Après
m’être, il y a plusieurs mois, opposée à la mode du « commentaire
constructif » des lecteurs, article que vous pouvez retrouver ici, j’espère à présent faire réfléchir sur une autre mode, le maître tout-puissant
du commerce littéraire des dernières années, le tyran face auquel aucun
résistant ne peut venir s’opposer… « L’originalité. » L’originalité
semble être le nouveau critère du « bon livre » : ce n’est plus
forcément le livre bien écrit, ni le livre le plus vendu, non, le bon livre est
le livre original.
Mais
de quelle originalité parle-t-on ? Pas l’originalité, évidemment, au sens
où la défend Kant. Non, plutôt l’originalité de la « dictature du on »
de Heidegger. Que dit Heidegger ?
« Nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons
et jugeons de la littérature et de l’art comme on voit et juge ; plus
encore nous nous séparons de la « masse » comme on s’en sépare ; nous nous
« indignons » de ce dont on
s’indigne. »
Ce
qui est original, c’est ce qu’on
trouve original, ce qui répond aux critères d’originalité du on. Finalement, l’original, c’est ce qu’on
attend comme original ; où est alors l’originalité, au sens propre du
terme ? En quoi quelque chose qui répond à nos propres critères est-il
original ? L’« original » n’est-il pas plutôt ce qui n’a jamais
eu de modèle avant ? Ce qui surprend, ce qui innove, ce qui nous apporte
un regard neuf sur les choses, de telle façon qu’il bouleverse nos habitudes ?
Pourquoi Hunger Games et Divergente sont-ils désignés comme « originaux »,
alors que de toute évidence, ils reprennent des thèmes déjà très largement
abordés dans les autres œuvres ?
Original
s’entend désormais comme l’idée d’une intrigue neuve, qui ne ressemble pas à ce
qui existe déjà. Quelque chose qui ressemble trop au reste n’est pas original,
et n’est, pour certains, pas digne d’intérêt. Ce qui m’étonne plus encore, c’est
que ce qui est trop proche de la réalité n’apparaîtra pas non plus comme
original. J’ai pu lire un jour : « Ce livre manque d’originalité, il
y a une histoire d’amour ! » Ah oui ! Effectivement, il y a des
histoires d’amour dans quasiment tous les livres, et dans la vie aussi. En
revanche, je remarque que les romans traitant de la maladie (le mien y-compris)
sont désignés comme « originaux » ; et pourtant, j’ai l’impression
qu’il n’y a rien de plus à la mode que d’écrire sur la maladie.
Ainsi,
non seulement ce terme semble bien contradictoire, mais en plus, tournons-nous
un peu vers la littérature qui a résisté au temps : est-ce vraiment l’originalité
du thème qui a fait leur importance ? La Fontaine a repris toutes les
fables antiques ; Flaubert, Balzac et Stendhal, et tout le dix-neuvième,
racontent l’amour d’un jeune homme pour une femme mûre ; c’est toujours la
même histoire, mais aucun de ces textes ne se ressemble pour autant. Il n’y a
rien d’original au sens actuel du
terme. Où est l’originalité – car il y en a bien une – de ces textes ?
Dans la forme, dans l’écriture, dans la façon d’aborder un sujet bien trop
connu, pas dans le thème.
Alors,
pourquoi cette quête d’originalité ? J’ai l’impression que c’est une
certaine quête d’évasion. Ce n’est d’ailleurs pas une simple impression, mais c’est
bien ce qui est associé aujourd’hui à la lecture : s’évader, partir dans
une autre monde, et pour cela, il y a bien besoin, effectivement, de nouveaux
mondes, de nouvelles sociétés, de personnages exceptionnels. Hunger Games est original parce qu’on s’évade. Mais ce besoin d’évasion, qui
peut apparaître en un sens comme un espoir, comblé par le merveilleux pouvoir
de la littérature, m’apparaît plutôt comme inquiétant. Même si c’est une
activité plaisante, le besoin de s’évader signifie aussi que le monde réel ne
suffit plus, et qu’il est relégué au second plan. On se crée un autre monde,
lorsque celui-ci n’est plus satisfaisant – de la même façon qu’on imagine un
Paradis, pour croire qu’on aura après la mort les jouissances que l’on n’a pas
connues dans ce monde-ci. Mais est-ce vraiment le rôle de l’art et de la
littérature ? Sont-ils faits pour mettre en évidence la bassesse du monde
réel, pour donner une porte de sortie à ceux qui s’y sentent mal, le temps de
quelques pages ?
Je
préfère défendre d’autres fonctions de la littérature. Et selon ces fonctions, le
critère de l’originalité n’a plus lieu d’être.
— La littérature doit permettre de faire voir les
choses autrement. Par « les choses », j’entends le monde réel. Les
artistes, en particulier les peintres et les poètes, défendent cette vision de
l’art. Pour Baudelaire, le poète est un chiffonnier qui, chaque soir, va
ramasser ce que les autres ont jeté : ce qui n’intéresse personne, ou ce
qui est rejeté comme laid et trivial. Les
Fleurs du mal, c’est la tentative de rendre la beauté à ce qui est le plus
laid. Pour le peintre Henri Matisse, « rien
n’est plus difficile à un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour
le faire, il lui faut d’abord oublier toutes les roses peintes. » Et
au contraire, rien n’est plus facile, dans la création d'une l'oeuvre d'art, que d’inventer un univers original : l’originalité, selon mon
point de vue et celui de Baudelaire, celui de Matisse, l’originalité sera dans
le traitement nouveau d’une chose banale.
— La littérature doit dénoncer une réalité. C’est mon
amour pour la poésie engagée qui parle, mais ce n’est pas que dans ce domaine
que l’on trouve une dénonciation de la réalité. Pas de nouveau monde, à moins
qu’il serve à faire une métaphore de la réalité, et de ce qui dérange dans
cette réalité. L’important est alors ce qu’on montre, pas ce qu’on invente :
l’originalité est dans le point que l’on veut dénoncer, pas dans l’histoire.
Quand
je lis, je ne lis pas une histoire, je lis un livre. Avec une réflexion et une écriture. Moi aussi, comme tout le
monde, ça m’arrive de lire de la littérature populaire, même de l’apprécier,
mais souvent, les livres que j’apprécie sont ceux qui ont une façon nouvelle de
traiter un problème connu. Ou ceux dont la réflexion est originale. C’est pour
cette raison que j’ai adoré Clara ou la
pénombre de Somoza, que j’ai lu récemment : les dérives possibles de l’art
contemporain, ajoutées à une réflexion sur la morale, l’art et le vivant, sur
ce qu’il faut accepter et jusqu’à quel point au nom de l’art.
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