Ainsi parlait Von Krolock
(Ou
Nietzsche et Von Krolock pour les nuls)
« Lassé du jour, malade de lumière,
- Je sombrai dans le fond, dans le soir et dans l’ombre ;
D’une seule vérité
Brûlant et assoiffé »
(Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Le chant de la mélancolie »)
Avant-propos
Cette
étude est une analyse du personnage du comte Von Krolock (Le bal des Vampires, de Roman Polanski, adaptation musicale : Tanz der Vampire) à partir de la
philosophie de Nietzsche. Elle est, bien évidemment, mi-sérieuse, mi-stupide,
mi-utile, mi-ironique, et tout comme l’œuvre d’art chez Kant, sans intérêt,
sans concept, sans la représentation d’une fin (inutile d’avoir compris cette
phrase, je me laissais juste emporter par la poésie…). Elle peut à la fois
servir à mieux comprendre ce personnage fascinant et à s’endormir le soir en
lisant une dissertation mortellement… chiante.
Cela
étant, autant que possible, j’ai essayé d’alterner les passages sérieux qui
font ressortir les références nietzschéennes dans le texte de Krolock (de façon
la plus simple et claire possible), et les extraits un peu plus légers, pour
permettre au lecteur de faire une « pause » et ne pas être
complètement perdu dans ces grandes considérations philosophiques. Mais il y a
quand même beaucoup plus de passages sérieux (l’objectif était quand même de
montrer comme j’ai raison à propos de Nietzsche et Krolock !)
Dans
tous les cas, ce texte ne s’adresse pas à des génies de la philosophie, ni même
à des étudiants un peu trop spécialistes qui risquent de repérer la moindre
bêtise que je vais dire sur Nietzsche car, bien qu’il soit l’un des rares
philosophes devant lesquels je plie le genou, il n’est pas non plus ma grande
spécialité… Je vais même avouer que je n’ai lu qu’un seul livre de Nietzsche en
entier parce que, comme tous les grands génies, ce qu’il écrit est absolument
incompréhensible (n’est-ce pas, Ainsi
parlait Zarathoustra…)
J’ai
quand même, je l’espère, réussi à le comprendre assez pour tenir un discours
cohérent et assez fidèle à sa pensée.
Table des abréviations
Les titres des chansons du Bal des vampires seront cités selon ces abréviations :
B : Bücher
DUG : Die unstillbare Gier =
E : Ewigkeit =
EZB : Einladung zum Ball =
GT : Gott ist tot =
HP : He, Ho Professor
W : Wahrheit = https://www.youtube.com/watch?v=HdGEutYIKVU
(Je préciserai à chaque fois de quelle chanson est tirée ma citation au cas où je n’aurais pas bien compris les paroles.)
Les œuvres de Nietzsche seront citées selon ces abréviations :
AZ : Ainsi parlait Zarathoustra
FP : Fragments posthumes
GS : Le Gai savoir
HH : Humain, trop humain
Ainsi parlait Von Krolock
Von Krolock aurait-il étudié Nietzsche à
l’école ? Assurément pas. Sinon, il aurait su que tout ce dont il passe son
temps à se plaindre, la mort de Dieu, l’éternel retour, la maladie, toutes ces
choses sont en fait le seul moyen de dire « oui » à la vie. Pourtant,
on pourrait croire, à la vue du grand nombre de termes issus du vocabulaire
nietzschéen qu’il emploie quand il parle, qu’il ait été élevé à l’école de
Nietzsche : le « néant », le « dernier des hommes », le
« Verbrecher » même, parce
que notre Krolock, comme Nietzsche, parle allemand. Mieux encore, il ne serait
pas absurde de se demander si Friedrich n’était pas son père. Nous savons que
le comte Von Krolock est très vieux, même si nous n’avons pas d’indication
précise sur son âge.
Mais malheureusement, nous pouvons d’ores
et déjà affirmer que Friedrich ne peut être le père de Krolock. En effet,
d’après le récit autobiographique qu’il a intitulé « Die unstillbare Gier »,
notre bon (très) vieux comte était déjà vivant et d’un certain âge au XVIIème
siècle, puisqu’il s’amusait déjà à draguer les filles sur la plage brûlante
lors de l’été 1617 (nous pouvons nous demander au passage comment la jeune
fille en question pouvait avoir une « peau de porcelaine » sous cet
« été brûlant ». Il semblerait que ce pauvre Krolock perde un peu la
mémoire. Mais ce n’est pas un mal puisque, selon la philosophie de Nietzsche,
l’oubli est la condition du bonheur). Or, Nietzsche n’a vécu qu’au XIXème
siècle. La seule hypothèse crédible que nous puissions faire serait alors
l’hypothèse contraire : Friedrich est peut-être le fils de Krolock, qui
aurait écrit tous les précieux enseignements de son père, ou alors simplement
son disciple. Ou alors, tout comme le professeur Abronsius a été plagié de ses
découvertes scientifiques, Krolock se serait fait pomper toutes ses découvertes
philosophiques.
Bref, le comte Von Krolock tient des
propos très proches de ceux de Nietzsche et il ne serait pas absurde d’essayer
de faire un lien entre les deux. La plupart des thèses de Nietzsche se
reflètent dans les propos de Krolock ; cependant, Krolock est victime d’un
mal de vivre qui est loin de correspondre à l’idéal d’action et de vie qui
serait celle de ce que Nietzsche appelle le « surhomme ». Ainsi, le
vampire est-il réellement nietzschéen ou, au contraire, essaie-t-il
désespérément de l’être ? En fait, Von Krolock, ce personnage qui apparait
en s’exclamant « Gott ist tot ! » n’est-il pas tout simplement…
un homme ? Un homme, selon la définition qu’en fait Nietzsche, encore loin (ou
pas ?) de l’idéal du « surhomme » ?
Première
partie
Le
nihilisme et la mort de Dieu
« Dieu
est mort », Krolock est le premier à le dire, même avant Nietzsche
Le nihilisme ? C’est quoi ça ? Le
nihilisme, chez Nietzsche, c’est la maladie de toute une civilisation, maladie
dont il voudrait se faire le médecin. Le nihilisme est le sentiment que
l’existence n’a pas de sens, que tout se vaut et que l’effort ne vaut pas la
peine : tout est néant, d’où le nom de « nihilisme » (du latin nihil « rien ». Le nihilisme
est le culte du « rien »). Cette définition n’est pas sans rappeler
les confessions de notre vampire : « J’aimerais tant pouvoir
m’envoler mais je m’enfonce au cœur du néant » (DUG). Cette formule résume
la maladie européenne diagnostiquée par Nietzsche : plus rien n’a de sens,
plus d’idéal vers lequel s’élever ; il n’y a, partout, que néant. C’est
pourquoi Nietzsche associe le nihilisme à un autre de ses grands concepts, la
mort de Dieu. Cette formule bien connue, « Dieu est mort » (« Gott
ist tot » dans sa version originale), apparaît pour la première fois dans
le Gai savoir mais la popularité de
l’expression est due à sa reprise dans Ainsi
parlait Zarathoustra. Dans la version allemande du Bal des vampires, c’est le titre de la chanson qui accompagne la
toute première apparition du comte et il faut avouer que ces trois mots
dressent immédiatement le portrait de personnage. Krolock, c’est exactement
ça : l’absence de tout dieu, dans le sens où Nietzsche entend ce terme.
Cette formule est tellement célèbre
qu’elle a d’ailleurs sa propre page Wikipédia, alors il est inutile de
s’attarder dessus. (D’ailleurs je t’invite à jeter un œil à cet article
Wikipédia, ne serait-ce que pour voir combien de lignes un imbécile qui n’a
rien d’autre à faire de sa vie, un peu comme moi, a pu écrire sur cette
minuscule phrase.)
La mort de Dieu est l’événement qui
entraine la prise de conscience du nihilisme. Comment Dieu est-il mort ?
Cela tient au fait que l’avancement de notre civilisation, de la culture, de la
science en particulier et même de la morale nous empêche désormais de croire en
son existence. Mais si Dieu est mort, son ombre continue de planer sur notre
humanité. Autrement dit, si nous ne pouvons plus croire au Dieu éternel des
religions monothéistes, nous ne cessons de nous inventer d’autres dieux,
d’autres idéaux : l’amour, le travail… « même ceux qui croient en
l’homme » (DUG), et surtout, le premier dieu de notre modernité : la
science.
Ce qu’il faut comprendre par le terme de
« dieu », c’est une chose en laquelle croire, qui donne un sens et un
but à notre vie. Autrefois, ce but était la prospérité infinie de
l’autre monde, ce en quoi il n’est plus possible de croire. Aujourd’hui, c’est
la science, et cette idée très partagée de « progrès ». C’est,
incontestablement, le dieu du professeur Abronsius qui annonce, sans la moindre
ambiguïté : « je ne crois qu’en mes connaissances, tout le reste est
sans importance et je mets toutes mes compétences au service de la logique et
la science » (W), et, au cas où on aurait toujours pas compris :
« c’est (…) ma profession de foi, j’en fais ma religion » (W).
Or, il se trouve que Krolock,
contrairement au professeur Abronsius et à tous ceux qui, refusant le
nihilisme, le fait de ne croire en rien, s’inventent tous les jours de nouveaux
dieux, Krolock, lui, « ne vit que pour détruire son idéal » (DUG).
Mais finalement, est-ce un mal ? Les idéaux qui viennent remplacer Dieu ne
sont rien d’autre qu’une illusion, signe de faiblesse. Après avoir enfin vaincu
Dieu – ce qui est une véritable victoire selon Nietzsche, mais reprendre sa
critique de la religion ici prendrait trop de temps – au lieu de nous libérer
de son emprise, nous en avons inventé de nouveaux qui nous emprisonnent tout
autant dans le mensonge… si je comprends bien le texte, il y a quelque chose du
genre… « comme un sort (?) qui fait qu’on ne peut croire jamais qu’au
mensonge, rester dans l’illusoire, et fuir en un songe ( ?), feindre
( ?) enfin l’espoir quand la peur nous ronge » (GT) – mais j’ai un
doute sur les paroles. En revanche, je suis sûre de la référence au mensonge,
accentuée par le thème de l’illusion et de la peur qui accompagne cette absence
de sens (s’il n’y a plus de Dieu pour nous promettre la vie après la mort, en
effet, la mort devient objet d’angoisse), référence qui suit, justement, la
citation célèbre « Dieu est mort ». Malgré la mort de Dieu – qui est
le mensonge par excellence – ce même mensonge est toujours présent, sous
d’autres formes. C’est ce que Nietzsche appelle « l’ombre » de
Dieu : ces nouveaux idéaux qui ont remplacé Dieu.
Or, voici ce qu’il écrit après voir annoncé
la mort de Dieu : « Dieu est mort : mais l’espèce humaine est
ainsi faite qu’il y aura encore durant des millénaires des cavernes au fond
desquelles on montrera son ombre. Et nous, il nous faut aussi vaincre son
ombre ! » (GS) Les ombres sont les nouveaux idéaux : de ce point
de vue, Krolock, qui ne cesse de détruire son idéal, est celui qui se bat
contre l’ombre de Dieu, qui essaie désespérément de s’en débarrasser. La vie
n’a aucun sens, chacun essaie de s’en donner un – la science pour
Abronsius, ou encore l’amour pour Alfred et Sarah, et… Dieu pour Chagall – mais
Krolock ne cesse de détruire chaque idéal qu’il pose : là est toute la
puissance de ce personnage fondamentalement nietzschéen. Le nihilisme n’est pas
à fuir : il faut le regarder en face et accepter cette absence de sens
dans notre vie, plutôt que de nous cacher derrière des dieux de substitution.
Si lui parvient à combattre l’ombre de
Dieu alors que les autres en sont encore prisonniers, c’est justement parce
qu’il n’est pas humain. En effet, comme Nietzsche le précise, cette tendance à
créer de nouveaux dieux est due à la nature même de « l’espèce
humaine ». L’homme ne peut pas s’empêcher de s’inventer sans cesse des
dieux, des idéaux, des buts à suivre pour survivre. Et Krolock est sur la bonne
voie même si, loin de se rendre compte qu’il pourrait être le
« surhomme » (« Der Übermensch », HH) il regrette de ne pas
être le « dernier des hommes » (DUG dans la version française du Bal des Vampires, AZ pour l’utilisation
par Nietzsche ; nous reviendrons sur ces deux notions dans la deuxième
partie).
Le mensonge, dès lors, est ce qui nous
donne envie de vivre plutôt que de nous laisser abattre face à l’absence de
sens de l’existence. Pourquoi alors est-il vu comme un mal ? Certes,
« on ne peut croire jamais qu’au mensonge » (GT), mais si ce mensonge
est ce qui nous permet de vivre ? Nietzsche lui-même semble se contredire
entre ses différents textes, admettant parfois que la capacité à accepter le
mensonge est le signe du courage. En réalité, Nietzsche distingue différents
types de mensonges. Parmi eux, le mensonge par simplification : celui de
la science, qui énonce des règles générales et ignore les cas concrets et
singuliers ; le mensonge de la religion, qui est le plus grave car il nie
l’univers même dans lequel on vit pour en construire un autre, illusoire, qui est
le contraire exact de ce monde-ci (expliciter cela revient encore une fois à
parler de la critique de la religion par Nietzsche, domaine passionnant mais
qui prendrait vraiment trop de temps et, comme je l’ai promis, j’essaie de
faire une analyse claire, précise et surtout COURTE. J’essaie. Le meilleur
exemple, toutefois, en serait la critique du « Sermon du la montagne »
de l’Evangile de Matthieu, texte tellement célèbre de la Généalogie de la morale que lui aussi a peut-être une page
Wikipédia consacrée – à vérifier) ; le mensonge de l’art est un mensonge
qui intensifie notre perception. Ce dernier mensonge est, pour Nietzsche, le «
bon » mensonge qui donne à l’existence toute son intensité et celui qui
faut développer dans notre vie.
Pour conclure sur cette première partie, le
nihilisme, associé à la mort de Dieu, est la maladie dont Nietzsche veut se
faire le médecin. Le remède qu’il propose pour soigner cette maladie est lui aussi
largement évoqué par Von Krolock : il s’agit de l’hypothèse de l’éternel
retour.
Deuxième
partie
L’éternel
retour
« L’éternité
a infecté nos vies » : voilà la clé de l’intensité de
l’existence !
« C’est la même peine qui tombe
chaque soir » (DUG) : pour la plupart des religions antiques, c’était
ainsi que l’on pouvait résumer l’enfer : une éternelle répétition. Les
châtiments mythiques infligés dans l’Antiquité grecque, par exemple, ne se
caractérisent pas par la violence des supplices mais par leur répétition sans
fin. Les Danaïdes, par exemple, sont condamnées à remplir d’eau un
tonneau : rien de très douloureux jusque-là. Mais ce tonneau est percé, et
par conséquent ne cesse de se vider à peine rempli : c’est en ce sens que
cette existence est infernale. Les Danaïdes devront continuer à mettre de l’eau
dans le tonneau et cette entreprise n’aura jamais de fin. Les vampires sortant
des tombes sont comme les Danaïdes : « la même peine et les mêmes
chaînes », « même angoisse », « même refrain » (E).
A cela s’ajoute la conscience que cette
peine ne sera jamais terminée. Or, ce qui permet de supporter la souffrance,
c’est soit la perspective qu’elle finira bien par cesser – c’est
l’interprétation la plus commune (et qui est très largement rappelée à
l’occasion des débats sur l’euthanasie dont, cette fois, je suis spécialiste
parce que c’est mon thème de recherches. Je pourrais donc en parler pendant des
heures mais ce n’est pas utile, je pense que l’idée est assez claire) – soit le
fait qu’elle ait un sens, que nous ne souffrions pas en vain – et ce sera
l’hypothèse de Nietzsche à la toute fin de la Généalogie de la morale. Si seulement la répétition éternelle avait
un sens, un but, peut-être serait-elle supportable. Hélas, comme nous l’avons
vu avant, Dieu est mort et il n’y a plus de sens à l’existence. La peine de Von
Krolock est non seulement éternelle, mais insensée. Rien ne peut venir
justifier sa souffrance : c’est en cela qu’elle est insupportable.
Et pourtant, ce que Krolock ne voit pas,
c’est qu’il tient là justement le moyen de se sauver du nihilisme. L’hypothèse
de l’éternel retour, et par-delà cette hypothèse, la possibilité de vivre en
acceptant l’éternel retour est le remède contre le nihilisme. L’éternel retour
sera la croyance qui viendra contrecarrer les croyances religieuses chrétiennes
d’un au-delà meilleur : la religion chrétienne (et cela est l’une des
grandes critiques de Nietzsche) nous fait mépriser la vie terrestre. Il
faudrait la mépriser, préférer la pauvreté, la faiblesse et le malheur parce
que tout cela nous garantit place au Paradis où tous les maux seront inversés. Dès
lors, ce qui nous arrive dans cette vie, ces douleurs et ces peines n’ont guère
d’importance.
Cela est tout autre avec l’hypothèse de
l’éternel retour. Cette hypothèse est formulée en ces termes par Nietzsche,
d’une manière certes incompréhensible mais néanmoins très belle et poétique, ce
pourquoi je vais recopier ici la citation intégrale :
« Le
poids le plus lourd. – Et si un jour ou
une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et
te disait : « Dieu est mort ! Au méandre de
l’oubli… » Non c’était une blague, ça ne fait pas partie de la citation. ‘Cette vie telle que tu la vis et l’as
vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables
fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur
et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie
d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même
succession et le même enchainement – et également cette araignée et ce clair de
lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. L’éternel sablier
de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière de
poussière !’ – Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et
en maudissant le démon qui parla ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un
instant formidable où tu lui répondrais : ‘Tu es un Dieu et jamais je
n’entendis rien de plus divin ?’ » (GS)
Le démon qui vient nous trouver la nuit…
ressemble beaucoup à Krolock qui vient trouver Sarah au plus noir de la nuit
pour lui proposer l’éternité. Pourquoi Krolock lui propose-t-il l’éternité
cette nuit-là, lors de sa première apparition ? Parce que Dieu est mort,
justement, et il vient remplacer la religion monothéiste de ses parents juifs
par l’hypothèse nietzschéenne de l’éternel retour (bien que ce passage semble
écrit avec ironie, cette analyse est tout à fait sérieuse).
Mais au-delà de l’aspect théâtral de la
scène et de sa concrétisation dans le Bal
des vampires, voyons le sens de l’hypothèse de l’éternel retour. Cette
hypothèse est, malgré son apparence, très simple : supposons que chaque
instant de notre vie soit voué à se répéter éternellement, sans le moindre
changement. Comment réagirions-nous ? Dans un premier temps, cette
hypothèse paraitrait désespérante et, plus encore, infernale. L’éternelle
répétition de chaque douleur et de chaque peine, même infime, est la définition
même de l’enfer. Il n’y aurait qu’un démon, une créature elle-même maudite qui
viendrait nous proposer cela.
Malgré tout, Nietzsche soulève l’hypothèse
que ce démon pourrait apparaitre comme un Dieu, à cette seule condition :
« ou bien as-tu déjà vécu un instant formidable. » Pourquoi cette
hypothèse ? Parce qu’en croyant, autant que l’on pourrait croire au Dieu
d’une religion monothéiste, à l’éternel retour, il n’y a plus aucune
échappatoire hors de la vie. Impossible même de se suicider, puisqu’il faudrait
revivre ce suicide éternellement : « pas de fin pour nos tristes
vies » (HP). Mais pourquoi cette vie serait-elle triste ? L’avantage
de l’éternel retour sur l’au-delà chrétien, c’est que nous n’avons pas d’autre
choix que d’aimer cette vie, parce que nous ne pourrons de toute façon y
échapper. Nous revivrons éternellement chaque instant, alors il faut faire en
sorte de rendre notre vie la meilleure possible, cette vie-là, parce qu’il n’y
en aura pas d’autre ailleurs.
Nous voilà donc contraints d’apprendre à
vivre et à aimer cette vie sans but, sans autre-monde, sans aucun sens. L’hypothèse
de l’éternel retour exclut la possibilité d’une vie malheureuse et ratée, car
personne ne voudrait revivre une infinité de fois une telle vie. Elle exclut de
nos actions tout ce qui n’est pas pleinement volontaire. La seule solution qui
nous reste est alors de faire ce que nous aimons, et aussi d’aimer ce que nous
faisons, quoi que cela soit. Enfin, nous nous retrouvons avec le devoir de
donner un sens à cette vie, parce qu’elle n’en a pas. L’éternel retour nous
pousse à être créatifs.
C’est ainsi qu’il faut vivre quand « L’éternité
a infecté nos vies » (GT). Très belle citation, qui mêle l’éternité au
thème de la maladie. L’éternité est présentée comme une maladie, une maladie
existentielle qui aurait « infecté » les vampires. Très pessimiste au
premier abord : cependant, il faut rappeler la célèbre thèse de Nietzsche
au sujet de la maladie. La maladie n’est pas ce qui nous détruit, ce qui nous
empêche d’agir : au contraire, chez Nietzsche, elle est une rupture.
Rupture avec la coutume, changement de perspectives et de perception, elle
permet un réajustement des priorités : ainsi, malades, chaque sourire
devient une victoire, la douleur physique nous aide à vaincre nos préoccupations
psychologiques. La révolte contre la souffrance donne sa puissance à la vie.
Avoir vécu le pire permet d’apprécier le meilleur. Autrement dit, la vie sans
maladie, sans défi, sans obstacle, cette vie laisse vite place à la lassitude.
La santé, dès lors, n’est pas définie comme l’absence de maladie : la
santé est une lutte et une conquête, la conquête de sa vie à travers l’épreuve
de la maladie.
Cela n’empêche pas que la perspective de
revivre sans cesse la même chose ait de quoi nous décourager et nous plonger
dans une lassitude encore plus profonde. Après tout, comme l’écrit Nietzsche
lui-même : « La maladie est un puissant stimulant. Mais il faut être
assez sain pour ce stimulant. » (FP) Quel homme serait prêt à affronter
cette maladie de l’éternel retour, qui trouverait sa santé en face de cette
maladie terrible, la plus horrible et invivable entre toutes ? Cet homme,
celui qui aurait accepté et incorporé pleinement l’éternel retour, celui qui
serait prêt à revivre chaque instant de l’existence, ce n’est justement pas un
homme : c’est ce qui est appelé par ce mot (bien connu dans un contexte
tout à fait différent et en un sens plus qu’éloigné de celui qu’en donnait
Nietzsche), le « surhomme » (parfois traduit plus justement par
« surhumain », « Übermensch »).
Malheureusement, pour Krolock, l’éternité
est toujours une maladie et il n’y a pas construit sa santé. Krolock a fait
l’expérience de l’éternel retour, mais il s’est retrouvé prisonnier de cet
enfer au lieu d’y trouver la voie d’une vie intense et aimée. C’est pourquoi il
regrette de n’être pas « un saint ou le dernier des hommes » (DUG).
Nietzsche appelle « dernier homme » (AZ), justement, le pendant du
surhomme, celui qui correspond au nihilisme. Le dernier homme n’affronte
pas : il ne désire pas des obstacles à surmonter, à vaincre, il ne
recherche pas le dépassement de soi. Le dernier homme veut simplement une vie
de bien-être, dans laquelle il n’a plus rien à craindre, rien à désirer, rien à
combattre. Il est purement passif et se réjouit de son absence d’ambition (le
dernier homme, au passage, a aussi sa propre page Wikipédia. Décidément,
Nietzsche a largement contribué à cette formidable encyclopédie interactive).
La philosophie de Nietzsche, comme on le
voit, est donc une philosophie de l’action : la maladie et la souffrance
sont nécessaires parce qu’elles font agir et poussent au dépassement de soi,
alors que le bonheur donne envie de rester immobile pour le conserver.
Cependant, il manque un ingrédient à l’action pour qu’elle soit effectivement
créatrice et libératrice : cet élément, Krolock n’a pas encore réussi à se
l’approprier. Il s’agit de l’oubli : l’oubli est ce qui permet de dépasser
les peines, le mal subi, pour aller plus loin et créer de nouvelles choses, de
nouveaux chemins, plutôt que de rester enfermé dans ses souvenirs. Pour agir,
il faut oublier ; mais Krolock n’oublie pas. Il le dit lui-même avec
pessimisme : « Toutes ces images me hantent et me
reviennent. » (DUG)
Revenons au démon qui propose l’éternité à
l’homme : tous les évènements sont destinés à se reproduire, exactement de
la même manière, sans le moindre changement ; pourquoi, quitte à revivre
la même existence, n’essaierions-nous pas de la changer ? La meilleure
explication serait celle de l’oubli : rien ne change parce que nous avons
oublié cette existence que nous revivons éternellement. L’oubli, ainsi, est la
condition de l’existence : prisonniers de notre existence passée, nous
n’aurions aucune surprise, et toujours la peur de voir les douleurs revenir.
L’hypothèse de l’éternel retour est donc bien un remède au nihilisme, à
condition qu’elle soit accompagnée de cet oubli que Von Krolock est incapable
de trouver. C’est cette incapacité à oublier qui lui fait regretter le
nihilisme, et le fait de ne pas être un saint, le dernier des hommes, un ange
ou le diable (DUG), autant de termes issus du vocabulaire religieux.
Troisième
partie
La
volonté de puissance
« Cet
insatiable appétit, » dit-il. Mouais… la volonté de puissance, quoi
Citons tout d’abord ce splendide passage
qui est à l’origine de toute cette dissertation, puisque c’est en écoutant ceci
que j’ai réalisé à quel point Krolock était le véritable porte-parole de
Nietzsche, et pas seulement un petit copieur qui a repris le célèbre
« Gott ist tot » pour en faire le titre de sa première chanson (je
m’excuse d’ores et déjà pour les erreurs sur les paroles, mais voici ce que
j’entends) :
« Il
y a ceux qui croient à la science, et ceux qui croient à la gloire,
Il
y a ceux qui croient en leur naissance, au grand amour ou au pouvoir,
Il
y a ceux qui croient en des dieux bien étranges
Aux
démons, aux archanges, à la Terre, à l’Enfer, au serpent, à la pomme,
Il
y a même ceux qui croient en l’homme
Mais
qu’est-ce qui nous tient par-dessus tout
Qui
nous défie qui nous poursuit
Qui
nous pourrit qui nous détruit
C’est
toujours cet insatiable appétit »
La première partie de ce passage, nous en
avons longuement parlé. Voilà toute la liste des dieux de substitution après la
mort de Dieu, et même les restes du Dieu monothéiste lui-même. Tout ce qui nous
importe à présent est après le « mais ». Rien, pas même la science,
ne résiste à l’insatiable appétit, ou, tel que nous allons l’appeler à présent,
la volonté de puissance. La preuve en est qu’à la fin de l’histoire, ce n’est
pas le dieu illusoire du professeur Abronsius, la science, qui vainc, mais ce
sont les vampires, incarnation de cette volonté de puissance.
Commençons par une définition de la
volonté de puissance, la plus simple possible, qui sera également très
schématique car c’est une notion extrêmement complexe et centrale chez
Nietzsche, et il faudra me croire sur parole quand je dis que l’insatiable
appétit est la volonté de puissance
nietzschéenne, même si les éléments que je vais donner devraient en laisser
transparaître quelques ressemblances évidentes (de toute façon, comme
d’habitude… eh oui, il y a une page Wikipédia sur la volonté de puissance, mais
cette page Wikipédia elle-même précise qu’il n’y a aucune définition claire de
la volonté de puissance et que tout ce que nous pouvons faire en est une
synthèse à partir des différents textes de Nietzsche).
Dire qu’il n’y a pas de sens à l’existence
et au monde, comme je l’ai répété en long en large et en travers, c’est aussi
dire qu’il n’y a pas d’ordre, pas d’harmonie prédéterminée à laquelle obéit le
monde (ce qui serait très proche de l’idée d’un Dieu créateur : si
harmonie il y a, quelqu’un a bien dû l’établir). Il n’y a aucun ordre, mais
cependant, toute chose dans ce monde a son sens (il faut comprendre ici
« direction » et non plus « signification) : la direction
de toute chose, c’est la croissance, l’augmentation, l’expansion,
l’intensification, le renforcement. Hommes, animaux, végétaux obéissent à cette
logique. C’est ce but universel et inévitable de toute chose que Nietzsche
appelle « volonté de puissance ». « La vie est volonté de
puissance » (FP), tel est le point de départ d’une bonne partie de sa
philosophie. Nous (et par ce « nous » il faut entendre l’ensemble du
vivant) ne nous contentons pas d’être, mais nous voulons (sans que ce vouloir
soit nécessairement conscient) être davantage.
Toute action, toute lutte va être ramenée
à la volonté de puissance. Il est fondamentalement impossible d’échapper à
celle-ci. Même condamner comme immorale cette « lutte pour le pouvoir », c’est
encore affirmer sa propre volonté de puissance, en voulant étendre notre
autorité morale. C’est encore chercher à étendre, intensifier, augmenter son
être. Même la soumission totale à une autorité sera interprétée comme le fait
de devenir le parasite de la puissance dominante et donc, en un sens, la faire
sienne, participer de cette puissance dominante, et étendre par-là sa propre
volonté de puissance.
Normalement, le lien entre la volonté de
puissance et l’insatiable appétit de Krolock commence à trouver son sens.
Quelle est la conséquence de cet appétit ? Plus de vampires.
L’être-vampire de Krolock ne cherche qu’à se répandre et s’intensifier. De même
que le fervent moraliste luttant contre la logique de la volonté de puissance
étend son autorité morale, Krolock répand ce qui le caractérise par son venin. Nous
pouvons aller encore plus loin : les nouveaux vampires qu’il engendre
semblent à son service, comme ses sbires. Ce sont comme ces valets qui se
soumettent à l’autorité pour participer à la volonté de puissance dominante et
voir leur être propre répandu sur le monde. Et tout ce en quoi on pourrait
croire, tout idéal que nous viendrions à poser, ce ne sera jamais rien de plus
que cela, comme Krolock le dit d’ailleurs mieux que moi, « cet insatiable
appétit »…
Je vais partager mon étonnement quant à un
minuscule détail, une caractéristique que Krolock donne de lui-même : « Cette
soif de conquête » (DUG). Ce détail a très certainement fini de me
convaincre que cette chanson parlait de la volonté de puissance. En
effet : pourquoi cette phrase ? (à part, bien sûr, pour rimer avec
1617, ce qui serait une raison bien pauvre…) Je vais le dire franchement :
cette phrase n’a rien à faire là et la première fois que je l’ai entendue, j’ai
sérieusement cru que le traducteur avait perdu la boule (et son génie, qui me
laisse abasourdie chaque année…). La soif, on comprend : mais pourquoi la
conquête ? Pour les seules raisons que nous avons données depuis le début.
La conquête par la volonté de puissance, mais aussi la conquête comme celle de
la santé contre la maladie, du bonheur d’une existence intense face à l’éternel
retour.
Interpréter la vie comme le fait
Nietzsche, selon la seule volonté de puissance, aucun doute que c’est
anti-chrétien. De toute façon, ce que Nietzsche combat d’un bout l’autre de son œuvre, c’est la morale
chrétienne, parce que c’est une morale ascétique et qu’elle n’est rien d’autre,
finalement, que la volonté de puissance des « faibles » (malgré la
bande-annonce que j’ai pu en faire depuis le début… j’ai le regret d’annoncer
que non, je ne peux toujours pas développer la critique de la religion par
Nietzsche, c’est trop long. Et si je dis tout ici je prends le risque que tu
n’ouvres jamais un livre de Nietzsche, ce qui serait fort regrettable parce que
ça en vaut la peine. Mais pas Ainsi
parlait de Zarathoustra, ça c’est humainement pas compréhensible). Certes,
cette morale a une utilité sociale, elle est utile pour vivre en communauté.
Mais cette morale qui réprime tous les désirs, que fait-elle, à part réprimer
la vie même ? C’est pourquoi Nietzsche parle d’une véritable
« bêtise » des morales ascétiques. (J’aurais aimé trouver une bonne
blague à faire sur les vampires et cette citation très adéquate de
Nietzsche : « nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les
dents pour qu’elles ne fassent plus mal », mais, après de longues réflexions,
je n’en ai toujours pas. Soit dit en passant, cette citation signifie que si
certains désirs sont douloureux ou même destructeurs, réprimer le moindre désir
pour se guérir de ceux-là serait complètement absurde.) Alors, à la place, chez
les vampires : « Le désir est notre seule morale » (EZB). De
même, la volonté de puissance pleinement assumée est la seule chose qui guide
leurs actions. Pleinement assumée, vraiment ? Le problème est que Krolock
ne fait pas l’éloge de la volonté de puissance dans sa chanson, loin de là. Il
vante peut-être le désir quand il parle à Sarah (EZB), mais s’en plaint
sincèrement une fois qu’il est seul (DUG). Le défaut de Krolock ? Il est
là : « Je rêve d’être un volcan, une flamme qui brille, mais je ne fais que m’éteindre » (DUG). Krolock est un faible : il rêve, mais il
n’agit pas. Rêver, chez Nietzsche, le philosophe de l’action, ce n’est ni humilité,
ni patience, ni aucune des mystifications de la religion : rêver, c’est ne
rien faire, c’est faiblesse, crainte et lâcheté. Dans cette citation, il oppose en effet "je rêve" à "je fais".
Comme j’ai promis que cette dissertation
ne serait pas (trop) longue, je n’ai résumé ici que les aspects les plus
importants et les plus évidents du caractère nietzschéen de Von Krolock.
Cependant, lorsque l’on s’arrête au détail du texte, on peut encore ajouter des
morceaux de chansons qui auraient lieu d’être étudiées, en particulier dans Die unstillbare Gier – à laquelle j’ai
tout de même consacré ma dernière partie – qui mériterait même d’être analysée
ligne par ligne, voire mot par mot. Ainsi, par exemple, entendre Krolock
dire « Comment connaître le monde, savoir l’essentiel, si je ne me
connais pas ? » (DUG) est très intéressant car Nietzsche consacre
également une bonne partie de son œuvre à la connaissance de soi pour montrer,
contre toute une tradition philosophique qui le précède, que la connaissance de
soi est non seulement, en réalité, une construction de soi, tel que chaque prise
de conscience sur nous-mêmes nous transforme et transforme nos actions, mais que
la recherche d’une connaissance de soi est aussi nuisible. Cela rejoint sa
critique de la conscience, ce qui serait non seulement trop longue à exposer
(comme celle de la religion !), mais aussi trop compliquée (la critique de
la religion, en revanche, c’est assez accessible, et pour ça je te renvoie à La Généalogie de la morale).
Nous nous arrêterons donc ici, avec la
volonté de puissance (notion tellement importante que, cette fois, ce n’est
même plus qu’une page Wikipédia que Nietzsche et ses successeurs lui
consacrent, mais carrément le titre de sa grande œuvre inachevée).
Et pour finir… il
y a quelque chose qui me perturbe quand même, mais rien à voir avec Krolock.
Non, c’est plutôt… Oui, c’est ça ! Lui ! Abronsius !
Abronsius & Nietzsche
(Je refuse de croire que porter une telle moustache
puisse être une coïncidence)
Conclusion
Abronsius,
l’anti-Nietzsche ?
« On
est toujours plus libre instruit, il faut propager cette idée. » Voilà
comment Abronsius clôt le Bal des
Vampires, avec cette réplique très ironique étant donné que son savoir ne
lui a servi à rien, pire encore, que son savoir et sa soif de connaissance
seront la cause de la victoire des vampires. C’est en pénétrant dans ce château
et en s’enfuyant avec Sarah qu’il va répandre sur le monde ce… comment
l’appeler ? Fléau ? Maladie ? Eternel retour ? La fin du
film Le Bal des vampires, à ce sujet,
est beaucoup plus explicite que le spectacle, mais je te laisse regarder ce
chef-d’œuvre de nouveau pour t’en rendre compte par toi-même.
Revenons
à la conclusion d’Abronsius dans le spectacle : la culture est-elle la
condition de la liberté ? Pour Nietzsche, certainement pas, c’est même
tout le contraire. La connaissance paralyse l’action : c’est pourquoi il
faut transformer ses pensées en instinct, et agir au lieu de réfléchir. Krolock
a donc bien des raisons de se jouer de lui en annonçant « Je vois, vous
êtes un homme cultivé » (la bonne blague ! L’homme cultivé n’agit
pas. Il pense. Aucun risque pour le vampire. D’ailleurs, la suite des
événements lui donne raison : Abronsius ne fera pas un geste pour tuer les
vampires, toujours – métaphoriquement ? – coupé en pleine action). Abronsius serait donc
l’anti-Nietzsche. Pire encore, il ne connaît rien à Nietzsche : et cela
est évident, sinon il ne serait pas tombé dans tous les pièges du nihilisme
(prendre la science comme Dieu à la place du Dieu mort, nous en avons déjà
parlé, et c’est un des signes le plus évident de cette maladie nihiliste.)
Qu’Abronsius
ne connaisse rien à Nietzsche, c’est encore plus évident quand on écoute
attentivement la façon dont il cite un à un tous les philosophes. Nietzsche est
absent de cette liste mais, si je comprends bien les paroles, il apparait plus
tard, dans une phrase du genre : « l’école de Nietzsche ainsi que
pour tous les sceptiques, c’est le pouvoir des émotions qui prend le dessus
quand revient la nuit » (B). J’espère, à propos de cette phrase, que je
n’ai pas compris les paroles… j’espère, parce que… tout à fait, ça ne veut rien
dire. D’ailleurs, il n’y a aucun moyen d’associer en quoi que ce soit Nietzsche
et les sceptiques, ce qui prouve l’ignorance totale d’Abronsius à ce sujet. Ou
alors peut-être n’a-t-il tout simplement pas compris le sens des textes à
travers le style sublime de cet auteur dont nous avons cité quelques extraits.
Il aurait donc essayé de produire une phrase un peu énigmatique, « le
pouvoir des émotions qui prend le dessus quand revient la nuit », tout en
oubliant que la poésie nietzschéenne a tout de même un sens. (Notons d’ailleurs
que dans la version originale de la chanson, s’il est bien question de Kant,
Hegel et je ne sais plus qui, Nietzsche est complètement absent. Coïncidence
impossible pour un spectacle allemand. Il aurait dû être dans les premiers
cités !)
Ce
que j’ai donc à dire pour conclure, c’est que Krolock est, finalement, un élève
de Nietzsche, mais un mauvais élève (ou alors un professeur superbement dépassé
par son élève, si l’on tient compte de la chronologie). Krolock est un homme
conscient de ce que Nietzsche a diagnostiqué : il est conscient du
nihilisme, là où Abronsius plonge dans le troupeau la tête la première. Mais sa
conscience du nihilisme et de la prééminence de la volonté de puissance dans
l’existence ne lui permet pas de trouver comment s’en sortir. Certes, il lui
manque la capacité d’oubli, et il sera toujours hanté par ses souvenirs. Mais
surtout, il lui manque ce devant quoi Nietzsche plie le genou, le remède à
toutes les souffrances, la cause de toutes les grandeurs : c’est l’art.
Krolock aurait pu vivre éternellement et sans ce sentiment de prison, s’il
avait connu l’art. Qu’est-ce qui fait la puissance de l’art ? « Le
grand style naît lorsque le beau emporte la victoire sur le monstrueux. »
(HH) Ce qui plait dans l’art, selon Nietzsche, c’est la tension entre la beauté
de la représentation et l’horreur de ce qu’elle met en scène.
Pour
faire une dernière référence à Die
unstillbare Gier, qui est incontestablement la chanson la plus…
nietzschéenne de tous les temps, Krolock donne ici beaucoup de choses en
lesquelles croire. La science, l’amour, les dieux, le pouvoir… pour dénigrer
toutes ces croyances et montrer que finalement elles ne font pas le poids face
à l’« insatiable appétit. » Et justement, il ne parle pas de l’art.
Il n’y a pas non plus d’art, si je ne me trompe, dans la version originale
allemande. En revanche, on parle bien de l’art dans la version de Broadway et
cet ajout est, selon moi, une énorme erreur de traduction pour les raisons que
nous avons dites (mais comme on le sait, les américains ont la grosse tête, et
ils ont vaguement repris le spectacle en en modifiant la moitié, sans tenir
compte de la puissance qu’avait la version originale d’un point de vue
philosophique). Si Krolock avait essayé de croire à l’art, il aurait enfin
atteint l’idéal nietzschéen du surhomme, plutôt que de tout détruire.
Il
faut donc sans doute penser, quand on interprète le rôle de Krolock, au fait
que le vampire n’est autre qu’un élève qui, bien qu’ayant parfaitement compris
la partie théorique de l’enseignement nietzschéen, n’a cependant pas réussi à
s’en sortir dans la pratique. Krolock est monstrueux et malheureux, monstrueux
parce que malheureux, à cause d’un défaut dans son existence : il n’a pas
encore découvert l’art…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire