Nous voilà de retour pour notre série de dissertations illustrées par des
épisodes de la série Black Mirror. On zappe un épisode, pour passer
directement à l’épisode 3 de la saison 1, appelé « Retour sur
image », que nous allons utiliser pour répondre à la question
suivante : y a-t-il une vertu de l’oubli ?
Si la question se pose, c’est parce qu’on considère immédiatement l’oubli
comme quelque chose de négatif. Le terme négatif peut s’entendre de deux
façons. Le sens que vous avez probablement perçu en premier quand j’ai dit que
l’oubli était négatif, c’est le sens « mauvais » : l’oubli est
quelque chose qui n’est pas bien, qu’on ne veut pas et qu’on préfèrerait
éviter. Effectivement, l’oubli est souvent compris comme une limite à la
faculté humaine qu’est la mémoire. Ce serait la marque d’une imperfection de l’être
humain, de ses capacités : si l’homme est doué de cette faculté
exceptionnelle de se souvenir du passé, cette faculté reste limitée par
l’oubli. Par ailleurs, « négatif » peut aussi s’entendre en son sens
mathématique : négatif signifie que l’on retire quelque chose. Nous serons
toujours d’accord pour dire que l’oubli est une façon de supprimer des éléments
de notre mémoire. L’oubli ne fait qu’enlever et ne nous apporte rien (ce qui
apporte quelque chose, ce sera le « positif », toujours à comprendre
en son sens mathématique).
Que l’on prenne l’une ou l’autre de ces définitions, il semble évident
que l’oubli est négatif. L’épisode « Retour sur image » va nous
amener à nous interroger sur ces deux points : d’une part, l’oubli est-il
vraiment une limite aux facultés humaines ? N’est-il pas plutôt une
condition nécessaire à l’existence ? n’avons-nous pas, au fond, besoin
d’oublier ? Est-ce vraiment un défaut de ne pas pouvoir se souvenir de
tout ? D’autre part, l’oubli n’est-il qu’une faculté négative, au sens où
il n’est que disparition de souvenirs et ne nous apporte rien ? L’oubli ne
serait-il pas plutôt une faculté active, une façon dont notre conscience
rejette ce dont nous n’avons pas besoin ou, plus encore, ce qui nuit à notre
existence ?
Dans notre épisode, les êtres humains ont désormais la possibilité (bien
que cette possibilité soit presque une obligation sociale, puisqu’on apprend
que ce sont essentiellement les prostituées qui ne le font pas, et que l’on
voit très vite que montrer la rétrospective des semaines précédentes est
nécessaire pour prendre l’avion ou obtenir un emploi) de s’installer une puce
qui enregistre tout ce que l’on voit, entend et ressent. On peut ensuite
facilement, grâce à une petite télécommande, revoir ses souvenirs, au ralenti,
en accéléré, en agrandissant l’image et même en utilisant des mécanismes comme
le fait de lire sur les lèvres. Il est également possible de projeter ses
souvenirs sur un écran pour les montrer à autrui. Cette puce a évidemment comme
premier objectif la compensation de ce handicap naturel que serait l’oubli.
Comme le dit le slogan de la pub pour la mise à jour de la puce :
« La mémoire, c’est pour la vie. »
Le personnage principal de l’épisode, Liam, commence sa journée par un
entretien d’embauche, avant de se rendre à une soirée entre amis. Obsédé par
cet entretien, il passe tout le trajet du retour à visionner les images dans sa
mémoire, jusqu’à analyser le moindre mouvement de sourcil ou de bras de
l’employeur pour essayer de trouver des indices. Cette obsession continuera
même pendant la soirée, où ses amis lui proposeront de partager son souvenir
pour qu’ils puissent tous lui donner son avis. Mais si tout l’épisode montre la
façon dont l’obsession de Liam pour le détail va se développer, son entretien
d’embauche va vite être occulté par un autre problème : l’attitude de sa
femme, pendant la soirée, avec un certain Jonas.
Dans une telle société où personne n’oublie rien, où tout peut être revu,
agrandi ou interprété, plus rien ne peut être laissé au hasard. Au quotidien,
je n’ai pas continuellement la crainte de dire un mot de travers ou d’avoir,
par exemple, une réaction d’ennui ou de dégoût lors d’un entretien ou d’une
soirée. D’une part, parce que je sais ce sera vite oublié. Le terme
« oubli » ne désigne pas seulement ce qui disparaît de la mémoire.
Dire « c’est oublié » peut aussi bien signifier « c’est
pardonné ». Or, l’oubli au sens du pardon est également rendu impossible
par cette mémoire amplifiée : on voit une scène de dispute entre Liam et
sa femme, pendant laquelle une insulte lui échappe. Insulte enregistrée dans la
puce de sa femme, qui ne manque pas de lui repasser l’extrait de ce qu’il vient
de dire pour lui signifier que cette erreur ne sera jamais effacée. D’autres
exemples sont utilisés dans l’épisode : plus de dispute sur qui a dit
quoi, il suffit de repasser le souvenir ; plus de mensonge possible ou de
mauvaise foi sur ce qui s’est passé tel ou tel jour, puisque toutes les preuves
sont conservées. Plus moyen de dire « c’est une histoire passée »
puisque, comme le fait remarquer Liam lui-même, le passé sera toujours présent
grâce à la puce.
D’autre part, si je ne fais pas attention au moindre de mes gestes, c’est
parce que je sais qu’on ne va pas forcément remarquer tout ce que je fais. La
puce qui a d’abord pour but la conservation de la mémoire a donc un autre
effet : l’amélioration de la perception. De même qu’on ne peut pas se
souvenir de tout, on ne peut pas tout remarquer : on ne voit que ce que
l’on regarde directement, ce sur quoi on se concentre. La perception, comme la
mémoire, est sélective. Est-ce, à nouveau, une limite de l’humain ? On
pourrait l’interpréter ainsi. Cependant, le philosophe John Locke, dans les Essais
sur l’entendement humain, remarque que si notre perception était
« plus parfaite », nous ne pourrions plus percevoir du tout. Quand je
regarde une horloge, je ne vois pas tous les détails qui la compose : de
loin, je ne vois pas forcément toutes ses fissures et imperfections. De près,
je ne vois pas l’ensemble des molécules et atomes qui la constituent. Mais si
je pouvais voir cet ensemble de molécules, je ne pourrais plus lire
l’heure : parfois, face à trop de détails, je ne vois plus l’objet dans
son ensemble et je dois reculer pour mieux voir. Notre perception n’est donc
pas parfaite, mais adaptée à l’action. Or, grâce à cette puce, ma perception
est encore améliorée et je peux revoir tout ce que je n’ai pas eu le temps de
voir sur le moment.
Dès lors, je ne peux plus, de mon côté, me dire que mon ennui manifeste
ne sera pas perçu parce que je reste dans mon coin : je suis comme
continuellement filmé. Or, quand je me sais filmé, je fais attention à mes
gestes. C’est ce qui conduit, entre autres, l’hôte de la soirée à rire bêtement
tout au long de l’apéritif et du dîner, parce qu’elle sait qu’elle sera jugée,
que le moindre de ses comportements sera interprété pour savoir si elle a
apprécié les invités ou non. Et c’est justement ce qui se passe quand Liam et
sa femme rentrent chez eux : ils analysent son comportement et en tirent
des conclusions.
Pendant la soirée, Liam ne remarque pas tout. Il ne perçoit pas tout. Ce
n’est qu’au matin, en regardant soigneusement le vidéo de ses souvenirs, en
utilisant la perception améliorée (lecture labiale, agrandissement, ralenti qui
permet de s’attarder sur l’ensemble de la scène et non sur un point précis du
champ visuel), qu’il comprend que sa femme est bien l’amante de Jonas.
Découverte qu’elle ne peut pas nier, puisqu’il peut la forcer à montrer ses
souvenirs. Et si les gens ont bien le contrôle de leurs souvenirs, s’ils
peuvent effacer ceux dont il ne veulent pas se rappeler, cela laisse un trou
dans leur historique : alors, il n’est plus possible de douter du fait que
quelqu’un soit en train de cacher une information.
Que faut-il donc conclure de cet épisode ? L’oubli est-il une limite
de notre faculté qu’est la mémoire ? L’oubli est-il négatif, au sens
ordinaire, c’est-à-dire au sens de mauvais ? Sans oubli, plus d’erreur
possible. Difficile de mentir puisque la moindre de nos expressions peut être
analysée. Mais sans oubli, pas de pardon. Pas de sincérité possible : tout
ce que je fais fera toujours partie d’un rôle joué pour qu’on ne puisse jamais
rien me reprocher.
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