samedi 10 septembre 2016

Le retard

Suite au défi lancé par mes Terminales ES... voilà une dissertation sur le retard. Donc au prochain qui voit sur facebook cette image qui dit "la prochaine fois que j'arrive en retard en philo, je demande au prof Qu'est-ce que le retard ?" attendez-vous à une longue, très longue réponse....

Le retard

Le retard se définit en premier lieu comme le fait d’arriver plus tard que l’heure prévue. Parmi les nombreux termes latins traduits par le mot « retarder », nous trouvons « differo » ; or, le premier sens de « differo » n’est pas « retarder » mais « séparer, déchirer » : le retard introduit une limite entre un avant et un après. Quelle est la nature de cette limite ? Quelle est cette déchirure que produit le retard ?
Au premier sens, le retard est un terme péjoratif : être en retard, c’est, dans le domaine sportif, être plus lent que les autres (c’est bien le sens du « tardo » latin), dans le domaine psychologique, être moins développé que les autres, et le sens le plus courant est un non-respect de la vie en communauté et des règles prescrites. Celui qui arrive en retard doit s’excuser, parce qu’il n’a pas ou a refusé de jouer le jeu. Pensons à l’anglais « late » : ce terme aussi est dérivé d’un mot latin, « laedo », qui se traduit entre autres par « blesser », « endommager » ou encore, plus intéressant, « outrager. »
Le retard est donc à la fois une déchirure, une séparation, mais aussi un outrage et une blessure. Arriver en retard semble donc beaucoup moins anodin que cela en a l’air. Quel est le sens véritable du retard dans la vie pratique ? Que reproche-t-on réellement à celui que l’on accuse de retard ? Que perd-on lorsque l’on ne parvient pas à faire les choses à l’heure prévue ?
Le retard le plus commun est déjà une déviance sociale qui met en crise les normes qui permettent la vie en société ; mais le retard prend un sens beaucoup plus fort lorsqu’on l’oppose au progrès de l’histoire humaine ; enfin, nous nous demanderons s’il n’existe pas une positivité du retard, s’il ne peut pas être bon, parfois, de prendre son temps.

I/ Le retard comme déviance sociale

Être en retard, au premier abord, est bien quelque chose que l’on va nous reprocher. C’est une règle que l’on n’a pas suivie. Plus encore, c’est une conduite sociale utile et nécessaire à la vie en commun que nous refusons encore d’appliquer. Le découpage du temps en heure, en effet, permet une certaine prévisibilité des attitudes humaines. Les hommes doivent respecter les horaires prescrits, ce qui permet d’organiser correctement la vie en commun. Cette vie en commun suppose de se détacher de ses tendances naturelles : le besoin comme le désir me poussent à rester endormi le matin, la contrainte de l’heure fait que je dois me lever quand le réveil sonne. Cette première partie de l’éducation, qui consiste à apprendre à l’enfant à renoncer à ses tendances naturelles, Kant l’appelle, dans les Réflexions sur l’éducation, la discipline : cette éducation purement négative consiste à montrer au jeune humain ce qu’il ne doit pas faire, ce qui lui est interdit, afin d’intégrer la société humaine. Arriver en retard est donc un manquement de discipline, un retard, en réalité, sur la construction de l’humanité de l’enfant. Car être humain, c’est aussi être éduqué, apprendre ces règles de la discipline qui seront complétées par une instruction, la phase positive de l’éducation décrite par Kant.
Que reproche-t-on donc à celui qui ne respecte pas l’heure ? Nous n’admettons pas qu’ils puissent encore être sous l’influence de ses désirs et de ses inclinations naturelles au lieu de jouer le jeu de la société. Au lieu de, autrement dit, accepter le rôle qui lui est prescrit, il fait encore ce qu’il a envie. En effet, qu’attendons-nous des autres dans la société ? Nous avons tendance à mettre en avant l’idéal de la liberté. Mais est-ce que nous voulons vraiment que les autres affirment leur liberté, ou qu’ils obéissent à des règles ? Ne préférons-nous pas que chacun reste dans son « rôle », afin que nous puissions prévoir ce qu’il va faire ? Le rôle du professeur, de l’élève, de l’ami, du médecin, c’est d’être à l’heure en premier lieu : tout retard est déjà un décalage avec ce rôle, et toute sortie hors de ce rôle est offensante. Tel est bien ce que remarque Sartre dans L’Être et le Néant au sujet de notre relation avec autrui. Comme il l’écrit, « un épicier qui rêve est offensant pour un acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. » Autrement dit, quand je vais chez l’épicier, je m’attends à ce qu’il me vende son produit, rapidement, pour pouvoir rentrer chez moi sans perdre de temps. Si l’épicier commence à me réciter le poème qu’il a composé, comment vais-je réagir ? Sans doute en souriant faussement, en tapant du pied, et en râlant parce qu’il me raconte sa vie au lieu de faire son travail. Ainsi est divisée la société, en différents rôles qu’il s’agit de tenir, et celui qui croit qu’il peut ne pas jouer le rôle qu’on lui a attribué se verra attribuer un rôle tout de même, celui du « fou ».

Ainsi, le retard est dans la société un manquement de discipline et d’éducation, une offense faite à la vie en commun. Nous pouvons à la fois reconnaître la nécessité absolue de cette discipline, indispensable à une vie en commun bien réglé, et déplorer le fait que toutes ces règles finissent par nous enfermer dans un rôle qui nous impose de renoncer à toute action libre pour plutôt se conformer à ce que les autres attendent de nous. Mais la question du retard devient beaucoup plus grave quand elle s'étend non plus à une société particulière, mais à l’ensemble des sociétés lorsqu’on les compare les unes aux autres.

II/ Retard et progrès : la question de l’histoire humaine

Le sens du retard que nous avons étudié pour le moment prenait le sens de la déchirure, le fait d’avoir manqué le moment où j’étais censé faire ce que la société attendait de moi. Mais un sens beaucoup plus fort est celui que nous allons voir à présent qui, bien plus grave que l’offense, est une infériorité : celui qui est en retard n’est pas au niveau des autres, il est moins bon. Le coureur qui a du retard sur son concurrent lors de la course sera deuxième, il sera moins reconnu, car il est inférieur à celui qui a effectivement gagné. La trivialité de l’exemple n’est pas faite pour dissimuler un emploi similaire du terme lorsque nous parlons des civilisations dites « primitives », qui auraient du retard sur la nôtre. Cette fois, le retard prendre place au centre d’une idéologie particulière de l’histoire, qui considère que l’histoire va dans une certaine direction, doit poursuivre un certain développement : certaines sociétés seraient donc plus avancées, meilleures que d’autres. On voit vite sur quelles dérives une telle thèse peut déboucher : si des sociétés sont inférieures à la nôtre, alors nous pouvons très bien nous en servir comme esclaves, ou considérer qu’il est en notre devoir de les aider à se développer : telle fut bien la conclusion de la colonisation. Le sociologue Pierre Clastres remarque, dans La société contre l’Etat, que cette infériorisation des sociétés différentes des sociétés occidentales est telle que nous utilisons des termes scientifiques pour les désigner. A l’expression de société « primitive » s’ajoute la société « embryonnaire » par exemple, comme si elle restait coincée à une étape inférieure du développement qu’elle est censée suivre. Cette différence, qui est simplement une différence de modèle de société, apparaît alors comme un défaut qu’il convient de corriger, entraînant les dérives que nous avons évoquées.
Mais d’où vient cette tendance à croire en un « progrès » de l’histoire, et pourquoi penser que certains modèles de société, qui ne correspondent pas à nos anciennes sociétés occidentales, en sont à un stade « embryonnaire » ? Pourquoi croire qu’une telle société devrait nécessairement évoluer vers le modèle que nous connaissons aujourd’hui ? Quand Pierre Clastres mène son étude dans les tribus indiennes, ce n’est pas un retard qu’il constate, mais plutôt un effort pour empêcher toute prise de pouvoir par un seul individu, toute contrainte. Ce n’est pas une société qui n’a pas encore eu l’idée de l’Etat mais une société qui se dresse contre l’Etat. En réalité, le retard que nous croyons percevoir ne concerne pas forcément l’organisation de la société, mais peut-être plutôt le développement technique. En effet, la technique est, en un certain sens, le propre de l’homme, qui par ces techniques arrive à se détacher d’une existence animale. La technique permet à l’homme de construire des maisons, de dompter la nature et, en réalité, l’homo sapiens, homme qui sait, est peut-être bien plutôt, comme le suggère Bergson dans L’Evolution créatrice, un homo faber, homme qui fait, parce que c’est justement en fonction des techniques utilisées que l’on va désigner les différents âges de l’humanité : âge de fer, âge de la pierre taillée, etc. Parce que la technique est ainsi l’essence de l’homme, nous avons le sentiment que les sociétés qui n’ont pas le même niveau technique sont en retard quant au progrès de l’humanité.

Ainsi, le côté anodin du retard prend en réalité un sens beaucoup plus grave, que ce soit lorsqu’on le replace au sein de la construction de la société ou, pire encore, lorsque l’on considère le déroulement de l’histoire humaine selon un point de vue finaliste. Mais ne peut-on pas trouver une certaine positivité au retard ? Retarder, repousser l’échéance, n’est-ce pas aussi une façon de mieux prendre le temps de réfléchir pour ne pas faire de mauvais choix ? Si, pour le moment, le retard apparaissait comme une contrainte, un retard dans l’obtention de la liberté, que ce soit la liberté vis-à-vis de la nature ou une liberté historique, sera-t-on vraiment libre si l’on fait tout dans la précipitation, sans jamais s’accorder la moindre remise à plus tard ?

III/ Différer la recherche du plaisir pour atteindre le bonheur

Malgré le fait que le terme de retard soit d’abord péjoratif, il semble évident à l’inverse qu’une décision précipitée n’est pas toujours bonne, ni souhaitable. Un exemple très clair est celui d’un des personnages du mythe d’Er raconté par Platon dans le livre X de La République. Ce mythe raconte comment les âmes, après leur mort, rejoignent les enfers pour choisir la nouvelle vie dans laquelle elles seront réincarnées, parmi un certain nombre de modèles proposés, après avoir purgé leur peine proportionnellement au mal commis. La première âme à choisir se précipite, sans réfléchir, sur l’attirante vie d’un tyran tout puissant. Malheureusement, après avoir oublié ce choix à sa renaissance, ce tyran va maudire les dieux de lui avoir donné ce destin horrible lorsqu’il sera obligé de tuer ses propres enfants pour ne pas perdre le pouvoir, alors que cette vie, il l’a choisie lui-même, sans aucune influence ou contrainte venant des dieux. Le personnage de ce mythe permet de montrer qu’un choix précipité n’est pas un choix libre, mais plutôt un choix hasardeux dont on aura sans doute à subir les conséquences par la suite. Dès lors, si retarder peut signifier déplacer l’échéance de quelque chose, cela peut être bon, quand il s’agit de prendre le temps de choisir. Car, en effet, un choix est d’autant plus libre qu’il est éclairé : plus la connaissance guide mon choix, moins j’aurai à subir de conséquences imprévues et indésirables.
Mais reste qu’à force d’ajourner le moment du choix, nous ne ferons aucun choix du tout. Si prendre son temps peut permettre d’éviter un choix précipité, l’ajournement sans fin risque de nous faire rater le moment d’agir, ce moment opportun que les grecs appelaient le kairos. Le kairos, c’est ce moment d’agir, ce moment où la chance du bonheur se présente et qu’il ne faut pas rater, au risque qu’il ne se présente plus jamais. En effet, comme le rappelle Aristote dans L’Ethique à Nicomaque, il n’existe aucune science exacte qui nous permette d’atteindre le bonheur. Le bonheur suppose un art de la contingence, une connaissance de l’expérience qu’aucune science théorique ne saurait nous donner. Le bonheur, c’est justement l’art de saisir le kairos, d’agir au moment où l’occasion se présente. Dès lors, prendre du retard, c’est manquer le kairos et la chance d’être heureux. On peut bien reprendre ici la formule du pète Horace : « Celui qui ajourne le moment de bien vivre, serait comme le paysan qui attend que l’eau ait fini de couler. » Retarder à l’infini, attendre de connaître toutes les conséquences d’un choix avant de le faire, c’est aussi absurde que d’attendre que la rivière soit vide avant de la traverser. « Retardo » en latin est un verbe qui a donné « retarder ». Mais l’un de ses sens, beaucoup plus effrayant, c’est « paralyser » : une fois que le moment d’agir est passé, il est trop tard. Plus aucune action n’est possible vers le bonheur, car le kairos a disparu.


Ainsi, le retard se définit bien comme le fait d’arriver plus tard que prévu. C’est introduire de l’imprévu dans le réglage ordonné qui permet la vie en société, c’est ne pas s’insérer dans le développement de l’humanité d’une certaine idéologie, mais ce peut être aussi manquer le moment d’être heureux, quand le délai qu’on se donne pour étudier est trop long. 

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