Si vous êtes encore là, c’est sans doute que notre première analyse de Buffy contre les vampires, sur le rapport des Tueuses à l'autorité vous a plu ! On se retrouve aujourd’hui pour parler, après les héros, des méchants. Chaque saison a son propre « grand méchant », qui sera vaincu dans le dernier épisode. Il arrive que les méchants secondaires de chaque épisode soient justement envoyés par ce qu’on pourrait appeler le « boss final » (pour ceux qui aiment les jeux vidéo). Pour certaines saisons, on peut en identifier deux, mais je vais m’efforcer d’en choisir un seul à chaque fois, celui qui me semble être l’ennemi le plus difficile à vaincre pour Buffy. Nous y consacrerons deux articles, le premier concernant les trois premières saisons, et le deuxième les saison 4 à 6.
Voilà donc la liste (ma
liste ?) des grands méchants :
Saison 1 : Le
Maître. Dans cette saison, Buffy arrive à Sunnydale, la Bouche de l’Enfer. Dès
les premiers jours, elle se rend compte que les vampires, ici, sont
nombreux : en effet, ils sont tous en mission pour leur chef, le Maître,
qu’une malédiction a enfermé sous terre. Si l’objectif premier sera de le
garder enfermé, il va bien évidemment réussir à s’échapper et deviendra
l’ennemi à tuer.
Saison 2 : Angel.
Alors, oui, dans la deuxième saison, les deux nouveaux méchants qui arrivent à
Sunnydale et resteront jusqu’à la fin sont Spike et Drusilla. Mais le combat
final de la saison oppose Buffy et Angel (ou plutôt Angélus : après avoir
fait l’amour avec Buffy, Angel perd son âme et redevient le vampire sanguinaire
qu’il était autrefois). C’est lui qui se révélera être bien plus sadique que
Spike et Drusilla, et surtout bien plus puissant face à Buffy, puisque jusqu’au
dernier épisode, elle ne peut se résoudre à le tuer.
Saison 3 : Faith.
Bien sûr, le méchant officiel est le maire, mais la Tueuse rebelle a finalement
une place beaucoup plus importante dans la saison. Pendant que le maire prépare
son ascension dans l’ombre, c’est contre Faith et ses dérives que Buffy et ses
amis doivent se battre, et résister.
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Adam, l'homme-démon-machine, ennemi de la saison 4 |
Saison 4 : Adam.
Alors que l’on croit que Maggie Walsh, cheffe autoritaire de l’Initiative, va
endosser le rôle de l’opposant principal, on a la surprise de la voir mourir de
la main de sa création, Adam, un être mi-homme, mi-démon, mi-machine. Ce
méchant est sans doute le moins apprécié par les fans, et pourtant, nous
verrons à quel point il est important dans l’évolution de Buffy.
Saison 5 : Gloria.
Aucun doute cette fois-ci, la saison 5 amène la déesse Gloria, et même si Buffy
croise d’autres opposants (les chevaliers), eux-mêmes sont là pour se
débarrasser de Gloria, qui veut ouvrir un portail vers un monde démoniaque, et
laisser les démons envahir le monde. A l’origine, cette saison devait être la
dernière : Gloria aurait dû être le dernier méchant. Et en effet, quoi de
plus puissant qu’un dieu ?
Saison 6 : Warren.
Même s’il fait d’abord partie d’un groupe, le Trio, Warren se révèle vite être
le seul à être véritablement mauvais. C’est lui qui commet le premier et le
dernier meurtre. Et si le combat final ne se fait pas contre lui, mais contre
Willow, c’est à cause de lui que Willow est tombée dans la magie noire et
cherche à détruire le monde.
Saison 7 : La
Force. Pour cette dernière saison, Buffy affronte le mal lui-même, dont les
personnages précédents n’étaient que les représentants.
Nous avons donc sept saisons,
représentés par sept antagonistes, qui seront de plus en plus difficiles à
vaincre. Bien sûr, cette logique répond à une surenchère, chaque saison devant
être plus épique que la précédente. Mais n’oublions pas que la série toute
entière est un récit initiatique dans lequel Buffy apprend, progresse et
affronte les démons, ses démons (selon les paroles du réalisateur). La
série se voulait une métaphore de l’adolescence et de ses problèmes,
représentés par les monstres. Nous allons interpréter ici l’évolution des
méchants non en fonction de leur puissance, mais de leur dangerosité. Ces
personnages peuvent être compris de façon métaphorique, de ce qu’il y a, dans
le monde, de moins dangereux, à ce qui l’est le plus.
Reprenons la liste des six
premières saisons (la Force étant le mal lui-même, elle donne elle-même son
sens métaphorique). Le Maître, seul vampire de la liste, est un monstre ;
Angel et Faith représentent respectivement la passion amoureuse et les dérives
dans lesquels on peut soi-même tomber ; Adam, malgré sa nature hybride,
est avant tout la machine, créé par un groupe très avancé
technologiquement ; Gloria est la religion ; Warren l’être humain. La
première chose qui peut nous étonner est la suivante : en dernière place,
comme ce qu’il y a de plus dangereux au monde, il y a l’être humain. Et le
monstre, la créature maléfique, n’est qu’en première position. Essayons donc de
justifier cette progression.
Si l’analyse des méchants de
la série nous apprend une chose, c’est que les « monstres », s’ils
sont bien dangereux, ne sont pas ce qu’il y a de plus dangereux. Le
vampire sans âme représente ce que nous appellerions, dans notre monde, l’être
inhumain : une personne cruelle, sans cœur, qui recherche le mal
intentionnellement. Un personnage sadique, qui aime faire souffrir. De telles
personnes sont source de peur : nous craignons tous (je pense !) de
tomber sur un psychopathe, et ce genre de caractère se retrouve souvent dans
les œuvres de fiction. La première saison de Buffy va suivre cette tendance à
faire du méchant l’être cruel. Mais pourtant, la série nous dit que la cruauté
n’est pas ce qui est le plus à craindre. Pourquoi le Maître se retrouve-t-il en
première position ? Nous pourrions croire que le mal radical est le fait
de telles personnes. Dans l’introduction de La vie de l’esprit, Hannah
Arendt montre bien que l’imagerie populaire autour du mal correspond à ce
schéma. Le « méchant », c’est le Diable, celui qui a désobéi à
Dieu ; il est celui qui recherche le pouvoir, celui qui est empli de haine
pour les autres : tel est, selon sa formule, ce que l’on « apprend
aux enfants. » Pourtant, si Arendt prend la peine de rappeler cette
vision traditionnelle du mal, c’est pour mieux la remettre en question. Quand
elle assiste au procès du nazi Eichmann, responsable de la Solution Finale et
de la mort de millions de personnes, elle s’attend d’abord à trouver un tel monstre :
un nazi convaincu, un sadique, un psychopathe. Mais ce qu’elle va comprendre
durant le procès, c’est que de tels monstres sont rares, peut-être trop rares
pour être dangereux : Eichmann est un homme comme les autres. C’est un
homme d’intelligence moyenne, bon fonctionnaire, qui se défend en répétant
qu’il n’a fait que son devoir. Il n’a fait qu’obéir au chef, parce que
le chef, pensait-il, savait mieux que lui ce qui est bon pour le pays. C’est
pourquoi Arendt donne à son compte-rendu du procès d’Eichmann le titre de Rapport
sur la banalité du mal. Banal, parce que le plus banal des hommes est
capable de commettre des atrocités, s’il ne prend pas suffisamment la peine de
réfléchir. Arendt et Buffy seront donc d’accord sur ce point : il faut
combattre les monstres, mais ils sont trop rares pour être les plus dangereux.
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Angel, Spike et Drusilla, le trio de méchants de la saison 2 |
De quoi faut-il alors vraiment
se méfier ? Les saison 2 et 3 ont un point commun : Angel et Faith ne
sont pas des monstres, pas au début du moins. L’un fut l’amoureux de Buffy,
l’autre son amie. Les deux personnages sont des personnes dont elle était
proche, avant qu’ils ne basculent l’un et l’autre dans la folie. Le deuxième
grand thème, le deuxième danger, plus puissant que le précédent, est la
passion. Etymologiquement, la passion est ce que l’on subit : ce devant
quoi on est passif. La passion désigne un désir devenu si puissant qu’il
obscurcit le jugement, et empêche d’agir de façon rationnelle. L’amour de Buffy
pour Angel est si fort qu’il devient une telle passion ; et quand Angel
devient Angélus, le tueur impitoyable qu’il faudra éliminer, Buffy est
incapable de le faire. Elle est, désormais, passive, coincée dans
l’inaction. La passion peut faire perdre le contrôle : on parle de crime passionnel
pour désigner le moment où l’assassin est incapable de raisonner, de se contenir,
et se laisse tout entier guider par ses émotions. Une telle passion mène
inévitablement au malheur : le premier enseignement des philosophes
stoïciens est de se débarrasser de tous ses désirs. Une vie heureuse n’est
possible que guidée par la raison, car seule notre pensée est en notre pouvoir.
Le désir, c’est croire qu’on a le contrôle sur des choses qui nous échappent,
et c’est ce qui nous rend inévitablement malheureux. Buffy ne peut pas empêcher
Angélus de tuer ses proches : c’est le désir qui lui fait croire qu’elle
peut y faire quelque chose. Pour les stoïciens, il faudrait plutôt qu’elle
change ses désirs : elle ne peut plus aimer Angel, il faut qu’elle se
raisonne et reconnaisse qu’il est désormais un ennemi à éliminer.
Pour être heureux, il faut
n’obéir qu’à sa raison. L’idéal stoïcien est, bien sûr, difficile à
suivre ; la sagesse est difficile à atteindre. Mais il faut lutter de
toutes ses forces, au risque de tomber dans le mal et le malheur. Dans les Propos
sur le bonheur, le philosophe contemporain Alain reprend la sagesse
stoïcienne, et considère qu’atteindre le bonheur est inséparable d’un travail
sur ses désirs. Se laisser aller au malheur est facile et attirant : il
suffit de se laisser porter par les événements au lieu de les combattre. Or,
Alain considère que la recherche du bonheur est un devoir moral : ceux qui
s’efforcent d’être heureux aident les autres à le devenir aussi ; ceux qui
se laissent aller au malheur risquent d’éprouver de la jalousie envers ceux qui
sont heureux, et cette jalousie mène au mal. C’est ce qui arrive à Faith. On ne
peut pas dire qu’elle soit une personne sans âme, comme l’aurait été le Maître.
Très vite, nous comprenons que le comportement de Faith naît du traumatisme
d’avoir vu son Observatrice mourir sous ses yeux. Elle va ensuite se faire
manipuler par une sorcière qui se fait passer pour sa nouvelle
protectrice ; elle tue accidentellement quelqu’un et porte le poids de la
culpabilité. On ne peut pas dire que la vie de Faith soit facile : mais
comme le dit Alain, le malheur est « dans l’air que nous respirons tous. »
Buffy également a dû passer par des épreuves difficiles : accepter de se
sacrifier dans la saison 1 ; tuer Angel qu’elle aime plus que tout dans la
saison 2 : affronter la honte et la culpabilité d’avoir fui Sunnydale en
laissant seuls sa mère et ses amis. Mais, contrairement à Faith, elle a su
rebondir, en se battant contre ces événements. Faith représente le renoncement
dans lequel aurait pu tomber Buffy, renoncement qui mène au mal.
Ainsi, la saison 1 met en
garde contre la passivité des hommes ordinaires, les saisons 2 et 3 épousent la
morale stoïcienne en faisant du désir et de la passion le danger à éviter, et
la raison le guide à suivre à tout prix. Dans la saison 4, nous passons à un
tout autre problème. Buffy et ses amis quittent le lycée, certains travaillent,
d’autres vont à l’université. Ce changement de décor accompagne un changement
de problématique. L’adolescence, « l’âge bête » comme on l’appelle,
bête parce que nous suivons nos désirs au lieu de réfléchir raisonnablement,
est derrière eux, et ils vont devoir affronter des problématiques plus adultes.
C’est ce que nous verrons dans
le prochain article, que vous prouvez trouver ici : Les grands méchants de Buffy : où est le vrai danger (2)
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