lundi 1 mars 2021

Le langage dans Buffy : de l’épisode muet à l’épisode musical (1)

 Après m’être penchée sur les saisons qui sont peut-être les moins aimées de la série (saison 4 et saison 6), je vais passer à l’analyse de deux épisodes qui sont, au contraire, extrêmement populaires. L’épisode 10 de la saison 4, « un silence de mort », plus connu comme l’épisode muet ; l’épisode 7 de la saison 6, « Que le spectacle commence », s’y oppose en tant qu’épisode musical. Même si les deux épisodes sont à mettre en relation, ils sont si riches que nous allons plutôt les voir en deux articles, pour prendre le temps de les analyser.

 

Le point commun évident entre ces deux épisodes est le traitement qui est fait des dialogues. Dans le premier, les dialogues sont absents ; dans le deuxième, ils sont déployés dans des chansons. L’un comme l’autre pose alors la question du langage, le rapport que nous en avons et son importance dans la société. Le langage, tel qu’il est utilisé quotidiennement, est le juste milieu entre ces deux extrêmes, mis en scène par ces épisodes : le défaut de langage, ou le silence, et l’excès de langage, la parole chantée.

 

Commençons par l’épisode muet, qui est de loin le plus riche, et celui qui pose tous les problèmes liés au langage. L’épisode musical, qui vient plus tard dans la série, sera une réponse et un complément aux réflexions déjà proposées par l’épisode muet.

 

Commençons par rappeler le contexte de l’épisode muet, épisode 10 de la saison 4. Buffy et Willow sont à la fac, elles suivent le cours de psychologie du professeur Maggie Walsh. Son assistant, Riley, fait partie d’une organisation militaire secrète qui combat les démons. Depuis quelques temps, il aimerait sortir avec Buffy mais n’ose pas le lui demander. Willow est seule depuis que son petit ami Oz est parti, et commence à se réfugier dans l’exercice de la magie. Alex, qui vit dans le sous-sol de ses parents, a entamé une relation avec l’ex-démon Anya.

 

L’épisode lui-même se construit en trois parties. Dans une partie introductive, les personnages ont encore l’usage de la parole, et plusieurs éléments vont exposer différents problèmes du langage : le fait que ce langage serve parfois à « parler pour ne rien dire » et qu’il vaudrait mieux se taire ; le fait que l’on n’arrive pas toujours à exprimer ce que l’on veut dire par les mots ; le fait que l’on a besoin du langage, qu’on a besoin d’entendre  dire les choses, même quand on sait. L’importance extrême du langage dans notre société sera d’autant plus évidente dans la deuxième partie de l’épisode : après le passage des Gentlemen, des monstres silencieux, tout Sunnydale perd la parole. Toute la journée, Buffy et Willow vont découvrir comment l’être humain réagit, une fois privé de parole : désespoir, panique, tristesse, refuge dans la prière, violence… Enfin, dans la troisième partie, alors que Buffy part à la recherche de les Gentlemen pour les combattre, tous les problèmes de langage rencontrés dans la première partie vont trouver leur solution dans ce silence : tout ce qui ne pouvait pas être dit par les mots va être exprimé autrement.

 


Reprenons ces trois parties pour un résumé détaillé de l’épisode :

 

« Notre propos est la communication » : telle est la première phrase, sur la première image de l’épisode. Elle est prononcée par le professeur Walsh pendant un de ses cours. Le professeur ajoute : « Le langage en fait partie [de la communication] » mais il n’est pas la seule façon de communiquer : « Il s’agit de pensées et d’expériences pour lesquelles nous n’avons pas de mots. » Le thème de l’épisode est posé.

En réalité, ce cours est un rêve de Buffy qui s’est endormie pendant le véritable cours du professeur Walsh. On s’en rend vite compte, étant donné que la Walsh du rêve demande à son assistant Riley de l’embrasser devant la classe pour faire une démonstration. C’est le premier baiser de Buffy et Riley à l’écran, même s’il n’est pas réel : aucun des deux n’a encore osé avouer à l’autre qu’ils souhaitaient une relation. Buffy se retrouve brusquement dans le noir, et se voit elle-même, plus jeune, en train de chanter une chanson, une boite dans les mains. Nous avons déjà ici l’esquisse de ce que sera l’épisode musical : la chanson qu’elle entend est une prophétie. Ce langage supérieur à la parole quotidienne dévoile des choses que l’on ne peut exprimer d’habitude : l’avenir.

Buffy se réveille à la fin du cours. Willow la laisse seule avec Riley et part rejoindre le groupe de sorcières. Face à face, Buffy et Riley ne communiquent que par des mensonges : Buffy prétend avoir des recherches à faire ce soir-là, alors qu’elle ira patrouiller ; Riley patrouillera également au sein de l’Initiative, il prétend avoir des copies à corriger. Au moment où ils sont sur le point de s’embrasser, c’est à nouveau le langage qui les bloque : Buffy demande « Mais quelles copies ? », étant donné qu’il n’y a pas encore eu de travaux à rendre.

 

De leur côté, Alex et Anya arrive chez Giles en se disputant ainsi :

Alex : « Je comprends pas pourquoi tu dis ça (…) Comment tu peux dire que je profite de toi ? »

Anya : « (…) Tu me demandes même pas ce que je fais. »

Alex : « On en parlera tout à l’heure. »

Anya : « On peut en parler tout de suite. »

L’objet de leur dispute est le suivant : Alex étant très discret sur ses sentiments, Anya doute qu’il soit vraiment intéressée par elle en tant que personne. Quand elle le force à exprimer ses sentiments, il bafouille et ne parvient pas à la faire.

 

Nous passons ensuite à Willow, qui participe à une réunion du groupe de sorcières. Celles-ci prononcent des formules mystiques, enchaînant des paroles sans aucun sens. Rappelons le lien essentiel entre le langage et la magie : la croyance en la magie est la conscience de la puissance toute particulière du langage. Dire quelque chose, c’est produire des effets sur les autres : en parlant, je peux donner des ordres et provoquer des réactions, je peux blesser quelqu’un, je peux influencer son action, etc. La magie pousserait ce principe au monde matériel : en prononçant une formule magique, la nature elle-même m’obéira. Mais Willow, bien consciente de ce que peut la magie, ne semble pas prendre cette réunion au sérieux. Une seule sorcière attire brièvement son attention : Tara, qui apparaît pour la première fois dans la série. A peine essaie-t-elle de prendre la parole dans le groupe qu’on la lui coupe. Ensuite, lorsqu’on lui donne la parole pour qu’elle exprime ses idées, elle ne sait plus quoi dire et préfère se taire. De retour dans la chambre qu’elle partage avec Buffy, Willow résume la réunion en disant que c’était « rien que du baratin » : un langage vide. Buffy raconte à son tour son entretien avec Riley : « On n’a fait que bavarder. (…) Quand on se rencontre, je me mets à bafouiller. Et lui aussi il bafouille. (…) En plus je mens. »

Le plan passe aussitôt à Riley qui tient le même discours à son ami Forest, dans les locaux de l’Initiative : il regrette de ne pouvoir dire la vérité à Buffy. Il dit à Forest : « Tu as naturellement tendance à trop parler » et celui-ci répond : « T’as qu’à l’embrasser. »

 

Nous arrivons à la fin de la première partie de l’épisode, dans lequel les personnages ont éprouvé les difficultés que pose le langage, perçu par tous comme une souffrance. Ce que les autres ne me disent pas, ce que je n’arrive pas à dire, ce que je dois taire en mentant, ce sont autant de problèmes qui trouveront une solution ensuite, grâce au silence. Avant cela, une deuxième partie dans l’épisode va, en quelque sorte, présenter l’antithèse à ce rejet du langage. Certes, le langage est complexe, parfois inapproprié, d’autres fois source de souffrances. Mais pourrait-on vraiment se passer du langage ?

Comme dans une expérience de pensée, c’est exactement ce que l’épisode propose alors. Pendant la nuit, les Gentlemen, d’effrayantes créatures humanoïdes, volent la voix des habitants de Sunnydale. Au matin, plus aucune voix. Buffy croise d’abord une étudiante en larmes dans la salle de bain, mais ne lui dit rien. Ce n’est qu’en rentrant dans sa chambre, en essayant de dire bonjour à Willow, qu’elle se rend compte qu’elle n’a plus de voix. Après la tristesse de l’étudiante, c’est au tour de la panique : Willow, Buffy, puis Alex se retrouvent face à une situation inédite : d’habitude, il leur suffit de se téléphoner pour régler les problèmes ensemble. C’est ce qu’Alex tente de faire, mais évidemment, il ne peut rien dire.

Buffy et Willow sortent faire le tour de Sunnydale et voient les réactions des habitants. Dans la tristesse générale, certains pleurent, d’autres sont rassemblés en groupes de prière. Un marchand trouve de quoi profiter de cette extinction de voix généralisée en vendant de petites ardoises pour communiquer. Buffy et Willow en achètent une chacune, puis vont chez Giles. Elles ont de nouveau un moyen de communication, mais se retrouve encore à n’avoir rien à dire. Willow se contente décrire « Salut Giles » sur son ardoise, montrant un besoin fondamental de parler, même pour ne rien dire.

 


Le langage nous hante et nous torture. Mais, sans langage, plus rien n’aurait de sens. Comment les personnages vont-ils s’en sortir ? Quelle sera leur réaction, une fois le choc passé, à l’absence de langage ? Pour l’instant, ils n’ont aucune piste. Ils ne savent pas pourquoi les voix se sont éteintes. Pendant la nuit suivante, les Gentlemen parcourent la ville afin de prélever des organes sur les étudiants : plus de voix pour crier, personne ne peut plus appeler à l’aide. Au début de la soirée, Buffy et Riley se rencontrent alors qu’ils patrouillent (en civil). Libérés de la contrainte du langage, ils s’embrassent pour la première fois.

Un étudiant au cœur arraché est découvert. Pendant la nuit, la petite amie de Giles, Olivia, a vu passer un Gentleman dans la rue : elle le dessine, et c’est en voyant le dessin (non pas à partir d’une description !) que Giles comprend enfin qui ils sont, des personnages de conte de fée. Il convoque le groupe à la fac pour exposer son plan à partir de dessins rétroprojetés. Pour tuer les Gentlemen, il faut tout simplement crier : retrouver sa voix, bien sûr, mais le cri n’est pas le langage. Il ne s’agit pas de formuler des idées à partir de mots, mais simplement de crier, utiliser sa voix de façon totalement libérée des structures du langage.

Alors que Buffy part chercher le repère des Gentlemen pour trouver comment récupérer sa voix, tous les problèmes qui avaient été posés dans la première partie de l’épisode vont trouver leur solution, à commencer par Willow et Tara. La première avait été moquée suite à ses propos, elle qui voulait vraiment faire de la magie et non écouter le « baratin » du reste du groupe ; la deuxième avait été moquée également, mais au contraire parce qu’elle n’avait rien dit. Tara est poursuivie par les Gentlemen, tombe sur Willow et les deux sorcières utilisent leurs pouvoirs en commun pour déplacer un distributeur et bloquer la porte derrière laquelle elles sont cachées : enfin, de la vraie magie a eu lieu.

Buffy et Riley, armés, retrouvent la trace des Gentlemen et les combattent un moment séparément, avant de brusquement se retrouver face à face : les voilà libérés de leurs mensonges, la vérité si bien dissimulée par le langage éclate au grand jour.

Chez Giles, Anya dort et Spike boit un verre de sang. Alex arrive et, voyant Anya les yeux fermés et la bouche de Spike pleine de sang, imagine qu’elle est morte. Il se jette sur Spike pour le frapper. Anya se réveille, les sépare et Alex l’embrasse passionnément. La voilà certaine des sentiments qu’il éprouve pour elle.

 

Dernière partie de l’épisode, une fois que tous les problèmes sont résolus : Buffy remarque sur une table la boite qu’elle avait vue dans sa vision. Riley la détruit, elle retrouve sa voix, hurle et met fin au règne des Gentlemen.

Le lendemain, tout est redevenu normal. Les voix sont de retour. Tara retrouve Willow et, enfin libérée de sa peur de parler, s’ouvre à elle au sujet de sa famille et de son enfance de sorcière. Contrairement à Buffy et Riley qui ont passé des mois à ne pas réussir à se parler, Tara avoue aussitôt à Willow qu’elle l’avait remarquée dans le groupe, et qu’elle lui semble à part. Giles, de son côté, dévoile à sa petite amie son rôle d’Observateur et sa lutte contre les démons.

Restent Buffy et Riley, qui se retrouvent à nouveau pour un dernier dialogue, qui tient en ces quelques mots :

Riley : « On a à parler je crois. »

Buffy : « Oui, on a à parler. »

Et ils restent silencieux.

 

Cet épisode muet est d’une construction parfaite, construit comme une dissertation avec introduction (le discours de Walsh sur la communication), thèse (le langage est source de souffrance), antithèse (sans langage, nous ne pourrions plus rien faire du tout), solution au problème (certaines choses doivent être exprimées par un autre moyen que le langage) et conclusion. Le problème philosophique classique qui est traité dans cet épisode est le suivant : le langage est-il un bon outil de communication ? Dans l’épisode muet comme dans l’épisode musical que nous verrons la prochaine fois, des pensées sont dévoilées, qui ne pouvaient pas l’être dans et par le langage. Dans cet épisode, nous en avons vu de nombreux exemples : le couple de Buffy et Riley se forme justement une fois qu’ils se sont plus pris au piège de leurs bavardages sans fin et de leurs mensonges ; la magie passe du baratin à l’action ; Alex dévoile ses sentiments à Anya quand elle cesse de le réclamer avec insistance. Ces difficultés à s’exprimer semblent clairement indiquer que certaines pensées existent sans pouvoir être formulées par le langage. Le langage est une sorte d’outil de traduction, qui permet d’extérioriser, pour les rendre accessibles et compréhensibles aux autres, nos pensées intérieures. Mais le langage nous semble parfois bien limité : combien de fois avons-nous eu l’impression de ne pas pouvoir formuler ce que nous ressentons ? Combien de fois nous sommes-nous mal fait comprendre, parce que nous avons mal exprimé ce que nous voulions dire ?

 


Imprécis, limité et déformant, le langage n’en est pas moins notre seule et unique façon de formuler et partager nos idées : on peut faire la critique du langage, il n’empêche que nous ne pouvons pas nous passer du langage. La deuxième partie de l’épisode le montre bien : sans langage, nous ne sommes pas seulement privés d’un moyen de communication efficace avec autrui ; nous sommes dans le désespoir le plus profond. Comment pourrait-on encore réduire le langage à un simple outil ? Privés d’un outil, nous sommes momentanément embêté dans notre action, mais pas au point de ressentir une telle perdition. La langage est bien plus précieux. Contre le mythe de « l’ineffable » (une pensée si pure et singulière qu’aucun langage ne pourra jamais l’exprimer, idée très à la mode dans le mouvement romantique du XIXème siècle), des philosophes ont remarqué qu’hors du langage, aucune pensée n’existe. Même « dans votre tête », vous pensez en français : vos pensées ne sont pas dissociables de votre langage. Pour le philosophe Hegel, « c’est dans les mots que nous pensons » : une pensée ne devient pensée véritable qu’au travers du langage. Tant que nous ne savons pas comment exprimer nos pensées, c’est que les pensées en question ne sont pas claires. Dire « je n’arrive pas à expliquer » c’est en réalité dire : « mes pensées ne sont pas formées. » Reprenons l’exemple d’Alex, incapable d’exprimer ses sentiments à Anya. Selon le romantisme littéraire, s’il n’arrive pas à le formuler, ce serait parce que ses sentiments sont trop singuliers, trop uniques, et les mots seraient inadaptés pour les partager. Une fois débarrassé du langage, il parvient à exprimer ses émotions en montrant qu’il s’inquiète pour Anya. Hegel contesterait ce point de vue. Pour lui, si Alex n’arrive pas à parler à Anya, c’est parce que lui-même ignore ce qu’il ressent. C’est en croyant Anya morte qu’il va se rendre compte de ses propres sentiments : ceux-là vont se clarifier dans son esprit, et il en prendra pleinement conscience. C’est uniquement à partir de là qu’il sera en mesure de les formuler.

 

Nous avons vu avec cet épisode de lien entre nos pensées et le langage. Le langage est-il à même d’exprimer nos pensées ? Nous pouvons avoir l’impression que, parfois, « nous n’avons pas les mots pour le dire. » L’épisode prend parti pour la thèse de l’ineffable : il y a des pensées que l’on ne peut pas dire dans le langage, mais nous pouvons les exprimer autrement. La prochaine fois, nous parlerons de l’épisode musical. Il ne s’agira plus d’empêcher les personnages de parler, mais de les forcer à le faire. Après avoir été privés de voix, Buffy et ses compagnons n’arriveront plus à s’empêcher de parler, quand une malédiction les forcera à chanter tout ce qu’ils pensent.

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