Continuons notre parcours
philosophique au sein de la série Black Mirror avec, aujourd’hui, l’étude
d’un épisode de cette saison que j’ai personnellement beaucoup aimé, le numéro
2 : « La chasse. » Pour ceux qui connaissent l’épisode, vous
vous attendez sans doute à ce que nous parlions de justice, puisque cet épisode
décrit entièrement un châtiment. Ce sera vrai, en partie, puisque notre sujet
exact sera le suivant : « Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas
conscience ? »
L’épisode dont nous allons
parler est assez mystérieux au départ et toutes les révélations n’arrivent qu’à
la fin : on comprend alors que l’heure qui vient de passer est une immense
mise en scène à visée cathartique. Pour rappel, la catharsis est un
concept grec qui désigne le fait de purger son âme de toutes ses passions
négatives. Aristote disait que c’est cet effet qui rend la tragédie si
populaire : en regardant, sur scène, les histoires fictives de personnages
immoraux et châtiés, en éprouvant le temps d’une pièce la crainte et la pitié
pour ces héros, nous prenons de la distance avec nos propres vices et
ressortons de là purifiés. La spectacle joué dans cette « chasse »
est encore plus tragique, puisque le héros de la pièce, ou plutôt l’héroïne, ne
sait pas qu’elle joue un rôle : comme le personnage tragique (qui, dans le
cas d’une pièce de théâtre, se distingue de l’acteur), elle ne comprend pas ce
qui lui arrive, pourquoi le destin semble s’acharner sur elle, et n’obtient ces
révélations qu’à la fin (alors que les spectateurs et les autres acteurs, eux,
savent très bien ce qu’il en est).
Je pense qu’il serait très
intéressant de faire un parallèle beaucoup plus approfondi sur la
représentation du théâtre tragique dans cet épisode, mais cela sort de mes
compétences. Disons que cette introduction sert de petite annonce : si un
spécialiste de la littérature ou de l’Antiquité passe par là et qu’il veut
compléter ma première analyse, je lirai son article avec grand plaisir !
Maintenant, passons à des réflexions
philosophiques et, surtout, revenons plus précisément à ce qui se passe dans
l’épisode en question. Une femme se réveille dans une maison, totalement
amnésique. Elle ne connaît même plus son nom mais, pour mieux raconter
l’épisode, nous allons le rappeler immédiatement : elle s’appelle Victoria
Skillane. Elle est attachée à une chaise mais parvient à se libérer et explore
la maison. A l’extérieur, elle voit des individus qui la regardent et la
filment avec leur téléphone, accompagnés par des enfants. Peu après, un homme
masqué arrive, sort une arme et se met à lui tirer dessus. Commence alors la
chasse, qui fait le titre de cet épisode.
Quelques flashs du passé lui
apparaissent, mais elle reste amnésique tandis qu’elle s’allie avec deux
passants qui n’ont pas l’air de vouloir la filmer, ni la tuer. L’un d’eux
meurt, l’autre fuit avec elle. Son alliée explique qu’un signal envoyé sur les
écrans a rendu les gens fous et que ce serait pour cette raison qu’ils sont
tous en train de filmer. Les deux seules catégories de personnes n’étant pas
affectées sont les chasseurs, ceux qui essaient de les tuer, et elles-mêmes,
qui essaient de fuir. Alors qu’elles tentent d’échapper à un chasseur, un homme
en camionnette passe par-là et les conduit jusqu’à un bois où, selon lui, elles
seront en sécurité. En réalité, cet homme fait partie des chasseurs et les a
amenées dans un piège : des cadavres sont pendus aux arbres et les
spectateurs, avec leurs téléphones portables, sont de retour pour les filmer.
Après une énième fuite,
Victoria se retrouve dans un lieu sombre où elle arrive à voler le fusil du
chasseur. Elle tente de lui tirer dessus ; mais, à la place du coup de
feu, surgissent des confettis : c’est la fin de la partie de chasse, les
rideaux s’ouvrent et elle se retrouve devant un public qui applaudit. Aussitôt,
on l’attache à une chaise et on lui révèle toute la vérité : Victoria
Skillane avait enlevé une petite fille avec la complicité de son fiancé. Ils
l’ont torturée puis tuée, tout cela en filmant la scène. Le cadavre de la
petite fille a été retrouvé dans la forêt précédemment visitée par Victoria
lors de la chasse. Si son complice a, selon l’opinion, « échappé à la
justice » en se donnant la mort, Victoria est condamnée à revivre
éternellement le calvaire de la fillette : chaque soir, elle supplie qu’on
la tue et, chaque matin, elle se réveille amnésique dans une chambre, parce
qu’on lui a effacé la mémoire.
Pendant le générique de fin,
nous voyons de quelle façon cette attraction est préparée grâce à l’accueil du
nouveau public. Ils ne doivent pas parler pour donner l’impression qu’il sont
hypnotisés et que ce soit conforme avec le scénario élaboré. Il faut également
garder ses distances, car Victoria est un individu dangereux : bien sûr,
ils seront là pour intervenir avec un taser si besoin, mais cela leur feraient
perdre une journée puisqu’il faudrait alors tout recommencer. Les séquences
durant lesquelles Victoria est à l’écart du public (quand elle est à
l’intérieur de la maison notamment) sont retransmis en direct sur les
téléphones des spectateurs, ce qui leur permet de suivre l’intégralité du
spectacle.
Tout ce spectacle n’est donc
qu’un châtiment pour punir un crime. Pour en revenir au lien avec la tragédie,
on peut remarquer que ce châtiment est très proche des représentations des
enfers grecs. Les châtiments mythologiques sont toujours en rapport avec le
crime commis : Tantale, qui a voulu nourrir Zeus avec la chair de son
propre fils, est condamné à une faim éternelle, entouré de nourriture qu’il ne
peut attraper. Pour avoir filmé une fillette en train de se faire torturer dans
les bois, Victoria devrait tous les jours survivre à une course-poursuite la
menant dans les bois, sous les caméras des spectateurs. Toutefois,
contrairement à Tantale qui sait pourquoi il est condamné et peut ressentir sa
peine comme une punition, Victoria n’en a pas la moindre idée. Tous les jours,
elle subit des malheurs dont elle ignore la cause : c’est ce qui rend la
chasse, à ses yeux, fondamentalement injuste. Lorsqu’elle est dans la forêt,
torturée par l’un des chasseurs, elle demande ce qu’elle a fait pour mériter ça
et s’écrie « Je suis un être humain ! »
Cela nous amène à nous poser
des questions sur la responsabilité, la justice, mais aussi l’identité. La
Victoria Skillane qui a commis le crime et celle qui subit le châtiment
sont-elles encore la même personne ? La Victoria amnésique est-elle
vraiment responsable du meurtre, sachant que la responsabilité désigne
le fait de pouvoir répondre de ses actes, de pouvoir se reconnaître comme
l’auteur de son acte ? Par conséquent, la peine choisie est-elle
juste ?
Si le châtiment ressemble
fortement à un châtiment grec, il ne semble donc pas proportionné au crime.
Dans la mythologie, ce genre de châtiment, qui nous condamne à une répétition
éternelle des mêmes gestes, étaient le châtiment suprême donné pour le crime
suprême : l’hybris, qu’on traduit par démesure, et qui consiste,
pour un homme, à se croire supérieur aux dieux. Le cosmos grec est fondé sur
l’équilibre, qui fut atteint au prix de nombreux combat de Zeus contre les
monstres et les titans. Toute tentative de quitter sa place est donc un danger
pour le cosmos entier : un humain qui se prend pour un dieu peut entraîner
le retour du chaos. C’est pour cette raison que les peines administrées sont si
sévères. Bien que le crime de Victoria soit grave, il ne menace pas non plus
l’ordre cosmique.
L’autre problème est celui de
l’identité du criminel. Pour qu’une peine soit juste, il faut évidemment que la
personne punie soit la même personne que celle qui a commis le crime. Dès lors,
nous devons nous poser la question : où se trouve notre identité
personnelle ? Qu’est-ce qui fait que je suis la même personne
qu’hier ? Est-ce mon corps, mon esprit, ma personnalité, mes
souvenirs ? La définition même de la responsabilité semble faire pencher
cette identité vers la mémoire : je suis la même personne qu’hier parce
que je me souviens que c’est bien moi qui ai fait telle ou telle action hier.
C’est pourquoi, dans un scénario comme celui de Freaky Friday, la
véritable Anna n’est pas le corps d’Anna, mais l’esprit d’Anna qui est dans le
corps de Tess. Du point de vue de cette définition de l’identité personnelle,
on ne peut pas dire que la Victoria qui est punie est bien celle qui a commis
le crime : on punit le corps de Victoria. Reste que c’est ce qu’on
fait dans le domaine juridique : on cherche des empreintes, des fragments
d’ADN, pour retrouver non pas l’esprit du criminel mais bien le corps qui a commis
le crime et c’est ce même corps qui ira en prison. Evidemment, la plupart du
temps, le corps et l’esprit sont ensemble.
Le problème se pose dans les
cas extrêmement rares de troubles de la personnalité multiple. Dans un tel cas,
nous parlons bien de « personnalité multiple », nous considérons donc
bien qu’il y a plusieurs personnes dans un même corps. Si l’une de ces
personnalités commet un crime et que l’autre n’en a non seulement aucune
intention, mais aucun souvenir, est-il juste de mettre ces deux personnes en
prison ? Peut-on punir le corps du criminel, ce qui supposerait qu’au
moins un innocent rejoindrait la prison ? Je vous laisse sur ces
réflexions, et on se retrouve la prochaine fois pour un nouveau vertige
métaphysique…
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