Bonjour à tous ! Merci de
continuer à suivre notre analyse de Buffy contre les vampires. Voici la
deuxième partie de notre réflexion sur le langage, à travers deux épisodes
emblématiques de la série, l’épisode muet et l’épisode musical. La dernière
fois, nous avons analysé l’excellent épisode muet dans cet article.
Nous avons vu de quelle façon le langage pouvait paraître inapproprié à
exprimer certaines pensées et comment, une fois libérés du cadre des mots, les
personnages parvenaient à communiquer à autrui les choses qu’ils ne parvenaient
pas à leur dire. Nous en avions conclu que le langage, limité et commun, était
pauvre face à une pensée singulière et infinie.
Dans l’épisode 7 de la saison
6, « Que le spectacle commence », plus connu sous le nom d’épisode
musical, les personnages vont à nouveau voir leur quotidien bouleversé par une
transformation du langage, qui les contraint à s’exprimer autrement. Dans cet
épisode, Sunnydale est frappé par une malédiction qui transforme le quotidien
en comédie musicale : toute la population se met à chanter et danser pour
exprimer ce qu’ils pensent. Cet épisode est l’exact contraire du premier :
alors que dans l’épisode muet, la parole était supprimée, dans cet épisode,
elle est extrapolée. Dans une comédie musicale, les personnages chantent pour
exprimer à haute voix leurs sentiments, leurs pensées, leurs doutes :
c’est exactement ce qui arrive ici. Tout ce que les personnages voulaient
cacher, dissimuler, tous les mensonges sont dévoilés. Il est devenu impossible
de penser silencieusement et protéger ses pensées les plus intimes par le
silence. Dans l’épisode précédent, on ne pouvait plus rien dire ; dans
celui-ci, on ne peut plus rien taire.
Résumons l’épisode et son
contexte. Nous sommes au début de la saison 6 : Buffy a été ressuscitée
par Willow, Alex et Tara, qui sont encore persuadés de l’avoir sauvée de
l’Enfer. Seul Spike sait qu’elle était en réalité au Paradis, et que son retour
est une véritable torture. Giles, qui avait quitté Sunnydale à la mort de
Buffy, est revenu mais ne compte pas rester. Il craint tout de même de laisser
Buffy seule avec ses problèmes et, si son départ est déjà organisé, il n’a
encore rien dit. Alex a demandé Anya en mariage et ils sont en plein
préparatifs.
L’épisode s’ouvre sur Willow
et Tara, qui se préparent pour leur journée. Tara trouve, sous son oreiller,
une petite fleur qu’elle accroche à sa robe : elle l’ignore, mais c’est
une plante magique que Willow a utilisé pour déformer sa mémoire et lui faire
oublier leur dispute au sujet de la magie. La journée passe, et le soir, Buffy
est dans le cimetière en train de patrouiller. Elle se met à chanter une
chanson dans laquelle elle dénonce la routine dans laquelle elle est coincée
depuis son retour sur Terre. Sa mission lui semble inutile, elle est froide, et
n’a plus aucun goût de vivre, mais ne l’a dit à personne.
Le lendemain, ils sont réunis
dans la boutique de magie tenue par Giles et Anya. Toute le monde a été touché
par la malédiction, mais personne n’ose le dire. Buffy ose poser la question
après plusieurs silences gênés et, soulagés, tout le monde révèle ce qu’ils ont
fait la veille au soir, tout en chanson. Ils proposent alors plusieurs théories
sur ce qui a pu se passer, et se mettent tous à chanter. Un petit passage
amusant montre Alex chanter que ce doit être la faute d’une sorcière, et ajouter
(dans les paroles de sa chanson) : « mais les sorcières on les
brûle (…) et vive les femmes et je ferais mieux de me taire. »
Première évocation du problème que cette malédiction va poser : plus
personne n’arrive à se taire. Toutes les pensées, même les plus intimes, même
les plus secrètes, même les plus incohérentes sont exprimées à voix haute.
Willow et Tara s’échappent
pour profiter de la journée et des chansons. Tara dévoile ses sentiments dans
une chanson, et dit à Willow qu’elle ne pense exister qu’à travers son regard.
Même quand deux garçons l’observe, elle répond qu’elle n’est observée que grâce
à la présence de Willow à côté d’elle. Dans sa chanson, elle interroge sa place
dans le groupe : comme elle pense d’exister qu’à travers Willow, elle
pense qu’elle n’est admise dans le groupe qu’à travers elle également. En
effet, elle va quitter l’équipe à la fin de l’épisode suivant, après s’être
séparée de Willow.
Si la première journée de
malédiction est finalement appréciée, les chansons et les danses égayant le
quotidien, les problèmes commencent lorsqu’un homme s’enflamme d’avoir trop
dansé. Le démon responsable de la malédiction apparaît.
Au matin, nous retrouvons Alex
et Anya chez eux. Ils se mettent à chanter et révèlent dans leur chanson toutes
leurs craintes cachées au sujet de leur mariage, tous les défauts de l’autre
qu’ils n’arrivent pas à supporter, en ponctuant chaque strophe de « il
faut pas le dire ! ». A la fin de la chanson, ils se précipitent
à la boutique de magie en criant que cette malédiction est un vrai cauchemar,
un danger, et qu’il faut tout faire pour l’arrêter. Buffy part à la recherche
d’informations auprès des démons et commence par Spike. Il ne veut d’abord pas
dire ce qui le contrarie, mais comme tout le monde, il va être contraint de le
chanter : il ne veut plus que Buffy vienne le voir uniquement quand elle a
besoin d’information, car il souffre de la voir le détester. Il se sent mort en
face d’elle qui le considère comme tel. Un peu plus tard, il dira (en parlant)
exactement l’inverse de ce discours, mais Buffy a bien compris que la vérité
était ce qui avait été chanté.
Dawn dévoile accidentellement
à Tara qu’elle s’était disputée plus tôt avec Willow (dispute oubliée sous
l’effet d’un sortilège de Willow). Tara comprend le lien avec le fleur qu’elle
porte sur elle et part à la boutique de magie pour vérifier son hypothèse dans
les livres. Laissée seule, Dawn est enlevée par le démon de la danse qui veut
l’épouser. En chantant, elle ne peut s’empêcher de dire que sa sœur est la
Tueuse, ce qui conduit le démon à envoyer ses sbires chercher Buffy pour la
tuer.
Buffy et Giles s’entraînent
dans la boutique de magie, et c’est au tour de Giles d’avouer en chanson qu’il
a l’impression d’être un mauvais guide pour Buffy, trop paternel, et ne lui
apprenant pas suffisamment à se débrouiller seule. Mais même s’il a formulé à
haute voix son projet de partir, Buffy ne l’a pas écouté, ce qui le conforte
dans l’idée qu’elle tient trop sa présence pour acquise. Au même moment, Tara
trouve dans un livre la plante responsable de sa perte de mémoire et accompagne
Giles dans la fin de sa chanson, chacun exprimant son dilemme au sujet de celle
qu’ils ne veulent pas quitter, mais qui a besoin de continuer seul un moment.
Les sbires du démons arrivent,
disent qu’ils ont enlevé Dawn, Buffy part la sauver. Elle propose au démon de
la danse de prendre la place de sa sœur en Enfer. Le démon, intrigué par son
peu d’attachement à la vie terrestre, la pousse à s’exprimer en chanson. Elle
dévoile tout ce qu’elle pense réellement de la vie et, sous le regard de ses
amis, révèle qu’elle était au Paradis avant d’être ressuscitée.
Enfin, le démon comprend qu’il
a été invoqué par erreur, et repart seul après avoir dit que son passage avait
été utile : il les a tous libérés de leurs secrets et leurs mensonges, et
ils vont pouvoir reprendre leur vie dans la confiance. L’épisode se clôt sur le
premier baiser échangé par Buffy et Spike sous la musique (ce qui n’est pas
sans rappeler le premier baiser silencieux de Buffy et Riley dans l’épisode
muet).
Comme vous l’avez remarqué, je
n’ai pas pu éviter, dans mon résumé, les répétitions des mots
« révèle » et « dévoile » : tout l’épisode tourne
autour de telles révélations. Le langage n’est plus cet outil déformant qui
empêche d’exprimer adéquatement ses pensées : le langage dévoile
les pensées, même celles que l’on voudrait cacher, même les plus inconsciente.
Tel est le postulat de Freud et de la psychanalyse. Freud fait l’hypothèse d’un
inconscient psychique, constitué de tous les désirs refoulés car honteux ou
incompatibles avec la vie sociale. C’est dans les lapsus, ce moments où nous
nous trompons de mot, où nous disons accidentellement un mot à la place d’un
autre, que cet inconscient se dévoile. Le lapsus n’est jamais un hasard :
c’est le moment où le langage formule de lui-même ce que, consciemment, nous
voudrions cacher. La cure psychanalytique proposée par Freud suit également
cette théorie : en laissant le patient parler librement, sans contrainte,
le psychanalyste espère que ce flot de paroles révèlera des choses que le patient
se cache à lui-même.
Dans l’épisode également, ce
qui est dit par les personnages au travers de cette parole extrapolée qu’est la
chanson, ce n’est pas seulement ce qu’ils veulent cacher aux autres, mais aussi
ce qu’ils se cachent à eux-mêmes. Les craintes révélées par Anya et Alex au
sujet de leur mariage sont des craintes qu’ils ont eux-mêmes, sans vouloir se
l’avouer. Bien que Spike ait dit à Buffy qu’il voulait rester en paix et ne
plus la voir, il continuera malgré tout à prétendre qu’il ne pensait pas ce
qu’il disait, tout simplement parce que lui-même refuse de reconnaître ce désir
de solitude. Cet épisode complète et approfondit l’épisode muet, dans lequel le
langage était déjà perçu comme une souffrance : ne pas réussir à dire ce
que l’on veut dire, c’est parfois ne pas en avoir conscience. Mais quand nous
« formulons mal » nos sentiments, peut-être que nous les formulons
bien mieux que nous le pensons : ce sont les sentiments inconscients qui
transparaissent dans le langage quand celui-ci semble être inadapté. En
réalité, le langage, qui semble permettre le mensonge, serait inadapté au
mensonge lui-même : la vérité transparaît toujours au travers des
mots employés.
Pour conclure, j’aimerais
citer le livre du neurologue Olivier Sacks, L’homme qui prenait sa femme
pour un chapeau. Ce livre est un recueil des troubles neurologiques les
plus étonnants. Au chapitre 9, « Le discours du président », il
présente deux troubles en lien avec le langage. Le premier, l’aphasie, est un
trouble du langage qui peut apparaît, entre autres, après un AVC. Les patients
dont Sacks parlent dans ce chapitre sont atteint d’une aphasie grave : ils
sont désormais incapables de comprendre le sens des mots. Les mots, pour eux,
sont réduit à leur stricte matérialité : une suite de sons qui ne
renvoient à rien. S’ils sont encore capables de communiquer et de comprendre ce
qu’on leur dit, c’est parce qu’ils s’appuient, non pas sur les mots eux-mêmes,
mais sur tout ce qui accompagne un discours : l’intonation de la voix, le
regard, les gestes qui accompagnent toute parole. Car la communication, comme
le dit Maggie Walsh au début de l’épisode muet, ne se réduit pas au langage.
Privés de langage, les aphasiques communiquent autrement. Or, Sacks remarque
qu’il est impossible de mentir à un aphasique : comme ils n’écoutent pas
le discours, mais se concentrent sur tout ce qui l’accompagne, tout ce qui peut
trahir un mensonge est immédiatement perçu. Sacks introduit son chapitre par
une petite anecdote : un soir, lors qu’un discours télévisé du président,
tous les aphasiques étaient pris de fou-rire devant ce spectacle. Ils
expliquèrent ensuite qu’ils riaient parce qu’ils percevaient bien mieux que
nous, qui écoutons le discours lui-même, tout le jeu d’acteur, toute la
rhétorique qui accompagnait le discours du président. Ils le trouvaient drôle,
parce que, loin d’avoir la posture de quelqu’un qui dit la vérité, il adoptait
un véritable jeu d’acteur. « On peut bien mentir avec la bouche, écrit
Nietzsche, mais les grimaces qui accompagnent n’en disent pas moins la
vérité. »
Toutefois, Sacks ajoute qu’il
a connu une patiente présentant non pas une aphasie (incapacité à comprendre le
sens des mots) mais le trouble inverse : l’agnosie tonale, où l’incapacité
à percevoir les intonations du discours. Aveugle de surcroît, elle ne pouvait
compenser ce handicap en s’intéressant de près (comme le font aussi les
aphasiques) aux comportements, aux gestes et aux expressions du visage qui
accompagne le discours. Voilà donc la solution qu’elle a trouvée :
« Elle
comprit alors qu’elle devait porter une attention extrême à l’exactitude et à
l’usage des mots, et insister pour que son entourage en fasse autant. Il lui
était de plus en plus difficile de suivre un discours creux ou argotique – un
discours allusif ou affectif – et elle exigeait de plus en plus souvent de ses
interlocuteurs qu’ils parlent en prose – « les mots justes aux
places justes. » (…) Emily D. écoutait aussi le discours du président avec
un visage de marbre (…). Privée de réaction affective, était-elle séduite ou
dupée (comme nous l’étions) ? Absolument pas : « Il n’est pas
convaincant, dit-elle. Sa prose n’est pas bonne. Il n’utilise pas correctement
les mots. Ou bien il a le cerveau touché, ou bien il a quelque chose à
cacher. » (…) C’était là le paradoxe de ce discours : il n’y avait
que nous, les gens normaux – soutenus sans doute par notre désir d’être dupés –
qui étions bel et bien dupés (…). L’usage trompeur des mots se trouvaient si
astucieusement uni à un ton de voix trompeur que seul celui dont le cerveau
était lésé pouvait échapper à la supercherie. »
Nous reconnaissons dans ces
deux troubles les deux façons dont les secrets et mensonges sont révélés dans
nos deux épisodes. Il n’est plus possible de mentir quand on n’a plus les mots
(restent les expressions et les comportements qui nous trahissent) ; il
n’est plus non plus possible de mentir quand le langage prend toute sa
puissance : les mots eux-mêmes révèleront ce que l’on veut cacher.
Nous en avons terminé avec les
deux épisodes sur le thème du langage. Le mois prochain, pour l’avant-dernier
article du cycle, nous parlerons d’un épisode de la saison 7.
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