Bonjour à tous et merci
d’avoir suivi la série d’analyses philosophiques de Buffy contre les
vampires. Cette série touche à sa fin et, pour la clôturer, je vais
analyser un épisode qui fait partie de mes préférés. Un épisode qui donne mal à
la tête, qui remet en question l’ensemble de la série, et qui se termine de
façon très énigmatique. Comme le titre de l’article vous l’a peut-être fait
deviner, cet épisode est l’épisode 17 de la saison 6, « A la
dérive ». Le titre anglais, extrêmement parlant, est « Normal
again » (« normale à nouveau »). Il s’agit de cet
épisode très particulier dans lequel un démon injecte un poison à Buffy, poison
qui lui donne des hallucinations : elle se voit, à plusieurs reprises,
dans un hôpital psychiatrique. Dès lors, les aventures de Buffy à Sunnydale,
que l’on suit depuis six saisons, sont-elles réelles, ou ne sont-elles que les
délires d’une malade mentale ?
« Suis-je une malade
mentale enfermée dans un asile ou une espèce d’héroïne qu’on a choisi pour
combattre les démons et sauver le monde ? Comme c’est ridicule. »
Sachez déjà que les livres ou
films dont la chute est « en fait c’était un rêve » ou « en fait
il est fou » sont des livres qui m’insupportent grandement, et me donnent
toujours l’impression que l’auteur ne savait pas comment finir, alors a utilisé
cette chute comme une sorte de deus ex machina. Emettre l’hypothèse que
toute l’histoire de Buffy ne se passe que dans sa tête, qu’elle est folle,
était un pari risqué, mais la construction extrêmement précise et réfléchie de
l’épisode permet d’installer véritablement le doute dans la tête des
spectateurs.
Rappelons le contexte de la
saison 6. Buffy est revenue du monde des morts en début de saison et souffre de
ce qui ressemble à une dépression, même si le mot n’est jamais employé. Même si
elle apprécie la présence de ses amis, elle souffre encore du fait d’avoir été
arrachée du Paradis pour revenir sur Terre où sa vie est un enfer. Après une
relation avec Spike, elle a rompu avec lui en prétextant ne le fréquenter que
pour des mauvaises raisons. Alex vient d’abandonner Anya le jour de leur
mariage. Willow et Tara, si elles recommencent à se parler, ne sont toujours
pas entièrement réconciliées. Bref, tout va mal. Tous les personnages
souffrent, et c’est à ce moment que le Trio (Warren, Jonathan et Andrew, les
trois principaux antagonistes de la saison) envoie sur Buffy un démon qui lui plante un dard dans le bras. Aussitôt,
Buffy a une vision d’elle-même dans un hôpital psychiatrique, où une infirmière
est en train de lui faire une piqûre.
Tout l’épisode va tourner
autour du doute : Buffy va douter de la réalité, se demander si ce qu’elle
perçoit est réel et donc se demander quelle est la vérité. Commençons par
éclaircir ces deux termes. La réalité désigne ce qui existe effectivement. Si
je dis que la table devant moi est réelle, ça veut dire qu’il y a bien une
table devant moi. Rien de plus. Pourtant, malgré cette apparente simplicité,
cette notion pose bien des problèmes : comment être sûr que ce que l’on
perçoit est bien la réalité ? Je vois la table devant moi. Mais tout le
monde a déjà fait l’expérience de percevoir une chose qui en fait n’est pas
vraiment là : sous l’effet de la fièvre, par exemple, ou encore plus
fréquemment, du rêve. La vérité désigne l’accord de la pensée et de la réalité.
Autrement dit, si vous dites la vérité, ça veut dire que votre phrase décrit
effectivement ce qui est : l’erreur sera le fait de croire que ce qu’on
dit correspond à la réalité, alors que ce n’est pas le cas. C’est pourquoi la
vérité est unique et ne dépend pas des individus. Ça n’a pas de sens de dire
« ma vérité » puisque la vérité sera le propos qui correspond
à la réalité, unique. Concrètement : dans l’épisode, il n’y a pas deux
vérités pour Buffy : il y a deux perceptions de la réalité, et toute la
question de l’épisode est de savoir laquelle est la vraie.
Un problème similaire a été
posé dans un passage extrêmement connu des Méditations Métaphysiques de
Descartes. Celui dont le nom désigne désormais une personne à l’esprit très
logique et rigoureux (« cartésien ») a, dans cet œuvre, essayé de
trouver un fondement absolument certain à la connaissance. Une vérité sur
laquelle aucun doute n’est possible, une proposition qui serait nécessairement
vraie. Une idée de départ dont le contraire serait impossible. Par exemple, il
suggère de partir d’une idée qui semble évidente à tout le monde : le
monde extérieur existe. Est-ce une affirmation absolument certaine ? Même
s’il semble non seulement difficile, mais aussi complètement absurde de se
mettre à douter de l’existence du monde extérieur, cela reste pour autant possible.
En effet, nous avons tous fait l’expérience d’un rêve particulièrement réaliste
qui nous aura causé joie ou effroi. Et, au réveil, ce soulagement éprouvé quand
on se rend compte que ce n’était qu’un rêve montre à quel point, sur le
moment, on y a cru. Nous n’avons aucune preuve, dans l’absolu, que nous ne
sommes pas actuellement en train de rêver, ou que nous ne sommes pas dans une
simulation informatique à la Matrix ; ou encore que nous ne sommes
pas un fou dans un hôpital psychiatrique, en train d’imaginer notre existence.
Comment Buffy pourrait-elle
savoir quelle version du monde est la vraie ? A ce problème de la
rationalité posé par Descartes, le philosophe Pascal, à la même époque,
reconnaît que certaines propositions sont impossibles à prouver par la raison.
Tel est le cas de la proposition « le monde extérieur existe » ou
« je ne suis pas en train de rêver ». Dans ces cas précis, selon
Pascal, il faut faire confiance à son intuition : je sens que je
suis actuellement éveillé, je dois y croire. Ces vérités intuitives, Pascal les
nomme « vérité de cœur ». Nous pouvons également appeler cela la
foi : hors de son sens religion, la foi désigne une croyance extrêmement
forte en quelque chose dont nous n’avons pas de preuve objective. Il faut donc
avoir foi en l’existence du monde extérieur, avoir foi dans le fait que nous ne
sommes pas en train de rêver. Nous n’avons aucune preuve, mais nous savons avec
certitude que nous sommes dans le vrai monde.
Toutefois, cette vérité de
cœur concernant le fait que nous ne sommes pas en train de rêver tient au fait,
pour Pascal, que quand nous nous réveillons, nous reprenons notre vie de façon
cohérente avec ce qu’elle était avant de dormir. Alors que chaque rêve est
indépendant, et ne suit pas forcément notre rêve précédent. Comme il le dit
dans les Pensées, « La vie est un songe un peu moins
inconstant. » Ce passage suit un paragraphe qui propose l’expérience de
pensée suivante : si un paysan rêvait toutes les nuits qu’il est roi,
pourrait-il vraiment savoir s’il est roi ou paysan ? Or, c’est justement
ce problème qui va être rencontré par Buffy : à partir du moment où elle
commence à se voir dans un hôpital psychiatrique, ces scènes vont revenir et se
compléter comme s’il s’agissait véritablement d’un réveil, d’un retour à une
existence constante. De son point de vue subjectif, il lui sera donc impossible
de savoir quelle existence, celle de Sunnydale et celle de l’hôpital, est
réelle. C’est ce qui fait que cet ennemi est le plus terrible de la série et
probablement le plus difficile à vaincre : il ne s’agit pas de force
brute, ni même de supporter une douleur psychologique, mais de choisir une voie
parmi deux qui sont également crédibles.
Dans les deux mondes, des
explications crédibles et rationnelles sont données au fait que Buffy ait ainsi
des flash qui lui font voir une autre existence possible. Du côté de Sunnydale,
un démon lui a injecté une venin qui lui fait croire qu’elle est à l’hôpital.
Willow trouve même un livre dans lequel le démon et les effets de son venin
sont décrits précisément : rien d’étonnant à ce qu’elle ait ces visions.
Du côté de l’hôpital, le psychiatre qui la reçoit trouve une explication
psychologique rationnelle et crédible à toutes ses aventures, en dévoilant des
symboliques qui sont justement celle du réalisateur de la série.
Le discours du psychiatre
constitue la troisième apparition de l’hôpital psychiatrique dans l’épisode. Il
explique à Buffy et à ses parents que Sunnydale est une production de son
imagination dans lequel elle se réfugie depuis son internement, six ans
auparavant : ces six ans correspondent évidemment aux six premières
saisons. Dans ce monde imaginaire, elle se prend pour une héroïne qui sauve le
monde, toutes les intrigues tournent autour d’elle. Elle est la figure
centrale, est entourée d’amis aux pouvoirs surnaturels, se bat contre des
monstres dont certains sont issus de la littérature d’épouvante. A chaque victoire,
d’autres monstres apparaissent : voilà pourquoi elle ne revient jamais
dans le monde réel. Il parvient même à expliquer la courte période où, entre la
saison 5 et la saison 6, elle est morte : ce fut un moment de lucidité,
pendant lequel elle était revenue pleinement dans l’hôpital. Révélation
intéressante, quand on sait que Buffy, du côté de Sunnydale, a dit avoir été au
Paradis. Justement, dans l’hôpital, nombre de ses désirs les plus profonds
semblent être réalisés : sa mère est encore vivante, son père vit encore
avec elle ; elle n’a pas de sœur à protéger d’un danger mortel et est
débarrassée du lourd poids de ses responsabilités. Peut-être que le pouvoir
précis de ce démon qui l’a attaquée est justement de lui faire croire que tous
ses désirs sont réalisés. Depuis le début de la saison 6, Buffy souffre de son
retour à Sunnydale.
Buffy se retrouve donc devant
ce choix à faire : soit croire en la réalité de Sunnydale, soit en la
réalité de l’hôpital. Son désir premier semble se porter sur Sunnydale :
c’est à ce monde qu’elle est le plus attachée au départ, parce qu’elle en a
l’habitude. Une expérience de pensée proposée par Robert Nozick semble montrer
que nous avons tous, ainsi, une tendance à l’inertie :
« Supposez qu’il
existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre
n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant
dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous
croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous
lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez
en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne.
Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un
programme des expériences de votre existence ? »
Voici la forme première de
l’expérience de pensée. Les sondages réalisés montrent que dans cette
situation, la plupart des gens disent préférer rester dans le monde réel plutôt
que de se brancher à cette machine et vivre une vie idéale mais imaginaire. Les
arguments fréquents étaient souvent ceux de l’authenticité : mieux vaut
une existence authentique, réelle, même imparfaite, plutôt qu’une existence
simulée. Cependant, des variantes de l’expérience vont conduire à nuancer cette
interprétation première. Dans une autre version, on vous demande d’imaginer que
vous vivez votre vie, normalement, et que brusquement une fenêtre apparaît
devant vous et vous dit : « Bonjour. Vous êtes actuellement dans
une machine à expérience mais vous y avez été branché par erreur. Si vous
voulez revenir dans le monde réel, tapez 1. Si vous souhaitez poursuivre votre
existence dans la machine, tapez 2. Dans ce dernier cas, le souvenir de ce
message sera effacé. Vous pourrez donc continuer votre existence comme vous le
faisiez déjà, sans perturbation. » Or, à cette deuxième expérience, la
majorité des participants a révélé préférer rester dans la machine à
expérience. L’argument de l’authenticité ne tient plus : ce qui apparaît
en revanche, c’est une tendance à l’inertie. Nous préférons généralement rester
dans la situation dans laquelle nous sommes, et les changements trop brusques
sont rejetés.
Buffy tend donc premièrement à
préférer Sunnydale, dans lequel elle a ses repères. Mais les arguments du
psychiatre sont extrêmement convaincants. Quelle situation est la plus
crédible ? Celle où Buffy souffre d’une forme très grave de schizophrénie
qui lui fait douter de la réalité, ou celle où Buffy est une héroïne
toute-puissante entourée d’amis aux pouvoirs surnaturels qui l’aident à
combattre des démons et sauver le monde ? Même dans le monde où les démons
existent, elle sait que cette idée semble incroyable. A Sunnydale, les démons
sont cachés : pour la plupart des gens, le surnaturel n’existe pas.
D’ailleurs, Buffy raconte que la première fois qu’elle a vu un vampire, ses
parents l’ont crue folle et l’ont emmenée dans une clinique : et si elle
n’en était jamais sortie ? Un nouvel argument semble faire pencher la
balance du côté de l’hôpital. Enfin, quand Willow lu apporte l’antidote et lui
demande de le boire, c’est Spike qui va la faire changer d’avis et désirer
rester du côté de l’hôpital. Dans le monde de Sunnydale, lui dit-il, elle est
tout aussi folle : elle semble rechercher la souffrance et l’obscurité,
elle ne veut pas dire aux autres qu’elle a une relation avec lui et préfère
garder un secret qui la fait souffrir plutôt que d’accepter le bonheur. Suite à
ce discours, elle choisit de ne pas boire l’antidote et, de retour dans
l’hôpital, demande au psychiatre ce qu’elle peut faire pour guérir. La solution
est simple : éliminer ce qui la retient là-bas, c’est-à-dire ses amis.
Un dernier moment d’hésitation
va finalement lui faire choisir Sunnydale. Paradoxalement, c’est le discours de
sa mère dans le monde de l’hôpital, qui lui demande d’être forte, de croire en
elle, de ne pas abandonner, qui va lui faire choisir Sunnydale plutôt que
l’hôpital. Le propos de sa mère est simple : il ne faut pas céder à la
facilité. Or, selon sa mère, la facilité serait de retourner dans Sunnydale
avec ses amis. Oui, laisser mourir ses amis est difficile : mais à ce
moment de la série, la facilité serait clairement de choisir l’hôpital. Buffy
est épuisée et seule : comme nous l’avons dit au début, tout va mal à
Sunnydale en ce moment. Elle semble comprendre que le monde réel est Sunnydale,
et que celui de l’hôpital est en fait issu de son désir de retrouver la
tranquillité et de quitter ses responsabilités insupportables. Si elle choisit l’hôpital,
elle retrouvera bien le « Paradis », celui qu’elle a quitté en
ressuscitant : un monde où ses parents sont ensemble et vivants, où elle
ne doit pas risquer sa vie à chaque instant, où elle ne porte pas le poids du
monde sur ses épaules. Contre ce désir, elle choisit donc son devoir et
d’assumer ses responsabilités.
Pour finir, la force de
l’épisode réside en grande partie sur sa conclusion. Buffy a choisi Sunnydale
et va boire l’antidote. Mais la dernière image de l’épisode n’est pas dans
Sunnydale : nous voyons, dans l’hôpital psychiatrique, le médecin
l’examiner, et conclure que c’est terminé, elle est repartie dans son esprit.
Ses parents pleurent, l’épisode se termine. Cette scène finale fait nettement
pencher la balance du côté de l’hôpital psychiatrique. Si les scènes de
l’hôpital n’étaient que des hallucinations, comment est-il possible que cette
scène ait lieu alors que Buffy n’est plus là pour la voir ? En général,
nous considérons que la « réalité » est ce qui existe indépendamment
de notre pensée : quand je sors de ma chambre, le lit existe toujours,
parce qu’il est réel. Alors que si j’imagine un monde dans ma tête, ce monde ne
continue pas d’exister quand j’arrête d’y penser. Si le monde de l’hôpital
psychiatrique continue d’exister indépendamment de Buffy, peut-être est-ce bien
celui-là qui est réel…
J’espère que cette série
d’article vous aura plu. J’ai pris beaucoup de plaisir à revoir certains
épisodes pour en parler. Ça faisait un moment que je voulais faire ce genre
d’analyse philosophique. Les études de philosophes sur la série Buffy contre
les vampires sont fréquentes aux Etats-Unis, mais nous en avons peu de
traductions, et moi-même je n’ai pas vraiment les moyens de les lire en
anglais. J’espère donc que les quelques idées que j’ai partagées avec vous vous
permettra de voir la série sous un œil nouveau, et pourquoi pas, si vous lisez
l’anglais, d’aller lire d’autres analyses !
vindiouss. J'ai jamais vraiment réfléchi à ce truc à l'époque ! Superbe article, ça donne envie d'y replonger.
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