Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle série d’articles de philosophie
sur des séries. Après Buffy contre les vampires (dont vous trouverez
tous les articles sur cette page), nous allons étudier la série Black Mirror.
Il y a évidemment beaucoup de choses à dire sur cette série et tous les
épisodes pourraient donner lieu à une réflexion philosophique. Je ne vais pas
parler de tous les épisodes, ce serait répétitif dans les thèmes abordés. A la
place, et pour changer de la dernière série d’articles, je vais plutôt proposer
à chaque fois un sujet de dissertation (qui sont de véritables sujets de bac)
et le traiter à partir de l’épisode choisi. Cela permettra aux éventuels
lycéens qui passent par-là de voir de quelle façon on peut utiliser les
épisodes de Black Mirror pour illustrer un argument dans un sujet de
dissertation.
Evidemment, cette série d’articles sera 100% spoils, surtout qu’un
certain nombre d’épisodes de la série restent mystérieux jusqu’aux révélations
finales.
Pour ce premier article, je vais parler du très frappant premier épisode
de la série, qui s’appelle « l’hymne national ». Nous traiterons le
sujet : « Peut-on être insensible à l’art ? » Avant de
parler de l’épisode, une rapide analyse du sujet : être « insensible »
à l’art peut se comprendre en deux sens. Insensible peut signifier
indifférent : autrement dit, on peut se demander s’il est possible de
n’éprouver aucun intérêt pour le domaine artistique. Cela semble évidemment
possible. L’autre façon de comprendre « insensible », c’est le fait
de n’éprouver aucune sensation quand on est mis face à une œuvre d’art. De ce
point de vue, on peut se demander si l’art ne provoquer pas nécessairement
quelque chose sur le spectateur (ne serait-ce que l’indifférence elle-même, qui
reste un sentiment).
Maintenant que le sujet est éclairci, parlons un peu plus précisément de
cet épisode, qui commence par le visionnage d’une vidéo trouvée sur YouTube. La
très populaire princesse Susannah a été enlevée et le ravisseur accepte de le
libérer à condition que le premier ministre britannique ait un rapport sexuel
consommé et non simulé avec un porc, sans trucage, diffusé en direct sur tous
les médias du Royaume-Uni. Même si nous ne l’apprenons qu’à la fin, le
ravisseur est en réalité Carlton Bloom, un artiste dont l’exposition
controversée a récemment été annulée : la rançon demandée est pour lui une
façon de mettre en scène une performance artistique. La vidéo de la princesse
dictant les consignes, mise sur YouTube, et tout le débat médiatique sur ce que
doit faire ou non le ministre, débat qui occupera la télévision toute la
journée, font également partie du spectacle.
Même si c’est une révélation finale, plusieurs indices laissent entendre,
au cours de l’épisode, qu’il s’agira bien d’une performance artistique.
Premièrement, le nom de Bloom est évoqué en tout début d’épisode. La vidéo
YouTube a évidemment été vue par beaucoup de monde et un couple s’étonne que la
télévision ne parle pas de cette affaire. Ils allument le journal et on entend
alors dire qu’on a mis fin à l’exposition controversée de Carlton Bloom.
L’information laisse évidemment indifférents les deux amants, qui ne s’intéressent
qu’à cette histoire de rapport sexuel avec un porc. Le domaine artistique les
laissent donc bien insensibles. L’art, en effet, est de l’ordre de l’inutile
ou de l’imaginaire. Alors que la politique, ce dont ce couple veut entendre
parler à la télévision, affronte directement la réalité. On voit ici très vite
que l’on peut très facilement être insensible, au sens d’indifférent, à l’art. La
force de cet enlèvement tient justement au fait que l’on soit indifférent à
l’art : personne ne le soupçonne, car tout le monde cherche un opposant
politique ou un terroriste. Personne ne cherche un artiste, trop ignoré dans la
société.
Comme pour s’opposer justement à toute représentation qui serait vue
comme artistique, les médias, en préparant ce qu’ils vont dire pour présenter
l’affaire en cours, font en sorte que sa présentation soit la plus formelle
possible. Il est demandé, notamment, à ce qu’il n’y ait pas de cochon en
arrière-plan mais que l’image soit la plus simple possible. Même si les médias
réfléchissent bien sûr à leur arrière-plan et aux détails de ce qu’ils vont
présenter, cette attention à tout ce qui entoure l’acteur, à tous les détails,
cette construction d’un lieu précis et au service de l’histoire relève bien du
domaine artistique. Ils veulent s’en séparer pour éviter justement que cette
rançon soit donnée en spectacle, mais ils ne savent pas qu’ils sont déjà dans
le spectacle.
Un autre indice apparaît dans une scène où les soignants d’un hôpital,
dont la jeune femme du couple apparu au début, regardent la télévision et
entendent le détail des conditions de tournage de la vidéo du ministre. Un des
infirmiers remarque que ces règles (à savoir l’absence de trucages, l’absence
de musique, le réalisme) correspondent au « Dogme 95 », un ensemble
de règles cinématographiques proposées par Lars von Trier. Pendant ce temps,
les réalisateurs essaient de contourner ces règles en embauchant un acteur sur
lequel ils pensent artificiellement faire apparaître le visage du ministre. Une
actrice est invitée au journal télévisé pour donner son avis. La place du
cinéma est importante, et pourtant personne ne soupçonne un artiste d’être à
l’origine du chantage. C’est à ce moment qu’une nouvelle vidéo est envoyée par
le ravisseur, accompagné d’un doigt coupé : il leur a interdit de faire
usage de trucages quelconques, façon pour lui de rappeler que l’art ne devrait
pas avoir besoin de trucages, mais plutôt être authentique.
Arrive alors la fin de l’épisode et la libération de la princesse une
demi-heure avant la fin de l’échéance. Pendant ce temps, le ministre et son
équipe se préparent à affronter la rançon. Evidemment, toute la ville a les yeux
braqués sur la télévision. Personne ne remarque donc que la princesse est libre
et qu’il n’y a plus aucune raison de tourner cette scène. Carlton Bloom savait
parfaitement que personne ne serait dans la rue à ce moment, parce que si l’on
peut être indifférent à l’art en général, personne n’aura été insensible
à la diffusion en direct de ce coup de tonnerre artistique. Mais quand la
conseillère du ministre apprend la vérité, sa réaction est de dire :
« Il ne s’agissait que de ça : faire passer un message. » La
tournure de la phrase indique que pour elle, il n’y a rien de sérieux dans une
performance artistique. D’ailleurs, elle montre clairement qu’elle n’y a rien
compris : il n’y a pas de « message » à l’art. L’art exprime des
choses, certes, mais ce sont les médias qui font passer des messages. Le
problème est là : tous ont cherché un sens à ce qui était en train de se
passer. Tous ont voulu que cela signifie quelque chose, alors qu’il n’y avait
d’autre sens que la performance elle-même. C’est bien pour cette raison qu’on
peut être indifférent à l’art : il est inutile. Tout ce qui s’est passé
dans l’épisode n’aura effectivement servi à rien : c’est cette dure
réalité qu’ils choisissent de cacher au ministre à la fin, pour qu’il
n’apprenne jamais que cet acte traumatisant était inutile.
Par cette mise en scène, Carlton Bloom combat trois choses.
Premièrement, la censure de ses œuvres : cette fois, son « œuvre »
sera diffusée partout et en direct. Deuxièmement, le fait que personne ne
s’intéresse à ses productions, ce qui était visible en début d’épisode, quand
la télévision parlait de la fin de son exposition et que le couple attendait
d’autres informations : cette fois, tout le monde regarde. Même si, au fur
et à mesure de la scène, les spectateurs montrent soit leur choc, soit leur
peine, reste que tout le monde continue à regarder : y-compris quand
l’infirmière veut éteindre la télévision et que son collègue l’en empêche.
Troisièmement, il combat le fait que l’art ne soit pas pris au sérieux :
même si c’est le cas au début, et que parmi les spectateur on voit un groupe
en rire, bière à la main, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire
divertissement, cette première attitude va vite laisser place à des expressions
beaucoup plus graves.
Carlton Bloom mourra le même jour (probablement un suicide) et un célèbre
critique d’art considèrera que cette mise en scène est « la plus grande
manifestation artistique du XXIème siècle ». Bloom aura réussi à montrer
que personne n’est insensible à l’art, grâce à cette œuvre auxquels tous, y-compris
les spectateurs en participant activement (puisque le fait qu’ils soient tous
devant leur télévision faisait partie des conditions pour la réussite de cette
performance), auront participé.
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