jeudi 7 octobre 2021

Black Mirror, S2E1 : Peut-on concevoir l'homme comme une machine ?

 

De retour pour notre nouvelle dissertation illustrée par la série Black Mirror, dont la saison 2 s’ouvre avec un épisode extrêmement populaire et marquant (du moins il me semble être populaire et marquant, parce que j’ai eu beaucoup d’élèves qui l’ont déjà cité dans une dissertation sur la technique !)

 

« Bientôt de retour » est l’histoire tragique d’Ash et Martha, un jeune couple qui va se retrouver dramatiquement séparé lors de la mort d’Ash. Heureusement, dans l’univers de cet épisode, il existe une application qui permet de parler avec les morts. Ou plutôt, avec un robot qui, grâce aux informations que nous postons sur les réseaux sociaux, est capable de reproduire une image fidèle de celui qu’on était de notre vivant, pour nous imiter une fois qu’on n’est plus là. Plus encore, il est désormais possible de déplacer ce robot dans un corps artificiel et ainsi ramener complètement celui qu’on a perdu.

 

Pendant tout l’épisode, un parallèle est fait avec le mythe du vampire. Même si ce n’est pas ce qui va nous intéresser aujourd’hui, je voudrais quand même en dire quelques mots parce que je trouve très originale cette idée de reconstruire le mythe du vampire à partir de la technologie. Au tout début de l’épisode, Martha reproche à Ash d’être « vampirisé » par son téléphone. Métaphore intéressante, quand on pense que le vampire est celui qui aspire notre vie (le sang) pour revenir d’entre les morts. Le téléphone d’Ash, l’usage qu’il en fait et sa façon d’y exposer toute sa vie sont bien ce qui va lui permettre de revenir sous une autre forme après sa mort. Vient alors une copie de lui-même, un être qui a l’air vivant mais ne l’est pas vraiment, un véritable mort-vivant technologique. Comme le vampire souvent décrit comme très séduisant, ce nouvel Ash est parfait : Martha remarque qu’il ressemble à Ash dans ses bons jours. Le robot Ash lui explique que c’est normal, puisqu’il a été fait à partir des photos en ligne, et que sur les réseaux on ne met que les photos les plus flatteuses. Il n’a pas besoin de dormir, ni de respirer. Il peut faire semblant : mais ce n’est plus une nécessité biologique.

 

Passée la métaphore vampirique, nous pouvons nous intéresser à la question de « l’homme-machine », un concept initié au XVIIème siècle par philosophie La Mettrie, à la suite de la célèbre théorie de « l’animal-machine » de Descartes. Dans le Discours de la méthode, Descartes compare les productions techniques de l’homme avec celles de la nature, qu’il considère comme les productions de Dieu. L’homme est capable de fabriquer des automates, des machines qui fonctionnent par elles-mêmes. On pourrait très bien donner à ces automates la figure d’un singe ou d’un oiseau. Bien sûr, le singe-robot se distinguerait facilement d’un singe réel, mais l’homme est un être imparfait, sa copie sera donc imparfaite. Dieu, en revanche, est parfait et omnipotent : il a donc très bien pu produire également des automates, comme les hommes, mais des automates parfaits, c’est-à-dire les animaux. Descartes propose ainsi une explication purement matérialiste du vivant : nul besoin de la notion d’âme pour expliquer le comportement des animaux, dont on peut entièrement rendre compte de façon mécanique.

 

Cependant, Descartes n’ose pas aller jusqu’à une explication mécanique de l’être humain. En bon chrétien, il considère que Dieu a donné à l’homme une âme et surtout le libre-arbitre, la capacité de choisir entre le bien et le mal. C’est La Mettrie, à la même époque, qui prolongera la réflexion de Descartes en soutenant que l’homme peut tout aussi bien être expliqué de façon matérielle, et créera ainsi le concept d’« homme-machine ».

 

Face à un automate parfait à figure humaine, pourrait-on se rendre compte qu’il s’agit d’un robot et non d’un humain  véritable ? Pour Descartes, il est clair que non : aussi ressemblant soit-il, il manquera toujours quelque chose à l’automate qui fera que nous ne pourrons être dupes, alors qu’un automate parfait à figure animale fera totalement illusion. Voyons ce qu’en dit notre épisode, « Bientôt de retour » : la copie de Ash pourra-t-elle faire office de remplaçant ?

 

La réponse sera clairement non : malgré les similitudes, Martha ne cessera de se plaindre de ces petits détails qui prouvent que ce n’est pas le vrai Ash qui est devant elle. Bien sûr, il y a les problèmes purement physiques : le fait qu’il n’ait besoin ni de manger, ni de respirer, ni de dormir. Au début, quand elle parle avec lui par chat ou téléphone, elle est impressionnée par la ressemblance et dit même : « C’est tout à fait le genre de truc qu’il aurait dit. » Mais très vite, on se rendra compte que si le robot arrive à imiter une partie de la personnalité d’un être humain, ce ne sera toujours qu’une partie. Les problèmes commencent alors qu’elle n’en est encore qu’au stade du téléphone : alors qu’elle s’approche d’une falaise où ils sont déjà allés ensemble, elle lui rappelle que ce jour-là, il lui avait dit qu’à l’époque victorienne, des couples maudits avaient sauté de cette falaise pour se donner la mort. Le robot-Ash du téléphone la corrige : en fait, tous ceux qui ont sauté de cette falaise ont sauté seuls, il n’était pas question de couple. Comment le sait-il ? Il vient de vérifier l’information sur Wikipédia. Martha est gênée. Pourquoi une simple vérification en ligne la met dans cet état ? Parce que c’est un signe évident que la « personne » avec qui elle parle n’est pas humaine. Un être humain est limité : il ne peut pas tout savoir, il se trompe parfois, comme le vrai Ash s’est trompé au sujet de cette falaise. Seul un robot peut tout savoir ainsi. En revanche, si le robot est capable de tout savoir en ce qui concerne la culture générale, il ne possède pas tous les souvenirs qu’un petit ami est censé avoir. Quand la sœur de Martha vient lui rendre visite, il ignore que c’est sa sœur et la prend pour une amie : une erreur que n’aurait jamais pu faire le vrai Ash.

 

Cependant, le vrai problème du robot vient du fait qu’il est totalement incapable d’improviser à la manière de Ash. A chaque fois que Martha est perturbée, il demande « Ce n’est pas le genre de chose que j’aurais dit ? » : programme inclus dans le robot pour être encore plus ressemblant. Mais le problème vient justement du fait qu’il cherche une logique. Il cherche un moyen de savoir à coup sûr ce qu’aurait fait Ash dans n’importe quelle situation. Malheureusement, cela est impossible : alors que le robot vise une rationalité sans faille, l’être humain est parfois illogique, irrationnel, imprévisible. Et face aux situations nouvelles, il est totalement incapable de réagir : quand Martha, en colère, lui dit de quitter la chambre et qu’il le fait spontanément alors qu’elle aurait attendu du vrai Ash qu’il essaie de discuter avant ; quand elle le frappe, elle est certaine que Ash n’aurait pas réagi comme lui, même si elle est incapable de dire précisément ce qu’il aurait fait ; quand elle l’emmène sur la falaise des couples maudits et qu’il attend de savoir ce qu’elle a dans la tête, elle sait que Ash aurait deviné.

 

La capacité d’improvisation et d’adaptation face à des situations nouvelles semble un propre du vivant. Un robot extrêmement perfectionné peut apprendre à intégrer de nouvelles données par lui-même, mais on a le sentiment qu’il manquera toujours quelque chose. C’est ce qui faisait dire à Descartes que la raison et le langage étaient le propre de l’homme : le langage au sens fort, c’est être capable de produire du contenu nouveau à partir des mots. Mais pour développer ce sujet, je vous renvoie plutôt à un épisode de mon podcast Geekosophie Magazine sur la méchante sorcière de l’ouest du Magicien d’Oz, que vous trouverez sur un de ces liens (et toutes les autres plateformes d’écoute) :

 

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