinion, mais la mettre en doute : essayer de la réfuter, pour voir si elle résiste, ou s’il faut l’abandonner.

 

En fait, si on reprend les mots de Kant, on peut dire que le problème de l’opinion est qu’elle est devenue une sorte de « foi » : elle ne repose sur aucune preuve rationnelle (sinon, ce serait une connaissance scientifique) mais notre croyance en notre opinion est extrêmement forte. Etienne Klein va jusqu’à dire, dans son texte « Le goût du vrai » (que vous pouvez trouver chez Gallimard), jusqu’à remarquer que, moins on s’y connaît, plus on parle avec aplomb de ce qu’on ne connaît pas, parce que celui qui a des connaissances solides sait aussi l’étendue de tout ce qu’il ne connaît pas encore.

 

Je me suis un peu éloignée du sujet à la fin, mais j’ai quand même en partie montré d’où venait le problème de départ : l’idée selon laquelle « les opinions sont un bien. » Les opinions en soi ne sont ni un bien ni un mal : c’est qui est bien, c’est de pouvoir les partager pour les mettre à l’épreuve et affiner notre pensée ; ce qui est mal, c’est de les présenter comme des vérités indubitables et donc de refuser toute remise en question. Et c’est généralement l’attitude que l’on remarque sur les réseaux sociaux : il ne s’agit pas « de partager ses opinions », mais de les affirmer sous prétexte que « j’ai le droit d’exprimer mon opinion quelle qu’elle soit et personne n’a le droit de me contredire. » Mais justement, la liberté de discussion suppose aussi qu’autrui peut venir la contredire, et plus encore : que j’exprime mon opinion dans le but de la mettre à l’épreuve. Le fait est qu’une opinion n’est pas faite pour être « exprimée » juste pour la beauté du geste, ce qui n’aurait aucun intérêt.

 

Vous pourriez me faire remarquer que, pour être vraiment très rigoureux, il faudrait que je justifie aussi la deuxième prémisse : « le racisme est un mal. » C’est vrai, un raisonnement très rigoureux demanderait de le faire, et c’est possible. Mais j’ai aussi dit que ce n’était pas mon sujet, puisque mon sujet est l’opinion, et que mon article est déjà suffisamment long. J’espère quand même avoir pu présenter quelque chose de clair sur le statut de l’opinion. Ce qui est important, c’est de réfléchir aux présupposés de ce qui est énoncé : toute proposition, même toute opinion se fonde forcément sur certaines prémisses et il convient de vérifier à la fois les prémisses, et le raisonnement basé sur celles-ci.