dimanche 14 janvier 2018

Enooormes : trois héroïnes contre les préjugés

C’est sans doute la première fois que je parle de quelque chose qui n’est pas « philosophique » (au sens trèèèès large, on va dire de quelque chose qui n’a pas pour but de faire réfléchir). Enooormes est une pièce divertissante, et ce n’est pas vraiment ma spécialité de parler de quelque chose de « divertissant. » C’est pour ça que j’ai mis du temps avant d’écrire mon article ; mais à force d’y réfléchir, j’ai bien trouvé deux-trois éléments intéressants à présenter.
Attention, entendons-nous bien : quand je dis « intéressants », je ne veux pas dire que la pièce est globalement inintéressante, au contraire, j’ai beaucoup aimé, beaucoup ri, c’est très bien joué, très bien mis en scène et très bien chanté, je veux simplement dire que j’ai enfin trouvé une raison d’en parler sur le blog d’un prof de philo. Mais avant d’analyser et peut-être de faire perdre au spectacle ce qu’il a de spontané et d’aussi amusant, je le dis clairement : allez-y, vous ne le regretterez pas.

L’histoire tourne autour de trois personnages, trois femmes (dans l'ordre de la photo : Barbara, Capucine et Mia), d’abord obnubilées par leur poids, et qui tombent enceinte en même temps. Et oui, ça commence sur une drôle d’opposition. Mais ce n’est pas le plus important : c’est juste une façon d’annoncer la tournure que va prendre la pièce. Toute l’histoire se fonde en réalité sur le caractère des trois femmes, profondément différentes. Leur seul point commun, outre leur grossesse, est le suivant : elles vont implicitement être exposées au regard de la société.

Capucine (interprétée par Cécilia Cara) est le premier personnage. Catholique pratiquante (du moins on peut le supposer, puisque son prénom même renvoie aux moines « capucins »), elle voit sa grossesse comme un don du ciel, un don de Dieu, un bonheur inouï, y-compris dans la douleur de l’accouchement. Tout est beau, tout est divin, tout est naturel. Et comme généralement face à ce genre de personnage émerveillé pour un rien, Capucine fait rire. Elle fait rire, parce qu’elle paraît naïve et parfois ridicule, avec une façon de penser archaïque : c’est un rire moqueur qu’elle provoque. Pas seulement de la part des spectateurs, mais aussi de ses deux amies, qui ne cessent durant la pièce de lui jouer des tours et de se moquer d’elle. Sans méchanceté bien sûr, car Capucine participe au ressort comique de l’histoire.
Mais pourquoi Capucine fait-elle rire ainsi, finalement ? Ce premier personnage est une métaphore d’une vision traditionnelle, que certains (dont moi) considèreraient comme rétrograde, de la famille. C’est la plus jeune des trois, et une vie réussie sera une vie de famille, où elle aura des enfants de son mari : c’est avec une certaine ironie que son amie Mia (dont nous parlerons ensuite) lui fait remarquer que c’est pour elle l’accomplissement d’une vie que d’avoir un enfant. Idéal qui semble assez éloigné de notre société contemporaine, où les femmes se battent pour projeter une autre image que celle d’une mère de famille. Or, c’est justement parce que c’est la plus jeune que le personnage est drôle : la plus jeune, et la plus ancienne en même temps.
La femme moderne, en fin de compte, c’est plutôt Barbara (de façon opposée à Capucine, la plus moderne, et la plus vieille) : la carriériste, l’acharnée de travail, celle qui a accompli son existence dans la réussite professionnelle.

Nous en venons donc à ce deuxième personnage, Barbara (interprétée par Marion Posta coucou Marion ! Bisous ! Je t’adore !). Encore une fois, le prénom est bien choisi : après vérification, beaucoup de célébrités s’appellent Barbara (une proportion importante en tout cas, à côté d’autres prénoms plus courants). Au début de l’histoire, elle ne veut pas d’enfants : seul compte pour elle son travail dans la mode (je ne sais plus exactement quel travail, et je n’ai pas trouvé l’information). Sa première réaction est d’avorter. Evidemment, pour une pièce qui parle de trois femmes enceintes, ça va être difficile de s’arrêter là (« bon bah moi j’avorte, finissez le spectacle toutes les deux, Capucine et Mia, on se revoit à la fin ! »), donc elle décide de le garder.
Mais pour quelle raison ? L’intérêt du personnage se trouve là, ainsi que tout son caractère problématique. Barbara accepte de garder l’enfant parce qu’« à [son] âge, c’est peut-être [sa] dernière chance d’en avoir un. » C’est tout. En tout cas, c’est tout ce qui est dit. Et analysons, justement, ce qui est dit : ce n’est pas par désir d’avoir un enfant qu’elle choisit d’en avoir un, mais simplement parce que c’est maintenant ou jamais, et que « jamais » ne semble pas concevable. La femme moderne se retrouve aspirée dans une sorte de « dictature du on » heideggérienne (traduction : pour le philosophe Heidegger, la plupart du temps, nous ne vivons pas de façon authentique, mais nous vivons comme « on » vit. « On » est tout le monde et personne à la fois : ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qu’on pense…) On a des enfants, alors Barbara aussi.
Mais faire un enfant parce qu’on le fait, est-ce une bonne raison ? Il semble d’abord difficile de dire oui. D’ailleurs, un tel personnage ferait hurler les féministes enragées (et aussi un certain blog enragé, « Le cinéma est politique », qui s’acharne avec une mauvaise foi consternante contre le cinéma pour défendre une théorie du complot spectaculaire, et qui à coup sûr verrait ici une propagande du théâtre français envers une politique conservatrice : « Comment ? Le rôle de la femme c’est d’avoir des enfants ? Quelle pièce sexiste, réac, propagande de droite, œuvre du démon, même le personnage qui a l’air moderne accepte cette soumission ! » - imitation caricaturale mais réaliste du blog en question, que je ne vous invite absolument pas à aller voir) Mais tout ce qui fait hurler les enragés est bon à prendre, alors prenons ce choix.
Barbara va se plaindre plusieurs fois, et regretter à différents moments sa décision. Quand elle va comprendre que la mode, ce n’est plus pour elle, quand elle va souffrir, quand elle va comprendre qu’il faudra changer des couches, et quand elle va voir toutes les occasions qu’elle rate de briller pour sa réussite professionnelle (A ce sujet, je tiens à citer un de mes élèves, qui a dit pas plus tard que vendredi : « les enfants c’est un pharmakon, parce qu’on leur donne la vie et ça nous pourrit la vie. » Bien sûr, vous n’avez pas compris, à moins que vous ne sachiez ce qu’est véritablement un pharmakon, mais je voulais juste lui rendre hommage. Coucou Sofiane de TS2, c’est pour toi !). Mais bien évidemment, c’est une comédie, alors tout finit bien ; et je ne pense pas spoiler beaucoup en dévoilant qu’elle sera très contente d’avoir son bébé à la fin. Encore une fois, ça aurait été bizarre de terminer sur : « Bon, les copines, le mien il va à l’adoption, pouponnez ensemble, je retourne à mes fringues ! »

Cependant, si je viens bien admettre qu’on puisse reprocher à Barbara de se laisser happer par la « dictature du on » (ou, plus simplement, par la tradition, ou encore par la nature…), on ne peut plus faire ce reproche à Mia, le dernier personnage (interprété par Anaïs Delva). Il s’agit sans doute du personnage le plus intéressant : Mia veut un enfant, mais elle le veut seule. Elle est célibataire et le restera. Elle sait qui est le père de son enfant (en tout cas elle connaît sa tête ; pour ce qui est de son nom, je ne crois pas, mais je m’en souviens plus…) mais cela ne le concerne pas. C’est elle qui, finalement, représente la famille moderne. Alors que Barbara, d’abord opposée à l’image traditionnelle de la famille en ne voulant pas d’enfants, finit par y céder, Mia s’affirme dans son choix.
Ce qui rend le personnage de Mia aussi intéressant, ce sont en réalité ses doutes : ce n’est pas une folle, une hystérique qui se lance dans un projet absurde d’avoir un enfant seule. Elle a bien réfléchi avant, et y réfléchira encore pendant toute sa grossesse, jusqu’au point culminant de la belle chanson « Baby blues avant l’heure » où elle exprime son tiraillement entre son désir d’être mère sans avoir d’homme, et sa crainte de la place que son enfant aura dans une société qui attend un père pour chaque enfant (alors, elle est où la propagande, maintenant ?). Mia pose explicitement le problème du regard des autres, du regard social, en disant « certains seraient contre » (dans une chanson quelque part mais je ne sais plus où, je ne le connais pas par cœur… pas encore.)
Mia a peur de ceux qui la jugeront, elle et son enfant sans père. Elle soulève une interrogation forte et extrêmement contemporaine, au sujet du développement de nouvelles formes de familles (les familles monoparentales, mais aussi homoparentales). C’est un personnage qui affirme malgré tout son droit à cet enfant, qui est désiré, et qu’elle va rendre heureux. Mais ce personnage représente également toute la difficulté qu’il peut y avoir à sortir du schéma traditionnel imposé par la culture et l’opinion commune : si la loi l’autorise à agir comme elle le souhaite, elle n’en reste pas moins bloquée face aux jugements des autres. C’est pourquoi elle doute, longtemps, et qu’elle sera l’entre-deux des autres personnages. Capucine dit oui, Barbara dit non, et Mia ne sait pas. Malgré tout, c’est un personnage fort qui arrive enfin à dépasser le préjugé social et affirmer son propre choix.

Mais au-delà de ces différences sociales et culturelles, elles vont vivre la même histoire : les mêmes nausées, les mêmes douleurs, les mêmes craintes. Comme si, sous la couche (sans jeu de mots) de préjugés sociaux, demeurait quelque chose de naturel et d’universel, que les regards des autres ne sauraient faire disparaître. Je vais quand même le dire : je n’aime pas ce choix. Je défends plutôt, personnellement, la victoire de la culture sur la nature. Mais ce n’est pas parce que je n’aime pas que ce n’est pas intéressant : alors allez voir cette pièce, pensez par vous-mêmes, et ne céder pas à la dictature du on, qui détermine comment on doit penser !

PS : J’ai emprunté les photos de la page Facebook, j’espère que vous ne m’en voudrez pas. D’ailleurs, la page Facebook c’est ici : Enooormes

Et pour réserver une place c’est là : Billetreduc

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