vendredi 23 avril 2021

Mme Brown et le Langage de la nuit

 

Ceci n’est pas exactement une chronique. Je vais parler de ma lecture du Langage de la nuit d’Ursula K. Le Guin, mais je vais me concentrer sur un seul chapitre que j’ai beaucoup aimé. Le Langage de la nuit est un essai sur la littérature de l’imaginaire. Ursula Le Guin, si vous ne connaissez pas, est une autrice de fantasy et science-fiction, une des rares à être véritablement considérée comme une écrivaine, au même titre que Tolkien. Je n’ai pas lu ses romans parce que je n’aime pas la fantasy et malgré les réflexions sociologiques, philosophiques et métaphysiques qui se posent dans ses écrits, je ne pense pas réussir à accrocher pour autant. En revanche, j’ai bon espoir d’apprécier ses nouvelles de science-fiction. Parmi elles, la brillante « Ceux qui partent d’Omélas. »

 

J’avais donc très envie de découvrir ses écrits et comme je ne voulais pas me lancer dans la fantasy, j’ai choisi cet essai où elle parle du rôle que peut jouer, socialement parlant, la littérature de l’imaginaire, d’autant plus que je prépare un cours sur le rôle de l’utopie, la dystopie et la science-fiction dans la représentation du monde. Je n’ai pas vraiment trouvé de quoi faire mon cours, mais j’ai été passionnée par un chapitre assez long où elle reprend un concept de Virginia Woolf. Ce concept a le nom très amusant de « Mme Brown. »

 

Le Guin se demande si « Mme Brown » est compatible avec la science-fiction. Elle remarque que, pendant des années, elle n’a pas semblé l’être : on ne trouvait pas de Mme Brown en SF. Mais qui est cette Mme Brown ?

 




Ce n’est évidemment pas un personnage. Ce n’est même pas un archétype de personnage. En fait, Mme Brown est l’anti-archétype. Pour Woolf, un roman ne se construit pas à partir d’une intrigue, ni d’un message, ni d’une réflexion (oui, je suis exclue du roman selon Woolf…) mais d’un personnage. Un roman est la description d’une certaine expérience du monde, au travers du regard d’un personnage en particulier. Mme Brown est le nom de ce concept de personnage, qui marque la lecture du roman. Comme l’écrit Woolf, citée par Le Guin (citée par moi) : « Les grands romanciers, pour nous montrer ce qu’ils veulent nous montrer, utilisent le regard d’un personnage. Sinon, ils ne seraient pas romanciers, mais poètes, historiens ou pamphlétaires. »

 

Bien sûr, on peut remettre en question cette thèse sur la littérature, qui fait du personnage l’essence de tout véritable roman. Cependant, même si l’on n’est pas d’accord, cette thèse m’a beaucoup plu en tant qu’elle permet au moins, quand on y pense, de distinguer un personnage véritable, unique, bien construit, de ce qui ne serait qu’un archétype. C’est pour cette raison que j’ai dit plus haut que Mme Brown était l’anti-archétype. Le Guin propose justement un petit exercice (que je n’ai pas arrêté de reproduire après avoir lu ce chapitre !) pour déterminer si un roman comporte cette Mme Brown ou non. Repensez à un livre lu il y a longtemps : avez-vous retenu les noms des personnages, ou ne les désignez-vous, quand vous parlez du livre, que par des termes génériques comme « le héros », « la fille », « le robot », « le méchant »… ? Ce test peut aider à trouver quels personnages sont de vraies constructions, et non de simples archétypes de personnage.

 

Ce qui est drôle, c’est que j’ai fait le test avec deux livres que j’adore : 1984 et Le meilleur des mondes. Pour le premier, j’ai immédiatement eu les noms de Winston et Julia, mais ensuite venait « le méchant. » Pour le deuxième, en revanche, je n’ai que « le sauvage », « la fille », « l’ami ». Aucun nom ne m’est venu. Et pourtant, je n’ai lu qu’une fois l’un et l’autre. Je peux même dire que j’ai lu plus récemment Le meilleur des mondes, qui devrait donc être plus frais dans ma mémoire.

 

Ursula Le Guin remarque que la plupart des livres de SF et de fantasy qu’elle a lus ne comportent pas de Mme Brown. A une exception près, à l’époque où elle a écrit son essai : Le Seigneur des anneaux n’est pas l’histoire d’un héros, d’un magicien, d’une créature bizarre et d’un méchant. Tout le monde connaît bien Frodon, Gandalf, Gollum et Sauron (même ceux qui, comme moi, ne l’ont jamais lu ni vu en film !) Mais elle a bon espoir que cela change. Et ça commence effectivement à changer : qui serait incapable de citer des personnages d’Harry Potter ou Star Wars ?

 

Et vous, quelles sont vos Mme Brown ? Celles dont vous n’oublierez jamais le nom ?

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. Merci pour ce passionnant article. Comme toi je ne le lis pas LeGuin car la Fantasy ne me séduit pas, mais l'autrice est intéressante. C'est de cette façon que j'écris tous mes romans ou séries je pars toujours d'un personnage et je ne connaissais pas cette théorie pourtant j'ai lu Virginia Woolf et c'est sans doute pour cela que j'aime Woolf parce que je me souviens des personnages de ses romans !

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