lundi 15 mai 2017

Le texte de la semaine # 3 – Notre Dame de Paris, Victor Hugo

Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui, premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.

Le texte d’aujourd’hui est extrait de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, et vous pourrez l’utiliser dans un sujet portant sur le désir.

Vous connaissez sans doute déjà l’histoire de Notre-Dame de Paris, tant elle a été reprise, mais si votre connaissance est imprécise, un petit résumé ne sera pas de trop. L’histoire tourne autour d’Esméralda, une égyptienne fascinante qui vit dans les rues de Paris et qui va attirer l’attention et le désir du prêtre Claude Frollo. Malheureusement pour lui, Esméralda tombe amoureuse du chevalier Phoebus, qui est lui-même déjà fiancé à la jeune Fleur-de-Lys.
Voilà les grandes lignes de l’histoire. Quasimodo, amoureux d’Esméralda lui aussi, est assez secondaire au début, son rôle sera surtout celui de la protéger alors que toute la ville la recherche pour la brûler. Les personnages principaux sont surtout les trois précédents : mais contrairement à ce que Disney vous a appris, Frollo est un homme très bon, très droit, qui a fait beaucoup de bien mais que la présence d’Esméralda va transformer complètement. Au contraire, Phoebus est le véritable méchant de l’histoire, car il va accuser faussement Esméralda d’avoir tenté de l’assassiner.

Maintenant que j’ai brisé votre enfance, je vais pouvoir vous parler du problème philosophique que je voulais aborder : le désir. Toute l’histoire va tourner autour du désir que Phoebus, Quasimodo et Frollo vont éprouver pour Esméralda ; mais l’approche qui me semble la plus intéressante pour vous est celle de Frollo.
Le prêtre représente bien entendu la négation des désirs, la force de la foi en ce qu’il y a de supérieur, de spirituel, contre les désirs issus du corps. Frollo, par la moralité sans faille qu’il a développée tout au long de sa vie, représente l’homme qui a su parfaitement renoncer à tous ses désirs, comme la morale chrétienne le commande. C’est une telle description que l’on a dans le passage ci-dessous, dans la toute dernière partie du livre : Frollo regarde le paysage, et il est décrit comme incapable de voir les nuances entre les choses, entre les moments de la journée, ces nuances qui constitue la beauté du monde : il n’y a pas de beauté pour Frollo, car tout ce qui pourrait l’attirer, ou lui procurer une sensation de plaisir, est banni.
Pourtant, il regarde fixement, avec une sorte de fascination, la femme qu’il désire être conduite à la potence, et pendue. Il la regarde mourir avec un véritable plaisir : loin d’éprouver un désir innocent, comme celui de Quasimodo qui va prendre la forme d’une protection, Frollo, après avoir tenté de renier tout désir, éprouve le désir le plus noir et le plus malsain qui soit : il prend du plaisir au spectacle de la mort.
La chute finalement de Frollo peut être interprétée comme une métaphore : il a voulu fuir le désir, il est littéralement détruit par celui-ci. Car Quasimodo, qui est un être presque sauvage, incapable de parler, ne possède pas les notions de bien et de mal : il est un être uniquement de désir, et s’il apparaît bon dans l’histoire, c’est parce que ce désir est pur. Ce désir sain, naturel, que Frollo a fui, qu’il a enfoui comme il garde Quasimodo enfermé dans sa cathédrale pour que les autres ne le voient pas, va se transformer en haine, en colère, et le pousser dans le vide. Quasimodo est ainsi la métaphore du désir de Frollo : il est cette partie sauvage, son « inconscient » pourrait-on dire maintenant, qui n’a rien de fondamentalement mauvais, mais qui à force d’être opprimé va se révolter contre son maître.

En dehors de la balustrade de la tour, précisément au-dessous du point où s'était arrêté le prêtre, il y avait une de ces gouttières de pierre fantastiquement taillées qui hérissent les édifices gothiques ; et, dans une crevasse de cette gouttière, deux jolies giroflées en fleur, secouées et rendues comme vivantes par le souffle de l'air, se faisaient des salutations folâtres. Au-dessus des tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on entendait de petits cris d'oiseaux.
Mais le prêtre n'écoutait, ne regardait rien de tout cela. Il était de ces hommes pour lesquels il n'y a pas de matins, pas d'oiseaux, pas de fleurs. Dans cet immense horizon qui prenait tant d'aspects autour de lui, sa contemplation était concentrée sur un point unique.
Quasimodo brûlait de lui demander ce qu'il avait fait de l'Égyptienne ; mais l'archidiacre semblait en ce moment être hors du monde. Il était visiblement dans une de ces minutes violentes de la vie où l'on ne sentirait pas la terre crouler. Les yeux invariablement fixés sur un certain lieu, il demeurait immobile et silencieux ; et ce silence et cette immobilité avaient quelque chose de si redoutable que le sauvage sonneur frémissait devant et n'osait s'y heurter. Seulement, et c'était encore une manière d'interroger l'archidiacre, il suivit la direction de son rayon visuel, et de cette façon le regard du malheureux sourd tomba sur la place de Grève.
Il vit ainsi ce que le prêtre regardait. L'échelle était dressée près du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. Un homme traînait sur le pavé une chose blanche à laquelle une chose noire était accrochée. Cet homme s'arrêta au pied du gibet. Ici il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. Ce n'est pas que son œil unique n'eût conservé sa longue portée, mais il y avait un gros de soldats qui empêchait de distinguer tout. D'ailleurs, en cet instant le soleil parut, et un tel flot de lumière déborda par-dessus l'horizon qu'on eût dit que toutes les pointes de Paris, flèches, cheminées, pignons, prenaient feu à la fois.
Cependant l'homme se mit à monter l'échelle. Alors Quasimodo le revit distinctement : Il portait une femme sur son épaule, une jeune fille vêtue de blanc ; cette jeune fille avait un nœud au cou. Quasimodo la reconnut. C'était elle.
L'homme parvint ainsi au haut de l'échelle. Là il arrangea le nœud. Ici le prêtre, pour mieux voir, se mit à genoux sur la balustrade.
Tout à coup l'homme repoussa brusquement l'échelle du talon, et Quasimodo, qui ne respirait plus depuis quelques instants, vit se balancer au bout de la corde, à deux toises au-dessus du pavé, la malheureuse enfant avec l'homme accroupi les pieds sur ses épaules. La corde fit plusieurs tours sur elle-même, et Quasimodo vit courir d'horribles convulsions le long du corps de l'Égyptienne. Le prêtre de son côté, le cou tendu, l'œil hors de la tête, contemplait ce groupe épouvantable de l'homme et de la jeune fille, de l'araignée et de la mouche.
Au moment où c'était le plus effroyable, un rire de démon, un rire qu'on ne peut avoir que lorsqu'on n'est plus homme, éclata sur le visage livide du prêtre. Quasimodo n'entendit pas ce rire, mais il le vit. Le sonneur recula de quelques pas derrière l'archidiacre, et tout à coup se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans l'abîme sur lequel dom Claude était penché.
Le prêtre cria : – Damnation ! et tomba.

Vous pouvez grâce à l’exemple de Frollo illustrer cette thèse de Nietzsche du Crépuscule des idoles : ceux qu’il appelle les « faibles », ceux qui, pour ne pas se laisser entraîner par leur désir, vont tout simplement essayer de ne plus rien désirer du tout, ne vont pas réussir, du fait de leur faiblesse, à véritablement contenir leur désir. Autrement dit, en voulant nier totalement les désirs, ils prennent le risque de se retrouver dépassés et entièrement soumis au désir, qu’ils ne contrôlent plus. Il est donc absurde, selon Nietzsche, de vouloir se défaire de ses désirs : absurde premièrement parce que c’est une pratique semblable à celle de ces « dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles cessent de faire mal » ; absurde ensuite pour ce que nous avons vu, parce qu’il n’y a pas de sens à vouloir ne plus désirer. Pire encore, cela se révèlerait dangereux.

C’est pourquoi Nietzsche critique fermement la morale chrétienne illustrée par le personnage de Frollo, une morale castratrice, qui en plus de nier la nature même de l’homme et sa volonté de puissance, est une morale totalement inefficace. 

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