Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si
vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique
qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que
vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir
d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je
présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une
copie de philosophie.
Le texte
d’aujourd’hui est extrait de Notre-Dame
de Paris de Victor Hugo, et vous pourrez l’utiliser dans un sujet portant
sur le désir.
Vous connaissez
sans doute déjà l’histoire de Notre-Dame
de Paris, tant elle a été reprise, mais si votre connaissance est
imprécise, un petit résumé ne sera pas de trop. L’histoire tourne autour d’Esméralda, une égyptienne fascinante qui
vit dans les rues de Paris et qui va attirer l’attention et le désir du prêtre
Claude Frollo. Malheureusement pour lui, Esméralda tombe amoureuse du chevalier
Phoebus, qui est lui-même déjà fiancé à la jeune Fleur-de-Lys.
Voilà les
grandes lignes de l’histoire. Quasimodo, amoureux d’Esméralda lui aussi, est
assez secondaire au début, son rôle sera surtout celui de la protéger alors que
toute la ville la recherche pour la brûler. Les personnages principaux sont
surtout les trois précédents : mais contrairement à ce que Disney vous a
appris, Frollo est un homme très bon, très droit, qui a fait beaucoup de bien
mais que la présence d’Esméralda va transformer complètement. Au contraire,
Phoebus est le véritable méchant de l’histoire, car il va accuser faussement
Esméralda d’avoir tenté de l’assassiner.
Maintenant que
j’ai brisé votre enfance, je vais pouvoir vous parler du problème philosophique
que je voulais aborder : le désir. Toute l’histoire va tourner autour du
désir que Phoebus, Quasimodo et Frollo vont éprouver pour Esméralda ; mais
l’approche qui me semble la plus intéressante pour vous est celle de Frollo.
Le prêtre
représente bien entendu la négation des désirs, la force de la foi en ce qu’il
y a de supérieur, de spirituel, contre les désirs issus du corps. Frollo, par
la moralité sans faille qu’il a développée tout au long de sa vie, représente
l’homme qui a su parfaitement renoncer à tous ses désirs, comme la morale
chrétienne le commande. C’est une telle description que l’on a dans le passage
ci-dessous, dans la toute dernière partie du livre : Frollo regarde le
paysage, et il est décrit comme incapable de voir les nuances entre les choses,
entre les moments de la journée, ces nuances qui constitue la beauté du
monde : il n’y a pas de beauté pour Frollo, car tout ce qui pourrait
l’attirer, ou lui procurer une sensation de plaisir, est banni.
Pourtant, il
regarde fixement, avec une sorte de fascination, la femme qu’il désire être
conduite à la potence, et pendue. Il la regarde mourir avec un véritable
plaisir : loin d’éprouver un désir innocent, comme celui de Quasimodo qui
va prendre la forme d’une protection, Frollo, après avoir tenté de renier tout
désir, éprouve le désir le plus noir et le plus malsain qui soit : il
prend du plaisir au spectacle de la mort.
La chute
finalement de Frollo peut être interprétée comme une métaphore : il a
voulu fuir le désir, il est littéralement détruit par celui-ci. Car Quasimodo,
qui est un être presque sauvage, incapable de parler, ne possède pas les
notions de bien et de mal : il est un être uniquement de désir, et s’il
apparaît bon dans l’histoire, c’est parce que ce désir est pur. Ce désir sain,
naturel, que Frollo a fui, qu’il a enfoui comme il garde Quasimodo enfermé dans
sa cathédrale pour que les autres ne le voient pas, va se transformer en haine,
en colère, et le pousser dans le vide. Quasimodo est ainsi la métaphore du
désir de Frollo : il est cette partie sauvage, son
« inconscient » pourrait-on dire maintenant, qui n’a rien de
fondamentalement mauvais, mais qui à force d’être opprimé va se révolter contre
son maître.
En
dehors de la balustrade de la tour, précisément au-dessous du point où s'était
arrêté le prêtre, il y avait une de ces gouttières de pierre fantastiquement
taillées qui hérissent les édifices gothiques ; et, dans une crevasse de cette
gouttière, deux jolies giroflées en fleur, secouées et rendues comme vivantes
par le souffle de l'air, se faisaient des salutations folâtres. Au-dessus des
tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on entendait de petits cris
d'oiseaux.
Mais
le prêtre n'écoutait, ne regardait rien de tout cela. Il était de ces hommes
pour lesquels il n'y a pas de matins, pas d'oiseaux, pas de fleurs. Dans cet
immense horizon qui prenait tant d'aspects autour de lui, sa contemplation
était concentrée sur un point unique.
Quasimodo
brûlait de lui demander ce qu'il avait fait de l'Égyptienne ; mais
l'archidiacre semblait en ce moment être hors du monde. Il était visiblement
dans une de ces minutes violentes de la vie où l'on ne sentirait pas la terre
crouler. Les yeux invariablement fixés sur un certain lieu, il demeurait
immobile et silencieux ; et ce silence et cette immobilité avaient quelque
chose de si redoutable que le sauvage sonneur frémissait devant et n'osait s'y
heurter. Seulement, et c'était encore une manière d'interroger l'archidiacre,
il suivit la direction de son rayon visuel, et de cette façon le regard du
malheureux sourd tomba sur la place de Grève.
Il
vit ainsi ce que le prêtre regardait. L'échelle était dressée près du gibet
permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. Un
homme traînait sur le pavé une chose blanche à laquelle une chose noire était
accrochée. Cet homme s'arrêta au pied du gibet. Ici il se passa quelque chose
que Quasimodo ne vit pas bien. Ce n'est pas que son œil unique n'eût conservé
sa longue portée, mais il y avait un gros de soldats qui empêchait de
distinguer tout. D'ailleurs, en cet instant le soleil parut, et un tel flot de
lumière déborda par-dessus l'horizon qu'on eût dit que toutes les pointes de
Paris, flèches, cheminées, pignons, prenaient feu à la fois.
Cependant
l'homme se mit à monter l'échelle. Alors Quasimodo le revit distinctement : Il
portait une femme sur son épaule, une jeune fille vêtue de blanc ; cette jeune
fille avait un nœud au cou. Quasimodo la reconnut. C'était elle.
L'homme
parvint ainsi au haut de l'échelle. Là il arrangea le nœud. Ici le prêtre, pour
mieux voir, se mit à genoux sur la balustrade.
Tout
à coup l'homme repoussa brusquement l'échelle du talon, et Quasimodo, qui ne
respirait plus depuis quelques instants, vit se balancer au bout de la corde, à
deux toises au-dessus du pavé, la malheureuse enfant avec l'homme accroupi les
pieds sur ses épaules. La corde fit plusieurs tours sur elle-même, et Quasimodo
vit courir d'horribles convulsions le long du corps de l'Égyptienne. Le prêtre
de son côté, le cou tendu, l'œil hors de la tête, contemplait ce groupe
épouvantable de l'homme et de la jeune fille, de l'araignée et de la mouche.
Au
moment où c'était le plus effroyable, un rire de démon, un rire qu'on ne peut
avoir que lorsqu'on n'est plus homme, éclata sur le visage livide du prêtre.
Quasimodo n'entendit pas ce rire, mais il le vit. Le sonneur recula de quelques
pas derrière l'archidiacre, et tout à coup se ruant sur lui avec fureur, de ses
deux grosses mains il le poussa par le dos dans l'abîme sur lequel dom Claude
était penché.
Le
prêtre cria : – Damnation ! et tomba.
Vous pouvez
grâce à l’exemple de Frollo illustrer cette thèse de Nietzsche du Crépuscule des idoles : ceux qu’il
appelle les « faibles », ceux qui, pour ne pas se laisser entraîner
par leur désir, vont tout simplement essayer de ne plus rien désirer du tout,
ne vont pas réussir, du fait de leur faiblesse, à véritablement contenir leur
désir. Autrement dit, en voulant nier totalement les désirs, ils prennent le
risque de se retrouver dépassés et entièrement soumis au désir, qu’ils ne
contrôlent plus. Il est donc absurde, selon Nietzsche, de vouloir se défaire de
ses désirs : absurde premièrement parce que c’est une pratique semblable à
celle de ces « dentistes qui
arrachent les dents pour qu’elles cessent de faire mal » ;
absurde ensuite pour ce que nous avons vu, parce qu’il n’y a pas de sens à
vouloir ne plus désirer. Pire encore, cela se révèlerait dangereux.
C’est pourquoi
Nietzsche critique fermement la morale chrétienne illustrée par le personnage
de Frollo, une morale castratrice, qui en plus de nier la nature même de
l’homme et sa volonté de puissance, est une morale totalement inefficace.
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