mardi 1 décembre 2020

Angel et Spike : l’action morale

 

Nous avons parlé des Tueuses (Buffy, Tueuse de vampires) ; nous avons parlé des méchants (Les méchants de Buffy (1) et Les méchants de Buffy (2)). Pour ce quatrième rendez-vous avec Buffy, nous allons continuer notre lancée sur l’analyse des personnages, et cette fois, nous allons nous intéresser aux amoureux de Buffy et plus précisément, à ses amoureux vampires.

 

Angel et Spike sont deux profils tout à fait différents et pourtant, à partir de la saison 4, ils vont avoir un immense point commun, point commun qu’ils sont les seuls vampires de toute l’histoire à partager : l’un comme l’autre est incapable d’attaquer les humains, et combattent les démons aux côtés de Buffy. Comme d’habitude, nous allons commencer par une description des personnages.

 


Angel s’appelait Liam quand il était humain, il vivait dans l’Irlande du XVIIIème siècle. Il mène une vie de débauche qui déplaît fortement à son père, qui le méprise ouvertement. Son existence change lorsqu’il rencontre Darla, la vampire qui l’engendre (engendrer, dans la série, signifie transformer en vampire). Il prend le nom d’Angélus, et Darla et lui deviennent de véritables terreurs dans le monde, des vampires puissants et sanguinaires, sans aucune pitié, qui torturent des enfants pour le plaisir, transforment la fille d’un chasseur de vampire pour l’obliger à la tuer, etc. Bref, on comprend mieux en quoi le retour d’Angélus, dans la saison 2 de Buffy contre les vampires, est si difficile à gérer. Au XIXème siècle, Angélus rencontre la voyante Drusilla, pour qui il développe une véritable obsession. Après de longs mois de harcèlement et de torture psychologique, il l’engendre. Celle-ci, à son tour, va engendrer un certain William, qui ne sera nul autre que Spike. Si vous avez bien suivi, vous avez donc compris qu’Angel est, en quelque sorte, le papi vampire de Spike. Mais revenons à Angélus : quelques années plus tard, alors que la famille que forment Darla, Angélus, Drusilla et Spike sème la terreur, Angélus fait l’erreur de s’en prendre à une bohémienne, et le peuple sorcier dont elle est issue décide de la venger. Loin de poursuivre Angélus pour lui infliger les mêmes tortures physiques, ils trouvent un moyen bien plus cruel : il lui rendent son âme humaine. Désormais doué d’une conscience morale, Angélus, qui devient Angel, découvre la culpabilité liée à tous ses meurtres passés. La torture que le peuple bohémien lui inflige, bien pire que la torture physique, est une torture psychologique : Angel est placé face aux horreurs qu’il a commises, et est condamné à une souffrance éternelle. Car, s’il venait un jour à connaître le bonheur, même un court instant, il perdrait de nouveau son âme (ce qui arrivera, donc, dans la saison 2…)

 

Passons à Spike. William, se son vrai nom, vit à Londres, au XIXème siècle. C’est ce qu’on appelle un poète raté. Il est régulièrement humilié dans les salons mondains, rejeté par la femme dont il est amoureux, et la seule personne à le soutenir est sa mère, atteinte de tuberculose. Il est repéré par Drusilla, qui face au couple que forme Angélus et Darla, décide d’en faire un vampire pour l’accompagner. Malgré la perte de son âme, la première pensée de William une fois vampire est d’engendrer sa propre mère, pour qu’elle ne meure pas de la tuberculose. Grave erreur, car sa mère, une fois vampire, ne garde pas la même compassion : elle l’humilie, lui répète tout ce qu’il a déjà entendu dans les salons mondains, se réjouit de pouvoir se débarrasser de lui après des années à en dépendre à cause de sa maladie, et finalement il préfère la tuer et rejoindre sa nouvelle famille de vampires. Très excité par le danger, il met souvent le groupe en danger et ses relations avec Angélus sont tendues dès le début. Dès qu’il apprend l’existence de la Tueuse de vampire, il se met en tête de l’éliminer. Durant sa vie, il tuera deux Tueuses, faisant de lui une véritable menace pour ces dernières. Sa réputation est définitivement assise. Lorsque Angélus perd son âme et quitte le groupe, Darla s’éloigne et il se retrouve seul avec Drusilla. C’est donc en couple avec elle qu’il fait sa première apparition dans la saison 2 de Buffy contre les vampires. Contrairement à Angel, Spike arrive à Sunnydale sans âme et comme ennemi : en effet, il espère bien ajouter une troisième Tueuse à son tableau de chasse (au sens propre, puisqu’il s’agit de la tuer !) Bien sûr, il n’arrive pas à la tuer, sinon la saison 2 serait déjà la dernière de la série. Mais la condition de Spike va à son tour changer radicalement dans la saison 4, alors qu’il est capturé par un groupe de scientifiques (dont on reparlera…) qui lui implantent une puce l’empêchant d’attaquer les humains. A partir de ce moment, Spike, tout comme Angel bien que pour des raisons totalement différentes, devient inoffensif. Son envie de danger et de bagarre sont telles que quand il découvre que la puce ne l’empêche pas de s’en prendre aux démons, il préfèrent combattre le mal avec Buffy et ses amis plutôt que de rester inactif.

 

Voilà les histoires d’Angel et de Spike, et la façon dont ils en sont arrivés à se détourner des humains pour combattre les monstres. Si Angel est immédiatement accepté dans le groupe, il n’en va pas de même pour Spike. L’un et l’autre font pourtant le bien, en débarrassant le monde des forces du mal. Et pourtant, quand Spike se plaint de continuer à être traité comme un dangereux vampire alors qu’Angel avait été accepté même après être provisoirement redevenu Angélus, Buffy lui répond qu’il n’a pas d’âme, alors qu’Angel en avait une. A ce moment, Spike répond ce qui va nous intéresser dans cet article : « Moi, j’ai une puce, c’est la même chose. » Mais une âme et une puce, est-ce vraiment la même chose ?

 

Nos deux personnages posent un problème longuement interrogé par la philosophie morale : à quel condition peut-on dire qu’une personne agit moralement ? Angel et Spike font sans aucune doute quelque chose de bien : ils luttent contre les forces du mal, sauvent des individus, et n’attaquent pas les humains innocents. La valeur morale de ces actions ne sera, je pense, contestée par personne. Faut-il en conclure qu’ils agissent aussi moralement l’un que l’autre ? Spontanément, vous pouvez avoir l’intuition qu’Angel serait plus moral que Spike. En effet, s’il n’attaque pas les humains, c’est parce qu’il ne veut pas le faire. Si Spike ne le fait pas, c’est parce qu’il ne le peut pas : cela laisse entendre (à raison !) que s’il le pouvait, il le ferait. Mais, de fait, il ne le fait pas. Faut-il lui retirer alors toute la moralité de son action ?

 

Deux courants de pensée s’opposent en philosophie morale (en réalité, il y en a trois, mais seulement deux nous intéressent ici) : la morale déontologique et la morale utilitariste. Vous devriez vite comprendre à quel personnage chacun d’eux se rattache. Rappelons quels sont les avis qui divergent : Buffy pense qu’il y a une différence entre les actions d’Angel et celles de Spike, parce que l’un agit grâce à son âme, l’autre à cause de sa puce. Spike pense qu’il n’y a aucune différence, puisque quelle que soit la raison pour laquelle ils agissent, les actions concrètes sont exactement les mêmes. Nous allons parler de deux philosophes : Kant (pour la déontologie) et Mill (pour l’utilitarisme). Pour Kant, une action est moralement bonne si elle est issue d’une bonne volonté. Pour Mill, une action est morale si elle tend à augmenter la somme globale de bonheur dans l’univers, ou si elle tend à diminuer la somme globale de souffrance dans l’univers : en un mot, mon action est morale si ses conséquences sont bonnes. Prenons un exemple simple : aider un SDF à trouver un logement. Selon Kant, cette action est morale parce que « aider les autres », en général, est une action bonne en elle-même. Selon Mill, cette action est bonne parce que, grâce à celle-ci, le SDF sera plus heureux ; on peut même ajouter que les passants agacés ou gênés de voir un SDF faire la manche seront également libérés d’une source de malheur : j’aurais donc à la fois augmenté la somme globale de bonheur dans l’univers, et diminué la somme globale de malheur.

 

Si la théorie de Mill peut sembler plus compliquée à comprendre, elle est pourtant largement partagée : plus je fais une chose qui augmente le bonheur des gens qui m’entourent, plus j’agis bien. Cependant, cela signifie que, pour Mill, seules les conséquences sont à prendre en compte : peu importe si j’agis dans mon propre intérêt, ce que je fais n’en est pas moins moralement bon. Si, par exemple, j’ai aidé le SDF à trouver un logement pour me faire bien voir de mes proches, ou de mes connaissances professionnelles, peu importe : j’ai bien agi malgré tout. Après tout, j’aurais très bien pu essayer de gagner leur admiration en me faisant passer pour quelqu’un d’altruiste, sans jamais agir concrètement, alors pourquoi retirer le mérite de ce que je fais ? Certes, Spike combat les démons uniquement parce qu’il ne peut toucher aux humains, et parce que cela lui apporte du plaisir. Mais il aurait très bien pu, ne rien faire, et chercher son plaisir ailleurs. Faut-il nier son implication auprès de Buffy et de son équipe ?

 

Pourtant, au fond de vous, vous avez peut-être du mal à penser qu’une action moralement bonne faite uniquement dans notre intérêt n’est pas pleinement morale. Offrir un logement à un SDF juste pour gagner en prestige social, et servir sa propre carrière, cela peut vous sembler trop égoïste, trop hypocrite peut-être, pour être véritablement moral. Quand on dit que quelqu’un est une bonne personne, nous excluons en général ceux qui affichent ouvertement leurs bonnes actions dans le but d’être admiré. Imaginons un candidat à un poste important qui se mettrait à faire des dons à de nombreuses associations, juste pour être bien vu et récupérer des voix : nous aurons tôt fait de penser qu’il se moque totalement du sort de ces associations, et qu’on ne peut pas dire qu’il est une bonne personne. C’est pourquoi, chez Kant, l’action faite par intérêt ou par inclination est conforme au devoir, mais tant que l’action n’est pas faite par devoir, c’est-à-dire par la seule volonté de faire le bien, n’est pas une action morale.

 

Dès lors, Kant sera d’accord avec Buffy dans sa distinction entre Angel et Spike. Angel veut faire le bien, et sa bonne volonté et le seul critère de la moralité d’une action. Il ne le fait pas parce que cela sert ses intérêts : ce n’est pas pour se faire bien voir de Buffy qu’il l’aide, puisqu’il avait déjà cette attitude avant de la connaître. Ce n’est pas non plus parce que cela lui apporte du plaisir ou du bonheur : n’oublions pas que, si Angel éprouvait du bonheur, il perdrait de nouveau son âme. Il agit ainsi uniquement parce que c’est ce qu’il faut faire, au sens moral du terme. Mill, en revanche, reconnaîtrait que Spike n’est pas moralement différent : qu’importent les raisons qui lui font faire le bien, puisque, de fait, il fait le bien ? Mill est conscient qu’une bonne intention peut conduire à des conséquences plus mauvaises que si nous n’avions rien fait, ou si nous avions fait une action qui, en apparence, semble immorale. Prenons un exemple très parlant : faut-il dire à mémé Marcelle, pleine de joie de se penser en forme et bientôt guérie, qu’elle a un cancer incurable et est à deux mois de la mort ? Pour Kant, assurément, il faut le faire : dire la vérité est une bonne chose en elle-même. Certes, je risque de faire du mal à mémé Marcelle, dont toute la joie retombera. Mais dire la vérité est un devoir moral. Pour Mill, en revanche, quelle que soit la noblesse de la vérité, dire la vérité dans ces circonstances auraient de mauvaise conséquence : mémé Marcelle est heureuse (bien que ce bonheur soit fondé sur une illusion) et dire la vérité la rendrait malheureuse. Faut-il vraiment rendre malheureux quelqu’un qui n’a que deux mois à vivre ? Evidemment, pour Kant, si vous lui dites la vérité dans le but  de la faire souffrir, parce que mémé Marcelle a toujours été odieuse avec vous et que sa souffrance vous ferait plaisir, vous n’agissez pas non plus moralement. Certes, le devoir moral doit toujours être respecté, mais pour de bonnes raisons. N’oublions pas que l’intention est primordiale dans le système de Kant.

 

Alors, selon vous, qui d’Angel ou de Spike dirait à mémé Marcelle qu’elle va mourir ?

 

Je vous laisse sur cette question. Si vous souhaitez découvrir d’autres dilemmes moraux, d’autres conflits entre déontologisme et utilitarisme, je vous conseille l’excellent et très accessible L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine de Ruwen Ogien.

Pour ceux qui n’ont pas peur de se plonger dans un vrai livre de philosophie, L’utilitarisme de Mill est assez lisible. Et pour les plus courageux, le système de Kant est entièrement et précisément exposé dans Les fondements de la métaphysique des mœurs (oui, même le titre fait peur !)

 

Nous en avons fini avec l’analyse des principaux personnages. A partir du mois prochain, nous nous intéresserons à l’analyse de certaines saisons dans leur globalité, et je n’en dis pas plus !

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