mardi 7 septembre 2021

Black Mirror S1E1 : Peut-on être insensible à l'art ?

 

Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle série d’articles de philosophie sur des séries. Après Buffy contre les vampires (dont vous trouverez tous les articles sur cette page), nous allons étudier la série Black Mirror. Il y a évidemment beaucoup de choses à dire sur cette série et tous les épisodes pourraient donner lieu à une réflexion philosophique. Je ne vais pas parler de tous les épisodes, ce serait répétitif dans les thèmes abordés. A la place, et pour changer de la dernière série d’articles, je vais plutôt proposer à chaque fois un sujet de dissertation (qui sont de véritables sujets de bac) et le traiter à partir de l’épisode choisi. Cela permettra aux éventuels lycéens qui passent par-là de voir de quelle façon on peut utiliser les épisodes de Black Mirror pour illustrer un argument dans un sujet de dissertation.

 

Evidemment, cette série d’articles sera 100% spoils, surtout qu’un certain nombre d’épisodes de la série restent mystérieux jusqu’aux révélations finales.

 

Pour ce premier article, je vais parler du très frappant premier épisode de la série, qui s’appelle « l’hymne national ». Nous traiterons le sujet : « Peut-on être insensible à l’art ? » Avant de parler de l’épisode, une rapide analyse du sujet : être « insensible » à l’art peut se comprendre en deux sens. Insensible peut signifier indifférent : autrement dit, on peut se demander s’il est possible de n’éprouver aucun intérêt pour le domaine artistique. Cela semble évidemment possible. L’autre façon de comprendre « insensible », c’est le fait de n’éprouver aucune sensation quand on est mis face à une œuvre d’art. De ce point de vue, on peut se demander si l’art ne provoquer pas nécessairement quelque chose sur le spectateur (ne serait-ce que l’indifférence elle-même, qui reste un sentiment).

 

Maintenant que le sujet est éclairci, parlons un peu plus précisément de cet épisode, qui commence par le visionnage d’une vidéo trouvée sur YouTube. La très populaire princesse Susannah a été enlevée et le ravisseur accepte de le libérer à condition que le premier ministre britannique ait un rapport sexuel consommé et non simulé avec un porc, sans trucage, diffusé en direct sur tous les médias du Royaume-Uni. Même si nous ne l’apprenons qu’à la fin, le ravisseur est en réalité Carlton Bloom, un artiste dont l’exposition controversée a récemment été annulée : la rançon demandée est pour lui une façon de mettre en scène une performance artistique. La vidéo de la princesse dictant les consignes, mise sur YouTube, et tout le débat médiatique sur ce que doit faire ou non le ministre, débat qui occupera la télévision toute la journée, font également partie du spectacle.

 

Même si c’est une révélation finale, plusieurs indices laissent entendre, au cours de l’épisode, qu’il s’agira bien d’une performance artistique. Premièrement, le nom de Bloom est évoqué en tout début d’épisode. La vidéo YouTube a évidemment été vue par beaucoup de monde et un couple s’étonne que la télévision ne parle pas de cette affaire. Ils allument le journal et on entend alors dire qu’on a mis fin à l’exposition controversée de Carlton Bloom. L’information laisse évidemment indifférents les deux amants, qui ne s’intéressent qu’à cette histoire de rapport sexuel avec un porc. Le domaine artistique les laissent donc bien insensibles. L’art, en effet, est de l’ordre de l’inutile ou de l’imaginaire. Alors que la politique, ce dont ce couple veut entendre parler à la télévision, affronte directement la réalité. On voit ici très vite que l’on peut très facilement être insensible, au sens d’indifférent, à l’art. La force de cet enlèvement tient justement au fait que l’on soit indifférent à l’art : personne ne le soupçonne, car tout le monde cherche un opposant politique ou un terroriste. Personne ne cherche un artiste, trop ignoré dans la société.

 

Comme pour s’opposer justement à toute représentation qui serait vue comme artistique, les médias, en préparant ce qu’ils vont dire pour présenter l’affaire en cours, font en sorte que sa présentation soit la plus formelle possible. Il est demandé, notamment, à ce qu’il n’y ait pas de cochon en arrière-plan mais que l’image soit la plus simple possible. Même si les médias réfléchissent bien sûr à leur arrière-plan et aux détails de ce qu’ils vont présenter, cette attention à tout ce qui entoure l’acteur, à tous les détails, cette construction d’un lieu précis et au service de l’histoire relève bien du domaine artistique. Ils veulent s’en séparer pour éviter justement que cette rançon soit donnée en spectacle, mais ils ne savent pas qu’ils sont déjà dans le spectacle.

 

Un autre indice apparaît dans une scène où les soignants d’un hôpital, dont la jeune femme du couple apparu au début, regardent la télévision et entendent le détail des conditions de tournage de la vidéo du ministre. Un des infirmiers remarque que ces règles (à savoir l’absence de trucages, l’absence de musique, le réalisme) correspondent au « Dogme 95 », un ensemble de règles cinématographiques proposées par Lars von Trier. Pendant ce temps, les réalisateurs essaient de contourner ces règles en embauchant un acteur sur lequel ils pensent artificiellement faire apparaître le visage du ministre. Une actrice est invitée au journal télévisé pour donner son avis. La place du cinéma est importante, et pourtant personne ne soupçonne un artiste d’être à l’origine du chantage. C’est à ce moment qu’une nouvelle vidéo est envoyée par le ravisseur, accompagné d’un doigt coupé : il leur a interdit de faire usage de trucages quelconques, façon pour lui de rappeler que l’art ne devrait pas avoir besoin de trucages, mais plutôt être authentique.

 

Arrive alors la fin de l’épisode et la libération de la princesse une demi-heure avant la fin de l’échéance. Pendant ce temps, le ministre et son équipe se préparent à affronter la rançon. Evidemment, toute la ville a les yeux braqués sur la télévision. Personne ne remarque donc que la princesse est libre et qu’il n’y a plus aucune raison de tourner cette scène. Carlton Bloom savait parfaitement que personne ne serait dans la rue à ce moment, parce que si l’on peut être indifférent à l’art en général, personne n’aura été insensible à la diffusion en direct de ce coup de tonnerre artistique. Mais quand la conseillère du ministre apprend la vérité, sa réaction est de dire : « Il ne s’agissait que de ça : faire passer un message. » La tournure de la phrase indique que pour elle, il n’y a rien de sérieux dans une performance artistique. D’ailleurs, elle montre clairement qu’elle n’y a rien compris : il n’y a pas de « message » à l’art. L’art exprime des choses, certes, mais ce sont les médias qui font passer des messages. Le problème est là : tous ont cherché un sens à ce qui était en train de se passer. Tous ont voulu que cela signifie quelque chose, alors qu’il n’y avait d’autre sens que la performance elle-même. C’est bien pour cette raison qu’on peut être indifférent à l’art : il est inutile. Tout ce qui s’est passé dans l’épisode n’aura effectivement servi à rien : c’est cette dure réalité qu’ils choisissent de cacher au ministre à la fin, pour qu’il n’apprenne jamais que cet acte traumatisant était inutile.

 

Par cette mise en scène, Carlton Bloom combat trois choses. Premièrement, la censure de ses œuvres : cette fois, son « œuvre » sera diffusée partout et en direct. Deuxièmement, le fait que personne ne s’intéresse à ses productions, ce qui était visible en début d’épisode, quand la télévision parlait de la fin de son exposition et que le couple attendait d’autres informations : cette fois, tout le monde regarde. Même si, au fur et à mesure de la scène, les spectateurs montrent soit leur choc, soit leur peine, reste que tout le monde continue à regarder : y-compris quand l’infirmière veut éteindre la télévision et que son collègue l’en empêche. Troisièmement, il combat le fait que l’art ne soit pas pris au sérieux : même si c’est le cas au début, et que parmi les spectateur on voit un groupe en rire, bière à la main, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire divertissement, cette première attitude va vite laisser place à des expressions beaucoup plus graves.

 

Carlton Bloom mourra le même jour (probablement un suicide) et un célèbre critique d’art considèrera que cette mise en scène est « la plus grande manifestation artistique du XXIème siècle ». Bloom aura réussi à montrer que personne n’est insensible à l’art, grâce à cette œuvre auxquels tous, y-compris les spectateurs en participant activement (puisque le fait qu’ils soient tous devant leur télévision faisait partie des conditions pour la réussite de cette performance), auront participé.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire