mardi 1 juin 2021

« A la dérive » : Buffy est-elle dans un hôpital psychiatrique ?

Bonjour à tous et merci d’avoir suivi la série d’analyses philosophiques de Buffy contre les vampires. Cette série touche à sa fin et, pour la clôturer, je vais analyser un épisode qui fait partie de mes préférés. Un épisode qui donne mal à la tête, qui remet en question l’ensemble de la série, et qui se termine de façon très énigmatique. Comme le titre de l’article vous l’a peut-être fait deviner, cet épisode est l’épisode 17 de la saison 6, « A la dérive ». Le titre anglais, extrêmement parlant, est « Normal again » (« normale à nouveau »). Il s’agit de cet épisode très particulier dans lequel un démon injecte un poison à Buffy, poison qui lui donne des hallucinations : elle se voit, à plusieurs reprises, dans un hôpital psychiatrique. Dès lors, les aventures de Buffy à Sunnydale, que l’on suit depuis six saisons, sont-elles réelles, ou ne sont-elles que les délires d’une malade mentale ?

 


« Suis-je une malade mentale enfermée dans un asile ou une espèce d’héroïne qu’on a choisi pour combattre les démons et sauver le monde ? Comme c’est ridicule. »

 

Sachez déjà que les livres ou films dont la chute est « en fait c’était un rêve » ou « en fait il est fou » sont des livres qui m’insupportent grandement, et me donnent toujours l’impression que l’auteur ne savait pas comment finir, alors a utilisé cette chute comme une sorte de deus ex machina. Emettre l’hypothèse que toute l’histoire de Buffy ne se passe que dans sa tête, qu’elle est folle, était un pari risqué, mais la construction extrêmement précise et réfléchie de l’épisode permet d’installer véritablement le doute dans la tête des spectateurs.

 

Rappelons le contexte de la saison 6. Buffy est revenue du monde des morts en début de saison et souffre de ce qui ressemble à une dépression, même si le mot n’est jamais employé. Même si elle apprécie la présence de ses amis, elle souffre encore du fait d’avoir été arrachée du Paradis pour revenir sur Terre où sa vie est un enfer. Après une relation avec Spike, elle a rompu avec lui en prétextant ne le fréquenter que pour des mauvaises raisons. Alex vient d’abandonner Anya le jour de leur mariage. Willow et Tara, si elles recommencent à se parler, ne sont toujours pas entièrement réconciliées. Bref, tout va mal. Tous les personnages souffrent, et c’est à ce moment que le Trio (Warren, Jonathan et Andrew, les trois principaux antagonistes de la saison) envoie sur Buffy un démon qui  lui plante un dard dans le bras. Aussitôt, Buffy a une vision d’elle-même dans un hôpital psychiatrique, où une infirmière est en train de lui faire une piqûre.

 

Tout l’épisode va tourner autour du doute : Buffy va douter de la réalité, se demander si ce qu’elle perçoit est réel et donc se demander quelle est la vérité. Commençons par éclaircir ces deux termes. La réalité désigne ce qui existe effectivement. Si je dis que la table devant moi est réelle, ça veut dire qu’il y a bien une table devant moi. Rien de plus. Pourtant, malgré cette apparente simplicité, cette notion pose bien des problèmes : comment être sûr que ce que l’on perçoit est bien la réalité ? Je vois la table devant moi. Mais tout le monde a déjà fait l’expérience de percevoir une chose qui en fait n’est pas vraiment là : sous l’effet de la fièvre, par exemple, ou encore plus fréquemment, du rêve. La vérité désigne l’accord de la pensée et de la réalité. Autrement dit, si vous dites la vérité, ça veut dire que votre phrase décrit effectivement ce qui est : l’erreur sera le fait de croire que ce qu’on dit correspond à la réalité, alors que ce n’est pas le cas. C’est pourquoi la vérité est unique et ne dépend pas des individus. Ça n’a pas de sens de dire « ma vérité » puisque la vérité sera le propos qui correspond à la réalité, unique. Concrètement : dans l’épisode, il n’y a pas deux vérités pour Buffy : il y a deux perceptions de la réalité, et toute la question de l’épisode est de savoir laquelle est la vraie.

 

Un problème similaire a été posé dans un passage extrêmement connu des Méditations Métaphysiques de Descartes. Celui dont le nom désigne désormais une personne à l’esprit très logique et rigoureux (« cartésien ») a, dans cet œuvre, essayé de trouver un fondement absolument certain à la connaissance. Une vérité sur laquelle aucun doute n’est possible, une proposition qui serait nécessairement vraie. Une idée de départ dont le contraire serait impossible. Par exemple, il suggère de partir d’une idée qui semble évidente à tout le monde : le monde extérieur existe. Est-ce une affirmation absolument certaine ? Même s’il semble non seulement difficile, mais aussi complètement absurde de se mettre à douter de l’existence du monde extérieur, cela reste pour autant possible. En effet, nous avons tous fait l’expérience d’un rêve particulièrement réaliste qui nous aura causé joie ou effroi. Et, au réveil, ce soulagement éprouvé quand on se rend compte que ce n’était qu’un rêve montre à quel point, sur le moment, on y a cru. Nous n’avons aucune preuve, dans l’absolu, que nous ne sommes pas actuellement en train de rêver, ou que nous ne sommes pas dans une simulation informatique à la Matrix ; ou encore que nous ne sommes pas un fou dans un hôpital psychiatrique, en train d’imaginer notre existence.

 

Comment Buffy pourrait-elle savoir quelle version du monde est la vraie ? A ce problème de la rationalité posé par Descartes, le philosophe Pascal, à la même époque, reconnaît que certaines propositions sont impossibles à prouver par la raison. Tel est le cas de la proposition « le monde extérieur existe » ou « je ne suis pas en train de rêver ». Dans ces cas précis, selon Pascal, il faut faire confiance à son intuition : je sens que je suis actuellement éveillé, je dois y croire. Ces vérités intuitives, Pascal les nomme « vérité de cœur ». Nous pouvons également appeler cela la foi : hors de son sens religion, la foi désigne une croyance extrêmement forte en quelque chose dont nous n’avons pas de preuve objective. Il faut donc avoir foi en l’existence du monde extérieur, avoir foi dans le fait que nous ne sommes pas en train de rêver. Nous n’avons aucune preuve, mais nous savons avec certitude que nous sommes dans le vrai monde.

 

Toutefois, cette vérité de cœur concernant le fait que nous ne sommes pas en train de rêver tient au fait, pour Pascal, que quand nous nous réveillons, nous reprenons notre vie de façon cohérente avec ce qu’elle était avant de dormir. Alors que chaque rêve est indépendant, et ne suit pas forcément notre rêve précédent. Comme il le dit dans les Pensées, « La vie est un songe un peu moins inconstant. » Ce passage suit un paragraphe qui propose l’expérience de pensée suivante : si un paysan rêvait toutes les nuits qu’il est roi, pourrait-il vraiment savoir s’il est roi ou paysan ? Or, c’est justement ce problème qui va être rencontré par Buffy : à partir du moment où elle commence à se voir dans un hôpital psychiatrique, ces scènes vont revenir et se compléter comme s’il s’agissait véritablement d’un réveil, d’un retour à une existence constante. De son point de vue subjectif, il lui sera donc impossible de savoir quelle existence, celle de Sunnydale et celle de l’hôpital, est réelle. C’est ce qui fait que cet ennemi est le plus terrible de la série et probablement le plus difficile à vaincre : il ne s’agit pas de force brute, ni même de supporter une douleur psychologique, mais de choisir une voie parmi deux qui sont également crédibles.

 

Dans les deux mondes, des explications crédibles et rationnelles sont données au fait que Buffy ait ainsi des flash qui lui font voir une autre existence possible. Du côté de Sunnydale, un démon lui a injecté une venin qui lui fait croire qu’elle est à l’hôpital. Willow trouve même un livre dans lequel le démon et les effets de son venin sont décrits précisément : rien d’étonnant à ce qu’elle ait ces visions. Du côté de l’hôpital, le psychiatre qui la reçoit trouve une explication psychologique rationnelle et crédible à toutes ses aventures, en dévoilant des symboliques qui sont justement celle du réalisateur de la série.

 

Le discours du psychiatre constitue la troisième apparition de l’hôpital psychiatrique dans l’épisode. Il explique à Buffy et à ses parents que Sunnydale est une production de son imagination dans lequel elle se réfugie depuis son internement, six ans auparavant : ces six ans correspondent évidemment aux six premières saisons. Dans ce monde imaginaire, elle se prend pour une héroïne qui sauve le monde, toutes les intrigues tournent autour d’elle. Elle est la figure centrale, est entourée d’amis aux pouvoirs surnaturels, se bat contre des monstres dont certains sont issus de la littérature d’épouvante. A chaque victoire, d’autres monstres apparaissent : voilà pourquoi elle ne revient jamais dans le monde réel. Il parvient même à expliquer la courte période où, entre la saison 5 et la saison 6, elle est morte : ce fut un moment de lucidité, pendant lequel elle était revenue pleinement dans l’hôpital. Révélation intéressante, quand on sait que Buffy, du côté de Sunnydale, a dit avoir été au Paradis. Justement, dans l’hôpital, nombre de ses désirs les plus profonds semblent être réalisés : sa mère est encore vivante, son père vit encore avec elle ; elle n’a pas de sœur à protéger d’un danger mortel et est débarrassée du lourd poids de ses responsabilités. Peut-être que le pouvoir précis de ce démon qui l’a attaquée est justement de lui faire croire que tous ses désirs sont réalisés. Depuis le début de la saison 6, Buffy souffre de son retour à Sunnydale.

 

Buffy se retrouve donc devant ce choix à faire : soit croire en la réalité de Sunnydale, soit en la réalité de l’hôpital. Son désir premier semble se porter sur Sunnydale : c’est à ce monde qu’elle est le plus attachée au départ, parce qu’elle en a l’habitude. Une expérience de pensée proposée par Robert Nozick semble montrer que nous avons tous, ainsi, une tendance à l’inertie :

 

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des expériences de votre existence ? »

 

Voici la forme première de l’expérience de pensée. Les sondages réalisés montrent que dans cette situation, la plupart des gens disent préférer rester dans le monde réel plutôt que de se brancher à cette machine et vivre une vie idéale mais imaginaire. Les arguments fréquents étaient souvent ceux de l’authenticité : mieux vaut une existence authentique, réelle, même imparfaite, plutôt qu’une existence simulée. Cependant, des variantes de l’expérience vont conduire à nuancer cette interprétation première. Dans une autre version, on vous demande d’imaginer que vous vivez votre vie, normalement, et que brusquement une fenêtre apparaît devant vous et vous dit : « Bonjour. Vous êtes actuellement dans une machine à expérience mais vous y avez été branché par erreur. Si vous voulez revenir dans le monde réel, tapez 1. Si vous souhaitez poursuivre votre existence dans la machine, tapez 2. Dans ce dernier cas, le souvenir de ce message sera effacé. Vous pourrez donc continuer votre existence comme vous le faisiez déjà, sans perturbation. » Or, à cette deuxième expérience, la majorité des participants a révélé préférer rester dans la machine à expérience. L’argument de l’authenticité ne tient plus : ce qui apparaît en revanche, c’est une tendance à l’inertie. Nous préférons généralement rester dans la situation dans laquelle nous sommes, et les changements trop brusques sont rejetés.

 

Buffy tend donc premièrement à préférer Sunnydale, dans lequel elle a ses repères. Mais les arguments du psychiatre sont extrêmement convaincants. Quelle situation est la plus crédible ? Celle où Buffy souffre d’une forme très grave de schizophrénie qui lui fait douter de la réalité, ou celle où Buffy est une héroïne toute-puissante entourée d’amis aux pouvoirs surnaturels qui l’aident à combattre des démons et sauver le monde ? Même dans le monde où les démons existent, elle sait que cette idée semble incroyable. A Sunnydale, les démons sont cachés : pour la plupart des gens, le surnaturel n’existe pas. D’ailleurs, Buffy raconte que la première fois qu’elle a vu un vampire, ses parents l’ont crue folle et l’ont emmenée dans une clinique : et si elle n’en était jamais sortie ? Un nouvel argument semble faire pencher la balance du côté de l’hôpital. Enfin, quand Willow lu apporte l’antidote et lui demande de le boire, c’est Spike qui va la faire changer d’avis et désirer rester du côté de l’hôpital. Dans le monde de Sunnydale, lui dit-il, elle est tout aussi folle : elle semble rechercher la souffrance et l’obscurité, elle ne veut pas dire aux autres qu’elle a une relation avec lui et préfère garder un secret qui la fait souffrir plutôt que d’accepter le bonheur. Suite à ce discours, elle choisit de ne pas boire l’antidote et, de retour dans l’hôpital, demande au psychiatre ce qu’elle peut faire pour guérir. La solution est simple : éliminer ce qui la retient là-bas, c’est-à-dire ses amis.

 

Un dernier moment d’hésitation va finalement lui faire choisir Sunnydale. Paradoxalement, c’est le discours de sa mère dans le monde de l’hôpital, qui lui demande d’être forte, de croire en elle, de ne pas abandonner, qui va lui faire choisir Sunnydale plutôt que l’hôpital. Le propos de sa mère est simple : il ne faut pas céder à la facilité. Or, selon sa mère, la facilité serait de retourner dans Sunnydale avec ses amis. Oui, laisser mourir ses amis est difficile : mais à ce moment de la série, la facilité serait clairement de choisir l’hôpital. Buffy est épuisée et seule : comme nous l’avons dit au début, tout va mal à Sunnydale en ce moment. Elle semble comprendre que le monde réel est Sunnydale, et que celui de l’hôpital est en fait issu de son désir de retrouver la tranquillité et de quitter ses responsabilités insupportables. Si elle choisit l’hôpital, elle retrouvera bien le « Paradis », celui qu’elle a quitté en ressuscitant : un monde où ses parents sont ensemble et vivants, où elle ne doit pas risquer sa vie à chaque instant, où elle ne porte pas le poids du monde sur ses épaules. Contre ce désir, elle choisit donc son devoir et d’assumer ses responsabilités.

 

Pour finir, la force de l’épisode réside en grande partie sur sa conclusion. Buffy a choisi Sunnydale et va boire l’antidote. Mais la dernière image de l’épisode n’est pas dans Sunnydale : nous voyons, dans l’hôpital psychiatrique, le médecin l’examiner, et conclure que c’est terminé, elle est repartie dans son esprit. Ses parents pleurent, l’épisode se termine. Cette scène finale fait nettement pencher la balance du côté de l’hôpital psychiatrique. Si les scènes de l’hôpital n’étaient que des hallucinations, comment est-il possible que cette scène ait lieu alors que Buffy n’est plus là pour la voir ? En général, nous considérons que la « réalité » est ce qui existe indépendamment de notre pensée : quand je sors de ma chambre, le lit existe toujours, parce qu’il est réel. Alors que si j’imagine un monde dans ma tête, ce monde ne continue pas d’exister quand j’arrête d’y penser. Si le monde de l’hôpital psychiatrique continue d’exister indépendamment de Buffy, peut-être est-ce bien celui-là qui est réel…

 

J’espère que cette série d’article vous aura plu. J’ai pris beaucoup de plaisir à revoir certains épisodes pour en parler. Ça faisait un moment que je voulais faire ce genre d’analyse philosophique. Les études de philosophes sur la série Buffy contre les vampires sont fréquentes aux Etats-Unis, mais nous en avons peu de traductions, et moi-même je n’ai pas vraiment les moyens de les lire en anglais. J’espère donc que les quelques idées que j’ai partagées avec vous vous permettra de voir la série sous un œil nouveau, et pourquoi pas, si vous lisez l’anglais, d’aller lire d’autres analyses !


1 commentaire:

  1. vindiouss. J'ai jamais vraiment réfléchi à ce truc à l'époque ! Superbe article, ça donne envie d'y replonger.

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