mardi 20 octobre 2020

Idées de lecture : la politique

 Bonjour et bienvenue sur cette nouvelle série d’articles, où je choisirai une fois par mois un thème, pour lequel je vous présenterai plusieurs romans populaires (je précise romans populaires, ce qui inclut des romans jeunesse, mais qui exclut les classiques).

 

Le thème d’aujourd’hui, ce sera la politique ! Avant de parler de romans, je vais préciser la notion que j’ai choisie, en expliquant les questions qu’elles soulèvent, questions soulevées également dans les romans ci-dessous. La politique désigne le fait de gouverner un groupe (à l’origine, on disait une cité : polis en grec, d’où vient le mot politique, signifie la cité : une grosse ville qui avait son propre régime). Dans la tradition philosophique, ce gouvernement peut avoir deux significations : soit le fait de guider la cité vers le meilleur, vers le Bien ; soit, tout simplement, en garantir l’unité et conserver le pouvoir. Ces deux conceptions sont celles, respectivement, de Platon et Machiavel. Platon définit la politique comme la Science du Bien : l’homme politique, le dirigeant, doit posséder le savoir de ce qui est le mieux pour chaque individu, afin que la cité fonctionne et que chaque citoyen soit heureux. Pour Machiavel, cet idéal est, justement, trop idéaliste : il oppose à la Science du Bien un réaliste art de la guerre. Le rôle de l’homme politique, pour Machiavel, est de prendre le pouvoir et de le conserver, quitte à utiliser pour cela la ruse, la force et la tromperie. Ne prenez pas immédiatement Platon pour le gentil et Machiavel pour le méchant : l’un et l’autre posent problème, tout en apportant une certaine vérité.

 

Oui, l’idéal de Platon est beau et correspond à ce que devrait être une société pleinement humaine. Mais si on oppose en général idéalisme et réalisme, c’est que les deux ne vont pas ensemble. Comment trouver un tel homme politique, qui aurait la connaissance de ce qu’est le Bien, la connaissance de la place à attribuer à chaque individu de la société, une connaissance si parfaite qu’elle serait suivie par tous sans la moindre protestation ? Car chez Platon, il n’est pas question de force pour faire respecter la loi : l’homme politique proposerait une organisation si parfaite que personne n’aurait seulement envie de s’en détacher. Appliquée à notre imparfaite humanité, on voit bien ce que cela donnerait : un homme qui penserait avoir la connaissance suffisante pour gouverner une cité de cette façon serait, au mieux, un despote, qui prend les citoyens pour ses enfants, et ne leur laisse aucune liberté. Bien sûr, personne ne pourrait plus se tromper : mais l’erreur n’est-elle pas essentielle à la formation de l’identité personnelle ?

 

Passons à Machiavel, le méchant Machiavel, dont le nom a donné l’horrible adjectif machiavélique : comme celui qui est mauvais, sournois, et prêt à toutes les horreurs pour arriver à ses fins. En réalité, Machiavel ne dit pas que l’homme politique doit se laisser aller à toutes les horreurs, mais qu’il doit tout faire pour garder le pouvoir. Cela risque bien d’amener à la tromperie ou à l’usage de la force : mais cela ne doit avoir lieu que lorsque c’est absolument nécessaire. Le problème, pour un Machiavel témoin des nombreux coup d’Etat et changements de régimes politiques de son époque, est qu’une cité ne peut prospérer sans un gouvernement stable (c’est le sens de l’Etat : ce qui dure, ce qui reste en place). Il faut donc que le pouvoir politique se maintienne. C’est le premier Bien politique. Or, pour Machiavel (et vous serez sans doute d’accord avec lui), il est inévitable que des individus essaient d’arracher le pouvoir à celui qui l’a déjà : telle est la nature des hommes, qui ne se laissera guider ni par le Bien, ni par la Vérité. Les émeutes et les révoltes sont ce qu’il y a de plus dangereux. Le souverain devra donc parfois mentir pour que le peuple reste calme, parfois faire usage de la force pour se faire respecter. Machiavel ne prétend pas écrire un manuel de tyran : ce qu’il suggère tient à sa conception de la nature de l’homme, fondamentalement mauvaise selon lui.

 

Voilà quatre romans (ou sagas) qui interrogent ces questions politiques.

 


Entre chiens et loups, La couleur de la haine, Le choix d’aimer sont les trois tomes d’une trilogie dystopique (la dystopie, en tant qu’elle crée un système politique totalement inédit, est la forme littéraire la plus efficace pour parler des questions de société ; un seul des livres proposés ici n’en sera pas une). La société est divisée entre les noirs et les blancs, qui ont une place inverse par rapport à celle que nous connaissons : dans cette société, les noirs sont les puissants, les blancs sont opprimés, ont les pires boulots, et n’ont pas le droit d’intégrer les lycées de noirs, ceux de l’élite. Comme toujours dans un tel système parfaitement injuste, les Nihils (ainsi qu’on appelle le peuple blanc) va se révolter. C’est chez eux que réside le problème politique : pour une cause aussi juste que l’égalité entre les noirs et les blancs, est-il permis de tuer, de kidnapper, de torturer ? Peut-on faire exploser un centre commercial rempli d’innocents pour exprimer notre mécontentement ? D’un autre côté, pendant des années, de beaux discours ont essayé de rendre raison aux dirigeants, mais rien n’y fait. Alors, où se trouve la limite entre ce qui est permis ou non pour défendre une cause, aussi juste soit-elle ?

 


Silo, une nouvelle trilogie, propose une réflexion proche de la première, sur le rapport entre la fin visée et les moyens utilisés, mais interroge cette fois la fin elle-même. Si dans la première trilogie, l’idéal visé (égalité des hommes quelle que soit leur couleur de peau) est évidemment souhaitable, celle-ci peut être contestée : la sécurité est-elle un idéal suffisant pour justifier mensonges et tromperies ? Pour justifier la mise à mort de ceux qui découvrent la supercherie ? L’histoire des silos commence longtemps après une explosion nucléaire violente : l’air est pollué et irrespirable. Quiconque voudrait quitter les silos risque de mourir, et de tuer au passage tous les habitants, si l’air infecté venait à entrer. Alors, en châtiment de ceux qui sèment le trouble, on ne fait rien d’autre qu’exaucer leur vœu : ils sortent, et meurent. Il suffit seulement d’avoir une fois formulé le souhait de s’échapper pour y être condamné : pas besoin d’essayer concrètement de le faire. Mais les mensonges vont être peu à peu dévoilés, et les idéaux des hommes politiques ne tiendront pas face à la frustration d’avoir été trompé.

 


Neuroland et sa suite L’homme qui haïssait le bien ne sont pas une dystopie, mais des thrillers se passant dans le monde actuel (avec peut-être quelques anticipations médicales et scientifiques). Après des attentats islamistes à Paris, un policier culpabilisant de ne pas avoir réussi à faire usage de la force pour arracher les informations à l’otage devient une proie facile pour un gouvernement prêt à instaurer un régime autoritaire. Nous avons de nouveau notre conflit entre la fin et les moyens : la sécurité vaut-elle que toutes nos pensées soient à la merci des politiques ? Mais en réalité, ce livre aurait bien pu s’appeler « comment les politiciens finissent toujours par s’en sortir. » Au cours de l’histoire, vous verrez avec regret et frustration les hauts dirigeants soutenir chaque mensonge, chaque crime chaque illégalité de leurs alliés en invoquant toujours la fameuse « raison d’Etat » : ce moment où l’Etat se place lui-même en hors-la-loi, pour garantir sa propre conservation. Thriller passionnant, chaque tome interroge, en plus de cette question politiques, des problèmes moraux, notamment sur l’usage de la médecine.

 


Enfin, je vais parler de mon propre roman, parce que si je l’ai écrit c’est justement pour interroger un problème politique, et même si je me sens minuscule à côté des chefs-d’œuvre que j’ai cités précédemment, je ne voudrais pas l’avoir écrit pour rien. La Loi de Gaia est une dystopie se passant après une guerre. Mais pas n’importe quelle guerre : une guerre juste, qui avait pour but d’anéantir le crime. Car les criminels étaient tous issus du même pays, jamais nommé, et exterminer la population était le meilleur moyen de faire disparaître le crime à tout jamais. Plus de meurtres, plus de viols, plus de kidnapping, plus de torture. Tout cela a disparu. Il reste néanmoins quelques représentants de ce pays de criminels : ce sont les tatoués, des esclaves sur qui les propriétaires peuvent passer leurs nerfs s’ils le veulent, au nom de toutes les victimes. Bien sûr, cette stratégie politique, qui vise à exclure une communauté sous prétexte qu’elle est majoritairement composée de nuisibles (comme le fait Mufasa, le roi lion, avec les hyènes…) est toujours un mensonge : on force la population à avoir peur de ceux qui ont été désignés comme nuisibles, et qui se composent également d’innocents. Et nous avons de nouveau notre problème habituel : quelques innocents peuvent-ils être sacrifiés pour anéantir le mal ?

 

J’espère que ce premier article vous a plus. Je vous mets pour finir les liens vers les chroniques des livres dont j’ai déjà parlé sur le blog :

Entre chien et loup ** Silo ** Neuroland et L'homme qui haïssait le bien

 

Bonne lecture à vous !

vendredi 9 octobre 2020

La mousse est-elle vivante ? (une définition de la philosophie)

La philosophie, dans les sciences humaines, c’est comme la course dans le sport. C’est la base qui peut vous permettre de mieux y arriver, sans jamais être suffisante. Si vous êtes un champion de course à pieds, vous ne serez pas nécessairement un bon footballeur : le football nécessite des techniques et des qualités qui lui sont propres. Mais être bon en course peut indéniablement aider dans le football. Si vous êtes un bon philosophe, vous serez peut-être un mauvais historien (comme moi) : il vous manque les qualités spécifiques à l’histoire. Mais l’historien travaillera de façon d’autant plus efficace qu’il cumule les qualités de la philosophie.

 


La philosophie fait donc partie de ce qu’on appelle les sciences humaines. En science, il ne s’agit donc pas de donner son opinion, mais d’apporter une solution à un problème. A la question : la cocaïne a-t-elle des effets sur le cerveau ? Vous ne vous attendez pas à ce que le médecin donne son opinion personnelle sur le plaisir que lui procure ou non la cocaïne, mais à ce qu’il dise si, dans les faits, elle a des effets sur le cerveau ou pas.

De la même façon, on peut vous demander en philosophie : l’Etat est-il nécessaire à la société ? Il ne s’agit pas de donner votre impression sur l’Etat ou sur notre société. Il faut répondre à la question. La différence avec la question précédente sur la cocaïne, c’est que pour répondre à cette question, vous devrez utiliser une méthode différente.

La philosophie est donc une méthode de recherche de la vérité, une méthode qui se distingue de la méthode expérimentale ou de la méthode historique, et c’est une méthode qui convient particulièrement bien à un certain type de questions.

La spécificité de la question philosophique, c’est qu’elle est floue dans sa formulation.

 

Si je vous demande : La mousse est-elle vivante ? Vous allez sûrement me dire que vous ne comprenez pas ma question. Et c’est normal. Mais pourquoi ne comprenez-vous pas la question ?

Si vous réfléchissez à ce qui pose problème dans la question telle qu’elle est formulée, vous en arriverez à la conclusion que vous ne pouvez pas répondre parce que vous ne savez pas de quelle « mousse » je parle.

Vous ne pouvez pas répondre simplement « oui » ou « non » à cette question parce que vous ne savez pas si je parle de la mousse du savon ou de la mousse de l’arbre. Or, l’une est vivante, l’autre non.

 

Voilà donc la première chose à faire quand une question est posée : transformer cette question floue en question précise. La question générale est : La mousse est-elle vivante ? Vous pouvez la développer en deux questions plus précises :

La mousse du savon est-elle vivante ? Et : La mousse de l’arbre est-elle vivante ?

Une fois la question précisée, vous n’avez donc plus aucun mal à y répondre : la mousse du savon n’est pas vivante (et apporter toutes les preuves scientifiques que vous voulez pour le prouver), mais la mousse de l’arbre est vivante (et justifier). La question, une fois précisée, quitte le domaine philosophique pour devenir une question scientifique : il convient d’y répondre par des faits. Notre autre exemple : « L’Etat est-il nécessaire à la société ? », une fois précisé, peut devenir une question non plus philosophique mais politique ou sociologique, selon la façon dont on la traite. Mais quel que soit le domaine, la réflexion sur un problème commence par la définition de notre objet d’étude, ce qui est un travail de philosophie.

Toutes les questions qu’on vous posera en philosophie auront le même point commun : pour pouvoir y répondre, il faut d’abord comprendre l’ensemble des problèmes sous-entendus par la question.

 

Pourquoi, vous demanderez-vous, pose-t-on en philosophie des questions qui sont floues ? Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas juste poser une question précise, et comme ça, vous pourriez y répondre simplement, sans avoir besoin de dissertation ?

Parce que la langue est comme ça ! La philosophie porte sur le quotidien, sur nos activités (du loisir à la recherche scientifique), sur notre façon de parler… Or, vous l’avez remarqué, dans notre langue, les mots ont plusieurs sens. Quand vous parlez, vous pouvez être mal compris. Vous pouvez avoir l’impression que quelqu’un a voulu dire quelque chose, alors qu’il s’est simplement mal exprimé. Voilà le problème auquel nous voulons remédier.

Les questions traitées en philosophie sont toutes les questions que vous pouvez vous poser en société, au sujet desquelles vous avez sûrement beaucoup d’opinions. Mais avant de pouvoir donner un avis précis, il faut avoir rigoureusement compris la question. Le philosophe est là pour poser précisément le problème, afin que l’on puisse ensuite donner un avis précis et éclairé.

Pour poser le problème d’une question, trois qualités sont indispensables :

 

Rigueur scientifique : pour résoudre un problème complexe, il faut le ramener à des choses simples. Souvenez-vous des équations que vous faisiez (ou faites toujours) en mathématiques : pour résoudre un long calcul, vous commenciez par mettre ensemble des éléments, afin simplifier le calcul général. Par exemple :

7 × 2 + 5 − 3 × 6 − 5 

Au lieu de vous lancer dans ce calcul sans réfléchir, vous pouvez remarquer qu’il y a + 5 puis – 5 : les deux s’annulent, et vous vous retrouvez avec un calcul moins compliqué :

7 × 2 − 3 × 6 

Que bien sûr, vous pourriez simplifier encore. Une fois le problème posé de façon précise et simple, il suffira d’y répondre. Tant que vous n’arrivez pas à répondre, c’est que le problème peut encore être simplifié.

 




Maîtrise du vocabulaire : un esprit carré et rigoureux n’aura aucun mal à comprendre la nécessité de distinguer les choses. Cependant, savoir qu’il faut le faire est une chose, le faire effectivement en est une autre. Pour savoir que dans un calcul, + 5 et – 5 s’annulent, il faut des connaissances en mathématiques. Pour savoir que le mot « mousse » désigne à la fois celle de l’arbre et celle du savon, il faut du vocabulaire.

Pour cela, vous n’avez besoin que d’un dictionnaire. Si vous passez le bac de philosophie, c’est justement pour cela qu’il y a un programme. La programme est composé de notions, qui sont des termes flous que l’on rencontre souvent dans les sciences et sciences humaines.

Ce ne sont donc pas des mots propres à la philosophie, certains sont même des mots dont vous faites un usage permanent dans la vie quotidienne : liberté, bonheur, justice, société, culture, science, technique… Ce sont des choses dont vous parlez tout le temps.

 

Culture générale : à nouveau, c’est la conséquence de l’exigence précédente. La méthode philosophique peut s’appliquer à n’importe quel sujet qui utilise des mots polysémiques. Il faudra donc, pour argumenter et répondre aux problèmes posés, des connaissances dans tous les domaines. Le programme de philosophie que vous découvrez à la fin du lycée recouvre justement des sujets aussi larges que possible, avec des notions qui vont de la politique à la science, en passant par l’art et la psychologie, pour vous apporter cette culture générale.

 

Alors, à partir de maintenant, quand vous êtes devant un débat ou un sujet de philosophie :

 

PENSEZ A LA MOUSSE !


samedi 3 octobre 2020

Jusqu’où va l’amour ? Un auteur de thriller, un roman de vie

Terminé hier, j’ai immédiatement voulu parler de ce beau roman. Je l’ai lu tranquillement, j’avoue que j’aimais bien sans être passionnée, mais la fin m’a tellement surprise et bouleversée que j’ai hésité à tout relire avec cet œil nouveau. Un auteur de thriller qui écrit un récit de vie, voilà ce que ça donne :

 

Tom, 12 ans, surnommé Skip par sa mère, sa marraine et ses amis, vit une adolescence ordinaire. Il est heureux d’avoir « presque deux mamans », comme sa marraine s’occupe autant de lui que sa mère célibataire. Il a une belle imagination, imagine que son voisin du dessous est un agent secret, possède un remarquable talent d’imitateur et est secrètement amoureux de sa copine de classe Nina. Ses amis et lui rendent la vie d’une vieille voisine acariâtre impossible, et sont inséparables. Deux ombres au tableau : sa grand-mère, atteinte d’Alzheimer, et son grand-père, qu’il ne connaît pas, car sa mère est fâchée avec lui depuis des années. Et un jour, dans une émission de télé, une medium prétend que certaines personnes ont le don d’influencer le cours de l’univers grâce à leur pensée, s’ils se concentrent suffisamment. Tom essaie aussitôt : il souhaite que Nina l’embrasse et tombe amoureuse de lui. Or, dès le lendemain, son vœu se réalise. La machine est lancée. Mais, quelques jours plus tard, un accident se produit. Chaque vœu semble avoir un prix…


 

L’écriture est très poétique. A certains moment, j’ai eu l’impression qu’il y avait trop de mots… comment dire ? Des mots soutenus, à la suite, comme si l’auteur voulait étaler son vocabulaire. C’est la seule chose qui m’a dérangée et la seule chose que je n’ai pas aimée dans le livre, je le dis tout de suite. L’écriture poétique m’a beaucoup plu. L’histoire se lit très bien, c’est drôle, triste, touchant. Les personnages ont de belles histoires, et même ceux qui m’agaçaient au début (on ne peut pas aimer tout le monde !) ont fini par me plaire.

 

L’écriture est belle, l’histoire est belle, il n’y a plus rien qui vous retienne de lire ce magnifique roman !

jeudi 1 octobre 2020

Les grands méchants de Buffy : où est le vrai danger ? (1)

 Si vous êtes encore là, c’est sans doute que notre première analyse de Buffy contre les vampires, sur le rapport des Tueuses à l'autorité vous a plu ! On se retrouve aujourd’hui pour parler, après les héros, des méchants. Chaque saison a son propre « grand méchant », qui sera vaincu dans le dernier épisode. Il arrive que les méchants secondaires de chaque épisode soient justement envoyés par ce qu’on pourrait appeler le « boss final » (pour ceux qui aiment les jeux vidéo). Pour certaines saisons, on peut en identifier deux, mais je vais m’efforcer d’en choisir un seul à chaque fois, celui qui me semble être l’ennemi le plus difficile à vaincre pour Buffy. Nous y consacrerons deux articles, le premier concernant les trois premières saisons, et le deuxième les saison 4 à 6.

Voilà donc la liste (ma liste ?) des grands méchants :

 

Saison 1 : Le Maître. Dans cette saison, Buffy arrive à Sunnydale, la Bouche de l’Enfer. Dès les premiers jours, elle se rend compte que les vampires, ici, sont nombreux : en effet, ils sont tous en mission pour leur chef, le Maître, qu’une malédiction a enfermé sous terre. Si l’objectif premier sera de le garder enfermé, il va bien évidemment réussir à s’échapper et deviendra l’ennemi à tuer.

 

Saison 2 : Angel. Alors, oui, dans la deuxième saison, les deux nouveaux méchants qui arrivent à Sunnydale et resteront jusqu’à la fin sont Spike et Drusilla. Mais le combat final de la saison oppose Buffy et Angel (ou plutôt Angélus : après avoir fait l’amour avec Buffy, Angel perd son âme et redevient le vampire sanguinaire qu’il était autrefois). C’est lui qui se révélera être bien plus sadique que Spike et Drusilla, et surtout bien plus puissant face à Buffy, puisque jusqu’au dernier épisode, elle ne peut se résoudre à le tuer.

 

Saison 3 : Faith. Bien sûr, le méchant officiel est le maire, mais la Tueuse rebelle a finalement une place beaucoup plus importante dans la saison. Pendant que le maire prépare son ascension dans l’ombre, c’est contre Faith et ses dérives que Buffy et ses amis doivent se battre, et résister.

 

Adam, l'homme-démon-machine, ennemi de la saison 4

Saison 4 : Adam. Alors que l’on croit que Maggie Walsh, cheffe autoritaire de l’Initiative, va endosser le rôle de l’opposant principal, on a la surprise de la voir mourir de la main de sa création, Adam, un être mi-homme, mi-démon, mi-machine. Ce méchant est sans doute le moins apprécié par les fans, et pourtant, nous verrons à quel point il est important dans l’évolution de Buffy.

 

Saison 5 : Gloria. Aucun doute cette fois-ci, la saison 5 amène la déesse Gloria, et même si Buffy croise d’autres opposants (les chevaliers), eux-mêmes sont là pour se débarrasser de Gloria, qui veut ouvrir un portail vers un monde démoniaque, et laisser les démons envahir le monde. A l’origine, cette saison devait être la dernière : Gloria aurait dû être le dernier méchant. Et en effet, quoi de plus puissant qu’un dieu ?

 

Saison 6 : Warren. Même s’il fait d’abord partie d’un groupe, le Trio, Warren se révèle vite être le seul à être véritablement mauvais. C’est lui qui commet le premier et le dernier meurtre. Et si le combat final ne se fait pas contre lui, mais contre Willow, c’est à cause de lui que Willow est tombée dans la magie noire et cherche à détruire le monde.

 

Saison 7 : La Force. Pour cette dernière saison, Buffy affronte le mal lui-même, dont les personnages précédents n’étaient que les représentants.

 

Nous avons donc sept saisons, représentés par sept antagonistes, qui seront de plus en plus difficiles à vaincre. Bien sûr, cette logique répond à une surenchère, chaque saison devant être plus épique que la précédente. Mais n’oublions pas que la série toute entière est un récit initiatique dans lequel Buffy apprend, progresse et affronte les démons, ses démons (selon les paroles du réalisateur). La série se voulait une métaphore de l’adolescence et de ses problèmes, représentés par les monstres. Nous allons interpréter ici l’évolution des méchants non en fonction de leur puissance, mais de leur dangerosité. Ces personnages peuvent être compris de façon métaphorique, de ce qu’il y a, dans le monde, de moins dangereux, à ce qui l’est le plus.

 

Reprenons la liste des six premières saisons (la Force étant le mal lui-même, elle donne elle-même son sens métaphorique). Le Maître, seul vampire de la liste, est un monstre ; Angel et Faith représentent respectivement la passion amoureuse et les dérives dans lesquels on peut soi-même tomber ; Adam, malgré sa nature hybride, est avant tout la machine, créé par un groupe très avancé technologiquement ; Gloria est la religion ; Warren l’être humain. La première chose qui peut nous étonner est la suivante : en dernière place, comme ce qu’il y a de plus dangereux au monde, il y a l’être humain. Et le monstre, la créature maléfique, n’est qu’en première position. Essayons donc de justifier cette progression.

 

Si l’analyse des méchants de la série nous apprend une chose, c’est que les « monstres », s’ils sont bien dangereux, ne sont pas ce qu’il y a de plus dangereux. Le vampire sans âme représente ce que nous appellerions, dans notre monde, l’être inhumain : une personne cruelle, sans cœur, qui recherche le mal intentionnellement. Un personnage sadique, qui aime faire souffrir. De telles personnes sont source de peur : nous craignons tous (je pense !) de tomber sur un psychopathe, et ce genre de caractère se retrouve souvent dans les œuvres de fiction. La première saison de Buffy va suivre cette tendance à faire du méchant l’être cruel. Mais pourtant, la série nous dit que la cruauté n’est pas ce qui est le plus à craindre. Pourquoi le Maître se retrouve-t-il en première position ? Nous pourrions croire que le mal radical est le fait de telles personnes. Dans l’introduction de La vie de l’esprit, Hannah Arendt montre bien que l’imagerie populaire autour du mal correspond à ce schéma. Le « méchant », c’est le Diable, celui qui a désobéi à Dieu ; il est celui qui recherche le pouvoir, celui qui est empli de haine pour les autres : tel est, selon sa formule, ce que l’on « apprend aux enfants. » Pourtant, si Arendt prend la peine de rappeler cette vision traditionnelle du mal, c’est pour mieux la remettre en question. Quand elle assiste au procès du nazi Eichmann, responsable de la Solution Finale et de la mort de millions de personnes, elle s’attend d’abord à trouver un tel monstre : un nazi convaincu, un sadique, un psychopathe. Mais ce qu’elle va comprendre durant le procès, c’est que de tels monstres sont rares, peut-être trop rares pour être dangereux : Eichmann est un homme comme les autres. C’est un homme d’intelligence moyenne, bon fonctionnaire, qui se défend en répétant qu’il n’a fait que son devoir. Il n’a fait qu’obéir au chef, parce que le chef, pensait-il, savait mieux que lui ce qui est bon pour le pays. C’est pourquoi Arendt donne à son compte-rendu du procès d’Eichmann le titre de Rapport sur la banalité du mal. Banal, parce que le plus banal des hommes est capable de commettre des atrocités, s’il ne prend pas suffisamment la peine de réfléchir. Arendt et Buffy seront donc d’accord sur ce point : il faut combattre les monstres, mais ils sont trop rares pour être les plus dangereux.

 

Angel, Spike et Drusilla, le trio de méchants de la saison 2

De quoi faut-il alors vraiment se méfier ? Les saison 2 et 3 ont un point commun : Angel et Faith ne sont pas des monstres, pas au début du moins. L’un fut l’amoureux de Buffy, l’autre son amie. Les deux personnages sont des personnes dont elle était proche, avant qu’ils ne basculent l’un et l’autre dans la folie. Le deuxième grand thème, le deuxième danger, plus puissant que le précédent, est la passion. Etymologiquement, la passion est ce que l’on subit : ce devant quoi on est passif. La passion désigne un désir devenu si puissant qu’il obscurcit le jugement, et empêche d’agir de façon rationnelle. L’amour de Buffy pour Angel est si fort qu’il devient une telle passion ; et quand Angel devient Angélus, le tueur impitoyable qu’il faudra éliminer, Buffy est incapable de le faire. Elle est, désormais, passive, coincée dans l’inaction. La passion peut faire perdre le contrôle : on parle de crime passionnel pour désigner le moment où l’assassin est incapable de raisonner, de se contenir, et se laisse tout entier guider par ses émotions. Une telle passion mène inévitablement au malheur : le premier enseignement des philosophes stoïciens est de se débarrasser de tous ses désirs. Une vie heureuse n’est possible que guidée par la raison, car seule notre pensée est en notre pouvoir. Le désir, c’est croire qu’on a le contrôle sur des choses qui nous échappent, et c’est ce qui nous rend inévitablement malheureux. Buffy ne peut pas empêcher Angélus de tuer ses proches : c’est le désir qui lui fait croire qu’elle peut y faire quelque chose. Pour les stoïciens, il faudrait plutôt qu’elle change ses désirs : elle ne peut plus aimer Angel, il faut qu’elle se raisonne et reconnaisse qu’il est désormais un ennemi à éliminer.

 

Pour être heureux, il faut n’obéir qu’à sa raison. L’idéal stoïcien est, bien sûr, difficile à suivre ; la sagesse est difficile à atteindre. Mais il faut lutter de toutes ses forces, au risque de tomber dans le mal et le malheur. Dans les Propos sur le bonheur, le philosophe contemporain Alain reprend la sagesse stoïcienne, et considère qu’atteindre le bonheur est inséparable d’un travail sur ses désirs. Se laisser aller au malheur est facile et attirant : il suffit de se laisser porter par les événements au lieu de les combattre. Or, Alain considère que la recherche du bonheur est un devoir moral : ceux qui s’efforcent d’être heureux aident les autres à le devenir aussi ; ceux qui se laissent aller au malheur risquent d’éprouver de la jalousie envers ceux qui sont heureux, et cette jalousie mène au mal. C’est ce qui arrive à Faith. On ne peut pas dire qu’elle soit une personne sans âme, comme l’aurait été le Maître. Très vite, nous comprenons que le comportement de Faith naît du traumatisme d’avoir vu son Observatrice mourir sous ses yeux. Elle va ensuite se faire manipuler par une sorcière qui se fait passer pour sa nouvelle protectrice ; elle tue accidentellement quelqu’un et porte le poids de la culpabilité. On ne peut pas dire que la vie de Faith soit facile : mais comme le dit Alain, le malheur est « dans l’air que nous respirons tous. » Buffy également a dû passer par des épreuves difficiles : accepter de se sacrifier dans la saison 1 ; tuer Angel qu’elle aime plus que tout dans la saison 2 : affronter la honte et la culpabilité d’avoir fui Sunnydale en laissant seuls sa mère et ses amis. Mais, contrairement à Faith, elle a su rebondir, en se battant contre ces événements. Faith représente le renoncement dans lequel aurait pu tomber Buffy, renoncement qui mène au mal.

 

Ainsi, la saison 1 met en garde contre la passivité des hommes ordinaires, les saisons 2 et 3 épousent la morale stoïcienne en faisant du désir et de la passion le danger à éviter, et la raison le guide à suivre à tout prix. Dans la saison 4, nous passons à un tout autre problème. Buffy et ses amis quittent le lycée, certains travaillent, d’autres vont à l’université. Ce changement de décor accompagne un changement de problématique. L’adolescence, « l’âge bête » comme on l’appelle, bête parce que nous suivons nos désirs au lieu de réfléchir raisonnablement, est derrière eux, et ils vont devoir affronter des problématiques plus adultes.

 

C’est ce que nous verrons dans le prochain article, que vous prouvez trouver ici : Les grands méchants de Buffy : où est le vrai danger (2)