Chers lycéens, réjouissez-vous et ne stressez plus. Si
vous êtes terrifiés à l’approche du bac, et de cette première épreuve fatidique
qu’est l’épreuve de philosophie, parce que vous êtes un grand lecteur mais que
vous ne comprenez rien à la philosophie, vous êtes au bon endroit. A partir d’aujourd’hui,
premier mai, et tous les lundis jusqu’au bac de philo, je présenterai ici un
texte littéraire qui fera un bon exemple à citer dans une copie de philosophie.
Le texte d’aujourd’hui
est extrait des Mains Sales de
Jean-Paul Sartre. Vous pourrez l’utiliser dans une dissertation sur la politique et la morale.
Dans cet
extrait, deux personnages appartenant au Parti Communiste débattent de la façon
dont il faut mener le Parti au pouvoir, dans un pays dirigé par les fascistes.
Hoederer, un des
dirigeants du Parti, veut faire une alliance avec les fascistes : de cette
façon, il obtiendra plus de pouvoir. Une fois qu’il sera bien installé, il a
donc l’intention de trahir ses alliés les fascistes pour que le Parti soit le
seul à diriger, ce qui lui permettra d’instaurer la société idéale dont le
communisme est l’expression.
Au contraire,
Hugo, un autre membre du Parti Communiste, refuse catégoriquement toute alliance
avec un régime qui est à l’opposé de leurs idéaux : faire cette alliance,
même pour obtenir le pouvoir, est contraire à toutes les valeurs qu’ils s’efforcent
de promettre à la société. Ne désirant pas trahir ses propres convictions, même
pour la bonne cause, Hugo s’oppose à Hoederer.
Mais Hugo n’est-il
pas un idéaliste qui n’a rien à faire dans la politique ? Est-il possible
de rester pleinement moral, pleinement fidèle à nos idéaux, dans ce qui est de
la conduite d’un pays ? Ce qu’Hoederer va lui reprocher, c’est de croire
qu’il est possible de faire de la politique sans « se salir les mains. »
En voulant respecter ses idéaux, Hugo va inévitablement conduire à la
destruction du Parti : car le seul moyen de freiner les fascistes est de
faire une alliance avec eux, même si cela répugne aux communistes.
HUGO – Vous…vous
avez l’air si vrai, si solide ! Ça n’est pas possible que vous acceptiez de
mentir aux camarades.
HOEDERER –
Pourquoi ? Nous sommes en guerre et ça n’est pas l’habitude de mettre le soldat
heure par heure au courant des opérations.
HUGO – Hoederer,
je… je sais mieux que vous ce que c’est que le mensonge : chez mon père
tout le monde se mentait. Je ne respire que depuis mon entrée au Parti. Pour la
première fois j’ai vu des hommes qui ne mentaient pas aux autres hommes. Chacun
pouvait avoir confiance en tous et tous en chacun, le militant le plus humble avait
le sentiment que les ordres des dirigeants lui révélaient sa volonté profonde,
et s’il y avait un coup dur, on savait pourquoi on acceptait de mourir. Vous
n’allez pas…
HOEDERER – Mais
de quoi parles-tu ?
HUGO – De notre
Parti.
HOEDERER – De
notre Parti ? Mais on y a toujours un peu menti. Comme partout ailleurs. Et toi
Hugo, tu es sûr que tu ne t’es jamais menti, que tu ne mens pas à cette minute
même ?
HUGO – Je n’ai
jamais menti aux camarades. Je…A quoi sert de lutter pour la libération des
hommes, si on les méprise assez pour leur bourrer le crâne ?
HOEDERER – Je
mentirai quand il faudra et je ne méprise personne. Le mensonge, ce n’est pas
moi qui l’ai inventé : il est né dans une société divisée en classes et chacun
de nous l’a hérité en naissant. Ce n’est pas en refusant de mentir que nous
abolirons le mensonge : c’est en usant de tous les moyens pour supprimer les
classes.
HUGO – Tous les
moyens ne sont pas bons.
HOEDERER – Tous
les moyens sont bons quand ils sont efficaces.
HUGO – Alors de
quel droit condamnez-vous la politique du Régent ? Il a déclaré la guerre à
l’U.R.S.S parce que c’était le moyen le plus efficace de sauvegarder
l’indépendance nationale.
HOEDERER –
Est-ce que tu t’imagines que je la condamne ? Il a fait ce que n’importe quel
type de sa caste aurait fait à sa place. Nous ne luttons ni contre des hommes
ni contre une politique mais contre la classe qui produit cette politique et
ces hommes.
HUGO – Et le
meilleur moyen que vous ayez trouvé pour lutter contre elle, c’est de lui
offrir de partager le pouvoir avec vous ?
HOEDERER –
Parfaitement. Aujourd’hui, c’est le meilleur moyen. (Un
temps) Comme tu tiens à ta pureté, mon
petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A
quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une
idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes
bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester
immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j’ai les
mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le
sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment
?
SARTRE, Les
Mains sales
Comment utiliser
ce texte en dissertation de philosophie ? Vous pouvez le prendre comme
exemple dans un sujet interrogeant le lien entre politique et morale, notamment,
ou sur la question de l’exercice du pouvoir. Vous pouvez grâce à ce texte
illustrer par exemple la thèse de Kant dans Vers
la paix perpétuelle : si une « morale du serpent », une
politique qui afficherait clairement son immoralité, n’est pas envisageable
pour les protestations qu’elle engendrerait, il ne faut pas non plus croire en
une « politique de la colombe », une politique parfaitement morale,
parce qu’elle serait tout aussi inefficace. La politique suppose de pouvoir
agir, d’être efficace : pour cela, il faut parfois mettre la morale et nos
idéaux de côté, le temps d’un nécessaire compromis.
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