Suite au défi lancé par mes Terminales ES... voilà une dissertation sur le retard. Donc au prochain qui voit sur facebook cette image qui dit "la prochaine fois que j'arrive en retard en philo, je demande au prof Qu'est-ce que le retard ?" attendez-vous à une longue, très longue réponse....
Le retard
Le retard se
définit en premier lieu comme le fait d’arriver plus tard que l’heure prévue.
Parmi les nombreux termes latins traduits par le mot « retarder »,
nous trouvons « differo » ;
or, le premier sens de « differo »
n’est pas « retarder » mais « séparer, déchirer » : le
retard introduit une limite entre un avant et un après. Quelle est la nature de
cette limite ? Quelle est cette déchirure que produit le retard ?
Au premier sens,
le retard est un terme péjoratif : être en retard, c’est, dans le domaine sportif,
être plus lent que les autres (c’est bien le sens du « tardo » latin), dans le domaine
psychologique, être moins développé que les autres, et le sens le plus courant
est un non-respect de la vie en communauté et des règles prescrites. Celui qui
arrive en retard doit s’excuser, parce qu’il n’a pas ou a refusé de jouer le
jeu. Pensons à l’anglais « late » :
ce terme aussi est dérivé d’un mot latin, « laedo », qui se traduit entre autres par « blesser »,
« endommager » ou encore, plus intéressant, « outrager. »
Le retard est donc
à la fois une déchirure, une séparation, mais aussi un outrage et une blessure.
Arriver en retard semble donc beaucoup moins anodin que cela en a l’air. Quel
est le sens véritable du retard dans la vie pratique ? Que reproche-t-on
réellement à celui que l’on accuse de retard ? Que perd-on lorsque l’on ne
parvient pas à faire les choses à l’heure prévue ?
Le retard le plus
commun est déjà une déviance sociale qui met en crise les normes qui permettent
la vie en société ; mais le retard prend un sens beaucoup plus fort lorsqu’on
l’oppose au progrès de l’histoire humaine ; enfin, nous nous demanderons s’il
n’existe pas une positivité du retard, s’il ne peut pas être bon, parfois, de
prendre son temps.
I/ Le retard comme déviance sociale
Être en retard, au
premier abord, est bien quelque chose que l’on va nous reprocher. C’est une
règle que l’on n’a pas suivie. Plus encore, c’est une conduite sociale utile et
nécessaire à la vie en commun que nous refusons encore d’appliquer. Le
découpage du temps en heure, en effet, permet une certaine prévisibilité des
attitudes humaines. Les hommes doivent respecter les horaires prescrits, ce qui
permet d’organiser correctement la vie en commun. Cette vie en commun suppose
de se détacher de ses tendances naturelles : le besoin comme le désir me
poussent à rester endormi le matin, la contrainte de l’heure fait que je dois
me lever quand le réveil sonne. Cette première partie de l’éducation, qui
consiste à apprendre à l’enfant à renoncer à ses tendances naturelles, Kant l’appelle,
dans les Réflexions sur l’éducation,
la discipline : cette éducation purement négative consiste à montrer au
jeune humain ce qu’il ne doit pas faire, ce qui lui est interdit, afin d’intégrer
la société humaine. Arriver en retard est donc un manquement de discipline, un
retard, en réalité, sur la construction de l’humanité de l’enfant. Car être
humain, c’est aussi être éduqué, apprendre ces règles de la discipline qui
seront complétées par une instruction, la phase positive de l’éducation décrite
par Kant.
Que reproche-t-on
donc à celui qui ne respecte pas l’heure ? Nous n’admettons pas qu’ils
puissent encore être sous l’influence de ses désirs et de ses inclinations naturelles
au lieu de jouer le jeu de la société. Au lieu de, autrement dit, accepter le
rôle qui lui est prescrit, il fait encore ce qu’il a envie. En effet, qu’attendons-nous
des autres dans la société ? Nous avons tendance à mettre en avant l’idéal
de la liberté. Mais est-ce que nous voulons vraiment que les autres affirment
leur liberté, ou qu’ils obéissent à des règles ? Ne préférons-nous pas que
chacun reste dans son « rôle », afin que nous puissions prévoir ce qu’il
va faire ? Le rôle du professeur, de l’élève, de l’ami, du médecin, c’est
d’être à l’heure en premier lieu : tout retard est déjà un décalage avec
ce rôle, et toute sortie hors de ce rôle est offensante. Tel est bien ce que
remarque Sartre dans L’Être et le Néant
au sujet de notre relation avec autrui. Comme il l’écrit, « un épicier qui
rêve est offensant pour un acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un
épicier. » Autrement dit, quand je vais chez l’épicier, je m’attends à ce
qu’il me vende son produit, rapidement, pour pouvoir rentrer chez moi sans
perdre de temps. Si l’épicier commence à me réciter le poème qu’il a composé,
comment vais-je réagir ? Sans doute en souriant faussement, en tapant du
pied, et en râlant parce qu’il me raconte sa vie au lieu de faire son travail.
Ainsi est divisée la société, en différents rôles qu’il s’agit de tenir, et celui
qui croit qu’il peut ne pas jouer le rôle qu’on lui a attribué se verra
attribuer un rôle tout de même, celui du « fou ».
Ainsi, le retard
est dans la société un manquement de discipline et d’éducation, une offense
faite à la vie en commun. Nous pouvons à la fois reconnaître la nécessité
absolue de cette discipline, indispensable à une vie en commun bien réglé, et
déplorer le fait que toutes ces règles finissent par nous enfermer dans un rôle
qui nous impose de renoncer à toute action libre pour plutôt se conformer à ce
que les autres attendent de nous. Mais la question du retard devient beaucoup
plus grave quand elle s'étend non plus à une société particulière, mais à l’ensemble
des sociétés lorsqu’on les compare les unes aux autres.
II/ Retard et progrès : la question de l’histoire
humaine
Le sens du retard
que nous avons étudié pour le moment prenait le sens de la déchirure, le fait d’avoir
manqué le moment où j’étais censé faire ce que la société attendait de moi.
Mais un sens beaucoup plus fort est celui que nous allons voir à présent qui,
bien plus grave que l’offense, est une infériorité : celui qui est en
retard n’est pas au niveau des autres, il est moins bon. Le coureur qui a du
retard sur son concurrent lors de la course sera deuxième, il sera moins
reconnu, car il est inférieur à celui qui a effectivement gagné. La trivialité
de l’exemple n’est pas faite pour dissimuler un emploi similaire du terme
lorsque nous parlons des civilisations dites « primitives », qui
auraient du retard sur la nôtre. Cette fois, le retard prendre place au centre
d’une idéologie particulière de l’histoire, qui considère que l’histoire va
dans une certaine direction, doit poursuivre un certain développement :
certaines sociétés seraient donc plus avancées, meilleures que d’autres. On
voit vite sur quelles dérives une telle thèse peut déboucher : si des
sociétés sont inférieures à la nôtre, alors nous pouvons très bien nous en
servir comme esclaves, ou considérer qu’il est en notre devoir de les aider à
se développer : telle fut bien la conclusion de la colonisation. Le
sociologue Pierre Clastres remarque, dans La
société contre l’Etat, que cette infériorisation des sociétés différentes
des sociétés occidentales est telle que nous utilisons des termes scientifiques
pour les désigner. A l’expression de société « primitive » s’ajoute
la société « embryonnaire » par exemple, comme si elle restait
coincée à une étape inférieure du développement qu’elle est censée suivre. Cette
différence, qui est simplement une différence de modèle de société, apparaît
alors comme un défaut qu’il convient de corriger, entraînant les dérives que
nous avons évoquées.
Mais d’où vient
cette tendance à croire en un « progrès » de l’histoire, et pourquoi
penser que certains modèles de société, qui ne correspondent pas à nos
anciennes sociétés occidentales, en sont à un stade « embryonnaire » ?
Pourquoi croire qu’une telle société devrait nécessairement évoluer vers le
modèle que nous connaissons aujourd’hui ? Quand Pierre Clastres mène son
étude dans les tribus indiennes, ce n’est pas un retard qu’il constate, mais
plutôt un effort pour empêcher toute prise de pouvoir par un seul individu,
toute contrainte. Ce n’est pas une société qui n’a pas encore eu l’idée de l’Etat
mais une société qui se dresse contre
l’Etat. En réalité, le retard que nous croyons percevoir ne concerne pas
forcément l’organisation de la société, mais peut-être plutôt le développement
technique. En effet, la technique est, en un certain sens, le propre de l’homme,
qui par ces techniques arrive à se détacher d’une existence animale. La
technique permet à l’homme de construire des maisons, de dompter la nature et,
en réalité, l’homo sapiens, homme qui
sait, est peut-être bien plutôt, comme le suggère Bergson dans L’Evolution créatrice, un homo faber, homme qui fait, parce que c’est
justement en fonction des techniques utilisées que l’on va désigner les
différents âges de l’humanité : âge de fer, âge de la pierre taillée, etc.
Parce que la technique est ainsi l’essence de l’homme, nous avons le sentiment
que les sociétés qui n’ont pas le même niveau technique sont en retard quant au
progrès de l’humanité.
Ainsi, le côté anodin
du retard prend en réalité un sens beaucoup plus grave, que ce soit lorsqu’on
le replace au sein de la construction de la société ou, pire encore, lorsque l’on
considère le déroulement de l’histoire humaine selon un point de vue finaliste.
Mais ne peut-on pas trouver une certaine positivité au retard ? Retarder,
repousser l’échéance, n’est-ce pas aussi une façon de mieux prendre le temps de
réfléchir pour ne pas faire de mauvais choix ? Si, pour le moment, le
retard apparaissait comme une contrainte, un retard dans l’obtention de la
liberté, que ce soit la liberté vis-à-vis de la nature ou une liberté
historique, sera-t-on vraiment libre si l’on fait tout dans la précipitation,
sans jamais s’accorder la moindre remise à plus tard ?
III/ Différer la recherche du plaisir pour atteindre
le bonheur
Malgré le fait que
le terme de retard soit d’abord péjoratif, il semble évident à l’inverse qu’une
décision précipitée n’est pas toujours bonne, ni souhaitable. Un exemple très
clair est celui d’un des personnages du mythe d’Er raconté par Platon dans le
livre X de La République. Ce mythe
raconte comment les âmes, après leur mort, rejoignent les enfers pour choisir
la nouvelle vie dans laquelle elles seront réincarnées, parmi un certain nombre
de modèles proposés, après avoir purgé leur peine proportionnellement au mal
commis. La première âme à choisir se précipite, sans réfléchir, sur l’attirante
vie d’un tyran tout puissant. Malheureusement, après avoir oublié ce choix à sa
renaissance, ce tyran va maudire les dieux de lui avoir donné ce destin
horrible lorsqu’il sera obligé de tuer ses propres enfants pour ne pas perdre
le pouvoir, alors que cette vie, il l’a choisie lui-même, sans aucune influence
ou contrainte venant des dieux. Le personnage de ce mythe permet de montrer qu’un
choix précipité n’est pas un choix libre, mais plutôt un choix hasardeux dont
on aura sans doute à subir les conséquences par la suite. Dès lors, si retarder
peut signifier déplacer l’échéance de quelque chose, cela peut être bon, quand
il s’agit de prendre le temps de choisir. Car, en effet, un choix est d’autant
plus libre qu’il est éclairé : plus la connaissance guide mon choix, moins
j’aurai à subir de conséquences imprévues et indésirables.
Mais reste qu’à
force d’ajourner le moment du choix, nous ne ferons aucun choix du tout. Si
prendre son temps peut permettre d’éviter un choix précipité, l’ajournement
sans fin risque de nous faire rater le moment d’agir, ce moment opportun que
les grecs appelaient le kairos. Le kairos, c’est ce moment d’agir, ce
moment où la chance du bonheur se présente et qu’il ne faut pas rater, au
risque qu’il ne se présente plus jamais. En effet, comme le rappelle Aristote
dans L’Ethique à Nicomaque, il n’existe
aucune science exacte qui nous permette d’atteindre le bonheur. Le bonheur
suppose un art de la contingence, une connaissance de l’expérience qu’aucune
science théorique ne saurait nous donner. Le bonheur, c’est justement l’art de
saisir le kairos, d’agir au moment où
l’occasion se présente. Dès lors, prendre du retard, c’est manquer le kairos et la chance d’être heureux. On
peut bien reprendre ici la formule du pète Horace : « Celui qui
ajourne le moment de bien vivre, serait comme le paysan qui attend que l’eau
ait fini de couler. » Retarder à l’infini, attendre de connaître toutes
les conséquences d’un choix avant de le faire, c’est aussi absurde que d’attendre
que la rivière soit vide avant de la traverser. « Retardo » en latin est un verbe qui a donné « retarder ».
Mais l’un de ses sens, beaucoup plus effrayant, c’est « paralyser » :
une fois que le moment d’agir est passé, il est trop tard. Plus aucune action n’est
possible vers le bonheur, car le kairos
a disparu.
Ainsi, le retard
se définit bien comme le fait d’arriver plus tard que prévu. C’est introduire
de l’imprévu dans le réglage ordonné qui permet la vie en société, c’est ne pas
s’insérer dans le développement de l’humanité d’une certaine idéologie, mais ce
peut être aussi manquer le moment d’être heureux, quand le délai qu’on se donne
pour étudier est trop long.
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